Ce texte est un résumé, établi par Elie Barnavi, du chapitre sur la colonisation du dernier livre de Shaul Arieli, « Est-ce ainsi que cela s’est vraiment passé ? Douze mythes israéliens sur le conflit israélo-palestinien (hébreu, Tel-Aviv, 2021) ».

Mis en ligne le 7 juillet 2021


Un mythe politique : La colonisation des Territoires occupés est irréversible

Faits et chiffres

  • Selon toutes les enquêtes menées au cours de la décennie 2009-2019, entre 55 et 70% des Israéliens juifs soutiennent la solution à deux États.
  • Cependant, dans des proportions similaires, ils pensent qu’un accord de paix avec les Palestiniens est inatteignable dans un avenir prévisible.
  • La raison : les implantations en Cisjordanie, dispersés sur l’ensemble du territoire et abritant des centaines de milliers de personnes, auraient créé une réalité qui exclut toute possibilité de partition, l’évacuation exigeant un prix national déraisonnable : la guerre civile.

Les faits

Quatre aspects principaux : la population, la zone bâtie, le réseau routier et l’emploi.

La population

En Cisjordanie, Jérusalem-Est comprise, il y a 140 localités et quartiers juifs et 86 avant-postes non autorisés (la plupart d’entre eux en cours de légalisation). Selon le Bureau central des Statistiques (BCS), fin 2018, y vivaient 645 000 Israéliens, soit 17 % de la population des Territoires occupés (l’habitat palestinien, lui, compte 792 localités et 3,1 millions d’âmes). Si l’on en abstrait Jérusalem-Est, le nombre d’Israéliens dans le district de Judée-Samarie tombe à 430 000, et leur part dans la population totale à 14%.

La densité de la population juive en Judée-Samarie (hors Jérusalem-Est) est de 63 personnes par kilomètre carré, tandis que la densité de la population palestinienne est presque huit fois plus élevée : 460 personnes par kilomètre carré. C’est un point clé, car une telle densité juive caractérise des zones désertiques ou des zones frontalières peu peuplés. De plus, la répartition des colonies en Cisjordanie est si large qu’elle rend impossible la formation d’agglomérations aptes à favoriser la création de réseaux éducatifs, d’emploi, de transports, etc. 86,4% des implantations de Cisjordanie sont de petites localités (concentrées dans six conseils régionaux), où ne vivent que 33,7% de la population juive du district. En effet, dans la plupart de ces points de peuplement vivent en moyenne 250 familles. C’est dire qu’elles n’ont aucun effet sur l’équilibre démographique et la maîtrise spatiale de leur région.

Les quatre villes juives – Modi’in Illit, Beitar Illit, Ma’ale Adumim et Ariel – abritent près de la moitié des Israéliens vivant en Cisjordanie, mais aucune ne sert de centre régional fournisseur de services.

La colonisation juive en Cisjordanie s’est ainsi cristallisée au fil des ans en un système dispersé et décentralisé. Si elle a enfoncé des coins dans les blocs de peuplement rural palestinien, il n’a pas réussi à assurer la domination juive – ni en termes de proportion de la population par rapport à la population palestinienne, ni dans l’étendue de la zone effectivement occupée.

Le terrain bâti

  • 40% de la Cisjordanie se trouvent sous juridiction de l’Autorité palestinienne : 18% dans la zone A, où vivent 1,3 million de Palestiniens, et 22% dans la zone B, où vivent environ 1,1 million de Palestiniens.
  • 60% se trouvent dans la zone C, placée en vertu des accords d’Oslo sous juridiction exclusive, civile et militaire, israélienne. Y vivent 430 000 Juifs et 300 000 Palestiniens. 52% sont des aires militaires fermées, dont 53% sont définis comme des terrains de tirs, et 29% comme étant sous juridiction des localités juives.
  • La superficie totale de la zone bâtie juive est de 70,9 km2, soit environ 1,2 % de la Cisjordanie (dont 12,8 km2 à Jérusalem-Est). La zone bâtie palestinienne est de 531,9 km2, soit 9 % de la Cisjordanie (dont 17,5 km2 à Jérusalem-Est).

