« Soixante-dix ans après sa création, Israël est peut-être une forteresse mais pas encore une maison pour le peuple juif », déplore David Grossman. Mardi soir, le 17 avril 2018, le grand écrivain israélien a accepté, pour la première fois, de prononcer un discours lors de la cérémonie du Souvenir organisée par le Forum israélo-palestinien des familles endeuillées et par les Combattants pour la Paix. Nous le reproduisons ici dans son intégralité. D’anciens ennemis, veut croire Grossman, peuvent s’unir dans leur deuil et même grâce à lui.


Traduction en français mise en ligne sur le site de Libération le 19 avril 2018 à 20h06 (mise à jour le 20 à 12h57), accompagnée de la vidéo de l’allocution en hébreu (dont salutations en arabe au début)

Tel-Aviv, anniversaire de l’Indépendance, 2 mai 2017 ©Tomer Appelbaum

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Le discours de David Grossman

Chers amis, bonsoir.

On fait beaucoup de bruit autour de notre cérémonie, mais nous n’oublions pas que le but de notre rencontre est surtout la mémoire et l’union. Même si le bruit est présent, il nous est extérieur en ce moment, car au cœur de cette soirée, il y a un profond silence, celui du vide créé par la perte.

Ma famille et moi, nous avons perdu Uri pendant la guerre, un jeune homme sympathique, intelligent et drôle. Encore aujourd’hui, presque douze ans plus tard, j’ai du mal à en parler en public.

La mort d’un être cher est aussi celle de toute une culture intime, personnelle et unique, avec une langue qui lui est propre et son secret, une langue qui ne sera plus et qui n’aura plus sa pareille.

La douleur de ce “ne plus” catégorique est indescriptible.

Il y a des moments où elle aspire en elle tout le “il y a” et tout le ”oui”.

Il est difficile et épuisant de se battre sans cesse contre la pesanteur de la perte. Difficile de séparer la mémoire de la douleur.

Se souvenir fait mal, oublier fait encore plus peur. Et dans cette situation, comme il est facile de s’abandonner à la haine, à la colère, au désir de vengeance.

Mais j’ai découvert que chaque fois que je suis tenté par la colère et la haine, je sens aussitôt que je perds le contact vivant avec mon fils. Quelque chose devient soudain opaque là-bas. Alors j’ai pris ma décision et j’ai fait mon choix. Il me semble que ceux qui sont ici, ce soir, ont fait le même choix.

Difficile de séparer la mémoire de la douleur. Se souvenir fait mal, oublier fait encore plus peur et je sais que dans la douleur aussi, il y a du souffle, de la création, et la capacité de faire du bien. Le deuil n’est pas ce qui isole, il est aussi ce qui relie et renforce. Et voilà que d’anciens ennemis — Israéliens et Palestiniens — peuvent s’unir dans leur deuil, et même grâce à lui.

Au cours de ces dernières années, j’ai rencontré nombre de familles endeuillées. Je leur ai dit, par expérience, qu’au plus profond de la douleur, il ne faut pas oublier que chaque membre de la famille a le droit de vivre le deuil à sa guise, selon son tempérament et ce que lui dit son âme.

Personne ne peut dicter à son prochain comment vivre son deuil. C’est aussi vrai pour la famille particulière que pour la grande  “famille en deuil”.

Il y a un sentiment puissant qui nous unit, la sensation d’un destin commun, une douleur que nous sommes seuls à connaître, qui n’a presque pas de mots à l’extérieur, à la lumière. C’est pourquoi, si la formulation de “famille en deuil” est vraie et sincère, de grâce, respectez notre chemin. Il est digne de respect. C’est un chemin qui n’est ni facile, ni évident, ni à l’abri de contradictions internes. Mais c’est notre manière de donner un sens à la mort de ceux qui nous sont chers et à notre vie après leur mort. C’est notre moyen d’agir et de faire — sans désespérer ni s’arrêter — pour qu’un jour prochain la guerre s’éteigne et peut-être cesse complètement, et que nous commencions à vivre pleinement, au lieu de survivre de guerre en guerre, de catastrophe en catastrophe.

