A la veille des élections israéliennes, Pierre Barbancey  a réalisé un entretien avec Denis Charbit pour L’Humanité, publié le jour même du scrutin, avant donc que les résultats n’en soient connus.
Nous reproduisons cet entretien, avec l’accord de L’Humanité que nous remercions, justement parce qu’il nous semble dépasser l’évènement ‘élection’ et qu’il aborde des thématiques auquel Israël, quel que soit son gouvernement, aura à faire face. Le titre est de La Paix Maintenant
L’Humanité, 23 mars 2021, entretien réalisé par Pierre Barbancey
Mis en ligne le 27 mars 2021

De quelle manière se pose la question palestinienne, l’occupation et la colonisation dans la société israélienne? Est-ce un enjeu électoral?

La question palestinienne a cessé d’être un enjeu électoral, mais elle demeure un marqueur déterminant de l’identité idéologique de la plupart des partis en lice. Toutes les listes de droite se définissent intrinsèquement par leur refus d’une souveraineté autre que celle d’Israël en Cisjordanie. Indépendamment des élections, la question palestinienne n’est plus à l’ordre du jour ni en terme de lutte armée ni en terme de négociation. Les trois dernières tentatives – 2000, 2006-2008, 2014 – se sont toutes soldées par un échec. Cette accumulation a porté le coup de grâce à la gauche israélienne qui en avait fait sa raison d’être. Elle doit affronter les électeurs avec un paradoxe qui ne favorise guère l’adhésion de l’électorat à ses thèses: c’est du Liban et de la bande de Gaza dont Israël s’est retiré en 2000 et en 2005 que tensions et frictions se multiplient face au Hezbollah et au Hamas, tandis qu’en Cisjordanie où Tsahal est en charge de la sécurité, le calme règne. Avec une situation pareille, il ne faut guère s’étonner que la majorité des Israéliens se montre réticente à poursuivre un désengagement par étapes. Les extrêmes donnent le ton et les tendances favorables à la paix et à la réconciliation des deux côtés ne parviennent pas à incarner ensemble une alternative crédible. Faute d’une perspective constructive qui ferait renaître l’espoir, la lutte contre l’occupation menée par une poignée d’Israéliens, pour être assurément une attitude courageuse et valeureuse, ne peut devenir une cause populaire susceptible d’obtenir une représentation majoritaire dans les urnes. En outre, lors de cette campagne, Netanyahou a damé le pion à ses adversaires en mettant en avant les accords d’Abraham et en mettant sous le boisseau le thème de l’annexion. Et puis, l’enjeu autour de la nature de la démocratie israélienne suscite depuis ces deux années de campagne une mobilisation beaucoup plus aigue: démocratie libérale/démocratie illibérale, indépendance de la Haute Cour de Justice/subordination de la Cour par une réduction de ses prérogatives. L’emprise religieuse sur la vie publique constitue une pomme de discorde supplémentaire. Elle n’est pas neuve, certes, mais elle a beaucoup plus d’ampleur aujourd’hui compte tenu de l’alliance étroite et solide entre le Likoud, le parti de Netanyahu, et ses deux alliés orthodoxes.

De quoi Netanyahu est-il le nom?

Il est le nom de la revanche: la revanche des sionistes révisionnistes mis à l’écart par la gauche triomphante après la création de l’Etat d’Israël; la revanche des Juifs des pays arabes sur l’élite ashkénaze russo-polonaise du parti travailliste des années 1950, et dont ils n’ont retenu que la morgue et le dédain, nullement l’ampleur des tâches d’intégration que cette élite a assumées; la revanche, également, des Juifs religieux, sionistes et orthodoxes, sur les laïques qui, tout en maintenant un statu quo faisant la part belle aux institutions religieuses, n’en étaient pas moins des juifs décomplexés face à ces traditions tenues, au mieux, comme un folklore, au pire, pour un archaïsme voué à disparaître. A cette revanche s’ajoute l’ivresse de son charisme qui l’autorise à enfreindre toutes les normes puisqu’aux yeux de ses électeurs il réussit tout ce qu’il entreprend. Qui aurait pensé il y a une décennie qu’un premier ministre mis en examen, à plus forte raison inculpé, ne remettrait pas sa démission sur le champ? Netanyahou a osé et il bénéficie d’une base électorale dont une bonne partie estime que la justice, la presse, la police et l’opposition ont fabriqué un faux tandis que l’autre voit dans les accusations de corruption broutilles et futilités qui ne méritaient pas procès.

Qu’est-ce que la Liste unie a apporté depuis deux ans dans le débat politique? Quel peut-être son avenir?

