Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Pour ceux qui appartiennent à la génération qui s’est battue pendant la guerre de Kippour de 1973, le mois d’octobre évoquera toujours des souvenirs de cette époque terrible. Et cependant, bien que les cicatrices personnelles ne se soient pas résorbées, pour la société en général, c’est comme si la guerre n’avait jamais eu lieu. Il est vrai que de tout temps, les gens n’ont eu qu’une aptitude limitée à retenir les leçons de l’Histoire, mais le phénomène auquel nous assistons dans ce pays va beaucoup plus loin que l’habituel refoulement de la mémoire.

Le fait est que deux des raisons majeures qui expliquent cette guerre inutile se retrouvent de nouveau chez nous, comme si nous étions entres dans un tunnel temporel : la dépendance par rapport à la force, et une culture de gouvernement destructrice. Avant la création de l’Etat d’Israël, construire une force était une condition sine qua non, non seulement de la victoire dans la guerre d’indépendance, mais aussi de la viabilite même du Yishouv [[nom donné à la communauté juive en Palestine d’avant 1948, ndt]], de sa pérennité et de sa capacité d’absorption des réfugiés venus de l’Europe en guerre. Cependant, dès les années 50, Israël a développé une conception selon laquelle la manière la meilleure et la plus efficace de traiter avec le monde arabe était la force. Les raids de represailles de la premiere moitié des annees 50, qui ont culminé avec la guerre du Sinai de 56, ont constitué la première mise en oeuvre de cette approche. Elle a atteint son sommet après la victoire de la guerre des Six Jours de 67, quand on a estimé qu’il n’existait pas de problème que des tanks et des avions ne puissent résoudre. Le fait de s’être enterré dans des tranchées le long du Canal de Suez est dû au fait que personne ne savait réellement quoi faire, a part utiliser la force, encore et encore. La solution simple a donc été de ne pas bouger. Mais, comme aucune réalite ne peut demeurer bien longtemps sans une certaine patine idéologique, une conception s’est développée progressivement, qui disait que notre situation n’avait jamais été meilleure, et que ceux qui tenteraient de la changer étaient des imprudents.

La même conception prévaut en Israël aujourd’hui. La différence, c’est qu’à la fin des annees 60, après les trois « non » assénés au sommet arabe de Khartoum de septembre 67 (non à la paix avec Israël, non à la reconnaissance d’Israël, non à la négociation avec Israël), il existait au moins une justification partielle à l’aveuglement politique et au refus de chercher les fissures dans la position arabe. Aujourd’hui, la situation est différente, à tous les niveaux. Alors que l’Autorité palestinienne est en lambeaux, et que la majorité des Palestiniens nous supplie de les laisser redevenir les bûcherons et les porteurs d’eau des Juifs pour qu’ils puissent enfin poser de la nourriture sur la table de leurs enfants, le rouleau compresseur israélien continue à marcher à plein régime, et des innocents, hommes, femmes et enfants, continuent à se faire tuer. Le fait que Tsahal
soit en train d’écrire ses pages les plus sombres de son histoire n’ennuie pas les hommes au pouvoir. Et, vraiment, pourquoi changer une situation qui permet de continuer à régner sur les territoires palestiniens, jusqu’au point où se profile une réalite sans solution ?

Car pour le Premier ministre Ariel Sharon et la droite qui soutient la colonisation, une situation sans solution constitue en elle-même la solution idéale. Sans solution, pas besoin de mener des négociations, ou de faire des compromis, et on peut tranquillement établir des avant-postes et des colonies, et s’enterrer le long des lignes de crêtes. Puisque les colonies continuent à se developper, avec l’autorisation du gouvernement et même ses encouragements, les colons ont tout à fait le droit d’exiger qu’on veille sur leur sécurite. Mais, parce que les colonies sont implantées au milieu d’une population qui ne peut qu’assister au pillage de sa terre, la répression coloniale ne peut que s’intensifier et l’armée n’agir que comme une milice au service du Conseil des colonies. Les colons ne pouvaient rêver mieux : ceux qui manient la force dictent eux-mêmes les règles du jeu. Voila l’essence de notre sagesse politique ; voila comment nos gouvernants pensent aujourd’hui; et voila comment pensaient ceux qui étaient au pouvoir il y a 30 ans.

Néanmoins, le culte de la force seul ne suffit pas. Un gouvernement a toujours besoin d’une certaine culture politique pour pouvoir hypothéquer l’avenir d’une nation toute entière, sans même lui dire l’ombre d’un début de vérite sur les véritables objectifs de la guerre. De fait, la culture politique, modelée par la génération des pères fondateurs avec Ben Gourion à sa tête, permet de gouverner sans réellement rendre de comptes, ni à la population en général, ni à ses représentants élus. On dit, à juste raison, que le « cabinet cuisine » de Golda Meir est responsable de la débacle de Kippour. Mais Golda Meir n’a pas inventé la méthode, elle n’a fait qu’appliquer ce qu’elle avait appris de Ben Gourion […]

Les méthodes de travail qui s’étaient révélées efficaces jusqu’à la naissance de l’Etat ont été perpétuées après 1948. Les décisions importantes continuent d’être prises dans des forums informels, et quelquefois sans que les élus en aient connaissance. Qui a décide des raids de représailles, de leur intensité et de leur fréquence, et, plus important, qui a pris la peine d’examiner leur signification politique et leurs implications à long terme?
Qui, exactement, était au courant des préparatifs de la guerre du Sinai ? Quand les ministres ont-ils discuté de l’orientaion francaise de Ben Gourion, avec tout ce qu’elle entrainait? Quand y a -t-il eu un débat sérieux, à la Knesset ou en général, sur les objectifs du sionisme et les moyens de les atteindre ?

Cette conception héritée des pères fondateurs, qui dit qu’une fois élus, les dirigeants ne sont plus comptables devant les corps constitués et sont dispensés d’un réel dialogue avec eux, a atteint un niveau record sous le présent gouvernement. Sharon a réussi à réduire au silence le gouvernement, la Knesset, le discours public, et à jeter du sable aux yeux de tous. Son ministres des Affaires étrangeres et son ministre de la Défense sont devenus ses laquais, et la politique est dictée par l’establishment militaire et son chef véritable, Sharon. C’est aussi Sharon qui contrôle la radio et la télévision de l’Etat. La démocratie parlementaire israélienne n’est réduite qu’à un peu plus que la tenue d’élections tous les quatre ans. C’est déjà beaucoup comparé à nos voisins, mais c’est beaucoup moins qu’il ne faut pour ne pas être une réincarnation des fameuses « démocaties guidées » [[référence aux régimes fascistes ou proto-fascistes, commune chez Sternhell]] du 20ème siècle.