Nous autres, Israéliens et Palestiniens, qui avons perdu au cours de nos guerres l’un contre l’autre ceux qui nous étaient plus chers encore que notre vie, sommes condamnés à appréhender la réalité à travers une plaie béante. Quiconque est ainsi blessé ne peut plus se bercer d’illusions. Quiconque est ainsi blessé sait combien la vie est faite de grands renoncements et d’infinis compromis.

J’ai l’impression que le deuil fait de nous, de ceux qui sont venus ici ce soir, des gens plus lucides. Par exemple, plus lucides pour ce qui touche aux limites de la force, à l’illusion qui accompagne toujours celui qui détient la force.

Nous sommes plus méfiants aussi, plus que nous ne l’étions avant le malheur, et nous sommes écœurés chaque fois que nous reconnaissons des manifestations de fierté creuse, des expressions d’orgueil nationaliste, ou des déclarations arrogantes de dirigeants. Nous sommes non seulement méfiants, mais vraiment allergiques.

Israël fête cette année ses 70 ans. Puissions- nous les fêter encore et encore, avec des générations d’enfants, de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants qui vivent ici, aux côtés d’un État palestinien indépendant, dans la sécurité, la paix et la création, et surtout dans la routine d’un quotidien paisible, d’un bon voisinage sûr. En se sentant à la maison, ici.

Qu’est-ce qu’une maison ? C’est un endroit dont les murs — les frontières — sont définis et approuvés ; dont l’existence est stable, solide et confortable ; dont les habitants connaissent les codes intimes ; dont les rapports avec les voisins sont établis ; un endroit qui dégage un sentiment d’avenir.

Au bout de soixante-dix ans, nous autres Israéliens — et peu importent les mots dégoulinant de miel patriotique qui seront prononcés dans les prochains jours – nous n’y sommes toujours pas. À la maison.

Israël a été fondé afin que le peuple juif, qui ne s’est jamais senti à la maison dans le monde, ait enfin droit à une maison. Et voilà qu’au bout de soixante-dix ans, l’Israël fort est peut-être une forteresse, mais pas encore une maison.

On peut résumer en une formule brève le moyen de résoudre l’immense complexité des rapports entre Israéliens et Palestiniens : si les Palestiniens n’ont pas de maison, les Israéliens, non plus, n’auront pas de maison.

Et le contraire est aussi vrai : si Israël n’est pas une maison, la Palestine, non plus, ne sera pas une maison.

J’ai deux petites-filles de 6 et 3 ans. Pour elles, Israël est une évidence. Il va de soi que nous avons un pays, des routes, des écoles, des hôpitaux, des ordinateurs en classe maternelle et une langue hébraïque riche et vivante.

J’appartiens à une génération où rien de tout cela n’allait de soi, et je parle depuis cet endroit même. Un endroit fragile qui se souvient bien de la peur existentielle et du puissant espoir que ça y est, pour de vrai, nous sommes enfin arrivés à la maison.

Mais quand Israël occupe et soumet un autre peuple durant cinquante et un ans et crée une réalité d’apartheid dans les territoires occupés, il est bien moins une maison.

Quand le ministre de la Défense, Lieberman, décide d’empêcher des Palestiniens amis de la paix de venir à une réunion comme celle-ci, Israël est moins une maison.

Quand les snipers israéliens tuent des dizaines de manifestants palestiniens dont la plupart sont des civils, Israël est moins une maison.

Quand le gouvernement israélien se lance dans des combines commerciales douteuses avec l’Ouganda et le Rwanda, quand il est prêt à mettre en danger la vie de milliers de demandeurs d’asile et à les expulser vers l’inconnu, il est à mes yeux moins une maison.

Quand le Premier ministre calomnie et provoque les organisations humanitaires, quand il cherche des moyens de légiférer pour contourner la Cour suprême, quand la démocratie et la justice sont sans cesse menacées, Israël devient encore un peu moins une maison. Pour tous.

Quand Israël néglige et discrimine les habitants de la périphérie ; quand il abandonne et affaiblit de plus en plus les habitants du sud de Tel-Aviv ; quand il durcit son cœur devant la détresse des survivants de la Shoah faibles et sans voix ; les nécessiteux, les familles monoparentales, les vieillards, les foyers pour enfants éloignés de chez eux ou sortis des hôpitaux qui croulent sous la demande, il est moins une maison. Il est une maison qui ne fonctionne pas.