Une étude effectuée par le Macro Institute for Social Economic Policy et le Palestinian Panorama Institute en 2010 montre que 93 % des constructions israéliennes en Cisjordanie concernent des logements et des bâtiments publics, 7 % l’industrie et 0,00016% (!) l’agriculture. Dans 85% des localités, il n’y a pas du tout de zones artisanales ou agricoles. En d’autres termes, la population israélienne en Judée-Samarie ne dispose pas de sources locales de production et d’emploi, et dans sa grande majorité dépend de son travail en Israël ou du système éducatif interne.

Le réseau routier

L’État a investi beaucoup de ressources pour les connecter les implantations aux routes existantes. Ainsi, 8 kilomètres de route ont été construits, sur une route de montagne difficile, pour relier Ma’ale Lavona (906 habitants) à la route n° 60. On a également construit un système de routes transversales pour relier les colonies juives à Israël, divisant la Cisjordanie par cinq axes d’ouest en est.

Ce réseau routier, conçu en dépit de toute logique d’aménagement du territoire,

  • est un système séparé, utilisé principalement par les colonies juives et contournant de nombreuses localités palestiniennes ;
  • ne prend pas en compte le réseau routier historique et ne s’y intègre pas ;
  • n’est pas adapté à la topographie générale ni à la structure physique du territoire ;
  • dessert une population minuscule vivant dans de petites localités isolées ;
  • traverse des terres palestiniennes après expropriation ou saisie par ordre militaire.

Enfin, il faut dire que les Israéliens n’empruntent pas du tout 64,3 % des routes de Cisjordanie (2 218 km). Sur les autres, les Israéliens qui ne vivent pas en Judée-Samarie n’empruntent que 11,2 % des routes de Cisjordanie (386 km). Ainsi, à l’exception d’un nombre limité de routes, le réseau en Cisjordanie n’est pas utilisé par le trafic israélien et ne lui est pas nécessaire.

Emploi

  • 60% de la force de travail dans le district de Judée-Samarie travaillent à l’intérieur de la Ligne verte.
  • Parmi les 40% actifs sur place, le nombre des employés dans le secteur de l’éducation est le plus élevé du pays, soit le double de la moyenne nationale. En revanche, le taux des personnes employées dans l’industrie et le commerce est nettement inférieur au taux national. En Cisjordanie, il existe bien 11 zones industrielles ou artisanales régionales et 18 locales, comprenant 773 usines et 325 entreprises diverses, mais presque tous les travailleurs sont palestiniens.

Tendances

Les données du BCS sur les colonies juives pour la décennie 2009-2018 indiquent un net renversement de plusieurs tendances :

  • Baisse du volume annuel moyen de construction de logements neufs : en 2018, le volume de construction était le plus bas depuis 20 ans.
  • Bien que chaque année environ 14 000 Israéliens s’ajoutent en moyenne à la population vivant dans le district de Judée-Samarie (hors Jérusalem-Est) – une augmentation annuelle supérieure à la moyenne nationale – il y eut un changement significatif dans leur composition. Alors qu’en 1993, par exemple, la majeure partie de l’augmentation annuelle était due à la migration vers la Cisjordanie (environ 8 500 personnes par an, contre une augmentation naturelle d’environ 3 000 par an), en 2017 nous assistons à un renversement complet de la tendance : l’immigration en provenance de la Ligne verte n’a contribué qu’avec environ 1 300 personnes (en même temps que 800 immigrants de l’étranger), alors que l’augmentation naturelle était de 12 257 personnes.
  • Au cours de ces années, 75 % des Israéliens ajoutés à la population de Cisjordanie sont nés ou ont immigré dans les blocs de colonisations à proximité de la Ligne verte, et seuls 25% sont nés ou ont immigré dans des localités isolées. Par ailleurs, 45% pour cent sont nés ou ont immigré dans les deux villes ultra-orthodoxes de Cisjordanie : Modi’in Illit et Beitar Illit. En d’autres termes, environ 40% de l’augmentation du nombre d’Israéliens dans le district de Judée-Samarie provient principalement de l’augmentation naturelle enregistrés dans seulement deux villes, situées dans les Territoires mais collées la Ligne verte. Or, la grande majorité des immigrés dans les deux villes ultra-orthodoxes se considèrent comme « des colons malgré eux »,dont le choix a été déterminé par la crise du logement dont souffre chroniquement leur secteur et qui y trouvent des logements bon marché.
  • Contrairement aux localités ultra-orthodoxes, dont le taux de reproduction est l’un des plus élevés au monde, la croissance démographique dans les localités séculières est faible. Combiné à la baisse spectaculaire de l’immigration dans les villes séculières de Ma’ale Adumim et Ariel, cette donnée explique que l’augmentation de leur population soit inférieure à la moyenne nationale. La situation dans les localités isolées en dehors des blocs est similaire, la principale augmentation du nombre d’habitants se situant dans les localités identifiées au courant national-religieux.
  • Ironiquement, c’est précisément la forte dispersion des colonies juives, dont l’objectif principal était de prévenir la création d’un État palestinien, qui a finalement sapé la capacité du réseau d’implantations à assurer une majorité juive et un contrôle spatial en Cisjordanie. De fait, un tel contrôle n’a jamais été atteint nulle part à travers le territoire. Aussi bien, la colonisation juive a établi des faits physiques en Cisjordanie, mais pas à une échelle qui autorise son annexion à l’État d’Israël sans compromettre le caractère et l’identité de l’État. En effet, en l’absence d’un contrôle démographique clair, l’annexion ne signifie rien d’autre que créer l’égalité entre Juifs et Palestiniens entre le Jourdain et la mer dans un premier temps, puis une majorité arabe.