L’apport essentiel de la Liste unie a été la décision d’apporter son appui à une coalition parlementaire présidée par Benny Gantz, le leader du parti centriste Bleu blanc. Elle rompait le tabou de la participation d’un parti arabe à l’Exécutif. Certes, l’affaire a doublement mal tourné: d’une part, Benny Gantz a rejeté l’offre et, d’autre part, Netanyahu a cultivé le maillon faible de cette alliance en incitant la faction islamiste arabe à s’en retirer. Si pour constituer une majorité complémentaire il a besoin de l’appoint fourni par la faction islamiste, il n’hésitera pas à chercher son appui. Que la droite nationaliste opère ce grand écart aura des répercussions considérables sur la vie politique israélienne. Le tabou aura sauté, et désormais les partis arabes pourraient bien négocier leur soutien à une coalition en y posant leurs conditions.

La solution à deux Etats est-elle objectivement viable au vu de la situation sur le terrain, de la poursuite de la colonisation et de l’attitude des dirigeants israéliens, de Netanyahu à Bennett en passant par Saar, qui tous envisagent annexion de pans entiers de la Cisjordanie?

Objectivement, la situation est désespérante pour quiconque estime que la solution à deux Etats est la moins mauvaise des solutions. Pour bouleverser ce rapport de forces actuellement défavorable, je ne vois que trois options: une pression internationale conduite par les Etats-Unis et l’Europe; l’avènement, après Netanyahou, d’un De Gaulle israélien; l’avènement, après Mahmoud Abbas, d’un Mandela palestinien. Je ne crois guère à la première option dans la conjoncture actuelle. Quant à une figure israélienne qui changerait la donne, je concède volontiers que la puissance israélienne actuelle n’en favorise guère l’émergence. Je ne vois pas quel pourrait être le Dien Bien Phu qui constituerait un électrochoc pour déterminer Israël à négocier avec les Palestiniens une solution à deux Etats. Un nouveau leader palestinien qui serait dépourvu de l’ambiguïté de ses prédécesseurs sur le sanctuaire israélien et capable de s’adresser en hébreu aux Israéliens susciterait un enthousiasme qu’on ne soupçonne pas.

Il y a un phénomène qui ne trompe guère: plus de cent mille Israéliens se sont rendus dans les émirats depuis l’automne dernier. Et lorsque l’on pourra visiter le Maroc, la vague sera plus impressionnante encore. Cette alliance qui repose aujourd’hui sur des intérêts est susceptible à moyen terme de dégonfler l’image d’un monde arabe voué soit à boycotter Israël soit à le vaincre. C’est alors que le contentieux israélo-palestinien, au lieu d’apparaître comme une guerre de religion, un clash de civilisation et une lutte manichéenne entre le bien et le mal, pourrait être perçu comme une tragédie qui n’a que trop duré. Pour y parvenir, il faut qu’Israéliens et Palestiniens cessent de contester la légitimité de l’Autre sur cette terre d’Israël/Palestine. Il sera plus facile alors de la partager en deux Etats souverains unis par des procédures de type confédéral afin que chacune des deux entités constituées soient à la fois singulières et solidaires.

Le sionisme n’est-il pas arrivé à la fin de son expérience historique et bloque maintenant toute véritable évolution d’Israël?

C’est, à mes yeux, le type de vœu pieux dogmatique qui confirmera à la majorité des Israéliens le sentiment que la menace couve toujours. Pour eux, le sionisme, c’est le droit des Juifs à disposer d’un Etat et à le perpétuer. Dire que « le sionisme est arrivé à la fin de son expérience historique », c’est laisser entendre que l’Etat d’Israël doit tirer à sa fin. Inaudible et contre-productif.

La République française a longtemps été colonialiste. A-t-on estimé que pour que la République cesse de l’être, il fallait en finir avec la République elle-même? Il a suffi de se débarrasser de cette excroissance coloniale. Il en va de même pour le sionisme: il y a une tendance dans le sionisme, dominante aujourd’hui, qui s’accommode de l’occupation et de la domination exercée sur les Palestiniens; il y en a une autre, dominée et affaiblie mais nullement moribonde, qui réclame un accord avec les Palestiniens pour qu’ils disposent enfin de leur Etat et que nous disposions du nôtre et que l’occupation soit définitivement révolue. Un Etat binational est un projet magnifique sur le papier, mais hautement risqué s’il venait à être réalisé: il a plus de chance d’aboutir à la domination d’un peuple sur un autre (des Juifs sur les Palestiniens ou vice-versa) qu’à l’égalité qu’il est censé promouvoir. Vos lecteurs savent mieux que d’autres ce que l’utopie au pouvoir peut entraîner.

Denis Charbit, professeur de science politique à l’Open University d’Israël

Dernier livre paru: Israël et ses paradoxes, Le cavalier bleu, 2018.