Et quand il défavorise et discrimine un million et demi de Palestiniens citoyens d’Israël ; quand il renonce, en fait, à l’énorme potentiel de vie commune qu’ils représentent ici, il est moins une maison, tant pour la minorité que pour la majorité.

Quand Israël nie la judéité de millions de Juifs réformés et conservateurs, il est de nouveau moins une maison.

Et chaque fois qu’artistes et créateurs sont priés de prouver par leurs œuvres leur fidélité et leur obéissance, non seulement à l’État mais au parti au pouvoir, Israël est moins une maison.

Nous avons mal à Israël. Parce qu’il est la maison que nous voulons avoir. Parce que nous reconnaissons la chose grande et miraculeuse qui est advenue dans le fait d’avoir un pays, nous sommes fiers de ses réussites dans des domaines aussi nombreux que l’industrie, l’agriculture, la culture, l’art, la technologie de pointe, la médecine et l’économie. Et nous avons mal à sa falsification.

Les gens et les organisations qui se trouvent ici aujourd’hui, et de nombreux autres comme eux, sont ceux qui peut-être contribuent le plus à ce qu’Israël soit une maison dans le meilleur sens du terme.

Je voudrais dire ici que j’ai l’intention de donner la moitié du prix Israël [reçu jeudi] pour partie au Forum des familles endeuillées et à l’organisation Eliflet, qui s’occupe des enfants de demandeurs d’asile, ceux dont les crèches s’appellent “dépôts d’enfants”. Pour moi, ce sont des organes qui font un travail sacré ou, plutôt, qui font les choses simples et humaines que le gouvernement devrait faire.

Une maison.

Où nous aurions une vie tranquille et sûre. Une vie transparente. Qui ne serait pas asservie à des fanatiques de tous bords, aux objectifs d’une quelconque vision totalitaire, messianique et nationale. Une maison dont les habitants ne seraient pas le combustible d’un principe plus grand qu’eux, supérieur en quelque sorte.

Où la vie serait à hauteur humaine.

Où le peuple se lèverait le matin et verrait qu’il est humain.

Où l’être humain se sentirait vivre dans un endroit non corrompu, concret, vraiment égalitaire, non fondé sur la force ni la cupidité. Un pays qui se conduirait tout simplement par souci de l’autre qui y vit, de tous ceux qui y vivent, par compassion, par tolérance pour les nombreux dialectes déclinés par “l’être israélien”. Car les unes et les autres sont les paroles de l’Israël vivant.

Un pays qui n’agirait pas sous l’effet de pulsions momentanées. Ni par la perversion incessante de combines, clins d’œil et manipulations. Enquêtes de police, zigzags et flip-flap en arrière.

D’une manière générale, je souhaite que notre gouvernement soit moins rusé et plus intelligent. On peut rêver. On peut admirer aussi les résultats. Israël mérite que l’on se batte pour lui. Je souhaite les mêmes choses à nos amis palestiniens : une vie d’indépendance, de liberté et de paix, une nation nouvelle, réformée.

Et puissent nos petits-enfants et arrière-petits-enfants se tenir ici dans soixante-dix ans, Palestiniens et Israéliens, et chacun chantera sa version de l’hymne national.

Mais il y a une phrase qu’ils pourront chanter ensemble, en hébreu et en arabe : « Être un peuple libre sur notre terre ». Et peut-être qu’alors, ce sera enfin la description réaliste et précise de deux peuples.


L’Auteur

Essayiste, nouvelliste, romancier et dramaturge, auteur de livres pour la jeunesse, l’écrivain israélien David Grossman a été traduit en 25 langues, et récompensé par de nombreux prix en Israël et dans le monde. Il a été fait, en France, chevalier de l’ordre des Arts et Belles-Lettres.

Ce militant de la paix compagnon de Shalom Akhshav, qui a perdu un fils en 2006 au Liban, s’en prend à « l’aveuglement et l’euphorie belliciste » des dirigeants de son pays.

Parmi ses ouvrages traduits en français, citons Le Vent jaune, Le Livre de la grammaire et Une femme fuyant l’annonce – qui résonne comme une sinistre prémonition — ainsi que Tombé hors du temps (récit pour voix) et Un cheval entre dans un bar, monté par le Théâtre national de la Colline au festival d’Avignon puis repris à Paris. Tous sont parus aux éd. du Seuil.