1948 : un modèle pertinent ?

  • La démographie :

Dès lors qu’il devient évident que la colonisation n’a pas vraiment créé les conditions démographiques nécessaires à l’annexion du territoire, ceux qui rejettent la solution à deux États ont recours à un autre argument : ce qui s’est passé dans la foulée de 1948 peut se reproduire après 1967. Autrement dit, de même qu’Israël a réussi à obtenir la reconnaissance internationale, et même arabe, de sa souveraineté sur les territoires qu’il avait conquis pendant la guerre d’Indépendance, il finira par l’obtenir pour ceux dont il s’est emparé à la faveur de la guerre des Six-Jours. Mais est-ce vraiment ainsi ?

Le succès d’Israël après la guerre de 1948 dans ses efforts pour consolider une majorité juive sur son territoire, ce qui a permis à son identité juive de coexister avec un régime démocratique, a bénéficié de deux phénomènes principaux : l’exode palestinien ; et l’immigration juive. C’est ainsi que s’est créé un nouveau rapport démographique, favorable aux Juifs, qui s’est maintenu jusqu’en 1967 : 84:16.

La situation était complètement différente après la guerre des Six-Jours. Bien que 250 000 Palestiniens aient fui la Cisjordanie vers la Jordanie, Israël s’est abstenu d’annexer le territoire et, contrairement à ce qu’il avait fait avec les Arabes restés à l’intérieur de ses frontières en 1948, il n’a pas accordé la citoyenneté aux 600 000 Palestiniens des territoires conquis. La population palestinienne en Cisjordanie a crû rapidement, pour atteindre aujourd’hui 3,1 millions d’âmes, auxquels s’ajoutent les 2,1 millions de la bande de Gaza. Malgré les vagues d’immigration juive successives, culminant avec le million de personnes en provenance de l’ex-Union soviétique dans les années 1990, Israël n’a jamais réussi à assurer une majorité juive significative sur le territoire de l’ancienne Palestine mandataire. Aujourd’hui, plus de la moitié des Juifs du monde vivent en Israël, 40 % aux États-Unis et le reste dans les pays développés. L’immigration en Israël végète, et, nonobstant les rêves des annexionnistes, il ne semble pas y avoir de chance de changement réel à l’horizon.

  • La terre :

Il n’a pas été plus heureux pour la terre. En fait, Israël n’avait aucune chance réelle de provoquer un changement fondamental en Cisjordanie. Il bénéficiait, certes, du contrôle des terres domaniales héritées du régime jordanien, et, à la fin des années 1970, il a également lancé une enquête qui lui a permis de déclarer 800 km2 supplémentaires comme « terres d’État », qu’il a choisi d’attribuer à la colonisation juive. Mais les Palestiniens étaient et sont toujours propriétaires en titre de l’essentiel du territoire de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, notamment les terres fertiles, ou bien y jouissent de droits d’utilisation. En fin de compte, l’entreprise de colonisation juive était destinée à se fracasser contre les réalités démographiques et physiques.

Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Est-il encore possible de tracer une frontière négociée ? Et Israël peut-il faire face à la rétrocession territoriale indispensable à un accord permanent ?

Une étude menée en 2017 pour le mouvement « Commanders for Israel’s Security » propose un tracé pour une future frontière entre Israël et la Palestine. La stabilité de cette frontière résulte de la pondération des effets de son tracé sur trois facteurs principaux :

  1. Les villages palestiniens ;
  2. les localités israéliennes au sein du territoire souverain de l’État d’Israël qui seront affectées par l’échange territorial ;
  3. les Israéliens vivant dans les localités juives de la Cisjordanie qui seront contraints de les évacuer en vertu de l’accord.

L’étude repose sur deux hypothèses de travail :

  • L’échange territorial se fera au taux de 1:1, autrement dit l’étendue du territoire annexé à Israël sera la même que l’étendue du territoire annexé à la Palestine ;
  • entre Israël et les Palestiniens, il existe des zones convenues pour l’échange de territoires (la « zone d’accord »).

Principales caractéristiques et principes :

  • L’étendue de l’échange : 242 km2 pour chacune des deux parties (3,9% de la Cisjordanie) ;
  • longueur de la frontière (bande de Gaza comprise) : 741 km ;
  • localités juives à annexer à Israël : 49 (dont les 12 quartiers de Jérusalem-Est) ;
  • colons à annexer à Israël : environ 500 000 (79 % de tous les Israéliens vivant à l’est de la Ligne verte) ;
  • colons appelés à évacuer : environ 133 000 (30 000 ménages) ;
  • aucune localité ou résident palestinien ne seront annexés à Israël ;
  • 20 localités en Israël perdront 20% ou plus de leurs terres ;
  • 24 localités en Israël se situeront dans un rayon de moins de 1 000 m de la ligne frontalière proposée ;
  • 69 localités palestiniennes de la Cisjordanie perdront en moyenne 15,2 % de leurs terres ;
  • pour les 30 000 familles israéliennes qui seront évacuées, une solution complète sera trouvée à l’intérieur de la Ligne verte et dans les zones annexées.

Pour caractériser les besoins et les souhaits des colons en cas d’évacuation, l’étude la plus complète à ce jour a été menée parmi eux par le Pr. Gilad Hirschberger et le Dr. Sivan Hirsch-Hefler du Centre interdisciplinaire d’Herzliya. (Echantillon représentatif de 1504 ménages sur 39 000, soit 4% du total des ménages vivant en Judée et Samarie). Quatre conclusions principales se dégagent de l’enquête :

  • Les colons ne forment pas un bloc, mais sont divisés en quatre groupes – « idéologique étatique », « idéologique non étatique », « colons de qualité de vie » et « résidents d’Ariel » -, division empiriquement validée pour la première fois ;
  • une large majorité des colons rapporte une forte identification avec l’État d’Israël (95%) ainsi qu’un soutien à la démocratie et à l’Etat de droit (80 %) ;
  • la plupart des colons envisagent la possibilité d’une évacuation et sont prêts à discuter de ses implications pratiques ;
  • l’opposition à l’expulsion est motivée non seulement par des considérations idéologiques, mais aussi socio-économiques ;
  • les colons « idéologiques » constituent environ un tiers de la population juive en Judée et Samarie ; ceux motivés par la qualité de vie constituent un autre tiers ; les ultra-orthodoxes forment le dernier tiers.

Entre autres résultats, l’étude a révélé que :

  • Parmi les colons dits « de qualité de vie », plus de 60% sont d’ores et déjà prêts à quitter leur lieu de résidence dans le cadre d’une loi dite d’« évacuation-indemnisation » ;
  • parmi les colons « idéologiques », 20 à 24% sont prêts à envisager l’évacuation dès maintenant ; plus de 60 pour cent s’opposent fermement à une « évacuation-indemnisation » immédiate.

Si une décision est prise concernant l’évacuation des colonies :

  • Plus de 70% des colons « non idéologiques » sont disposés à partir ;
  • plus de 40% des « idéologues » sont prêts à partir.

Par ailleurs, l’étude montre qu’il existe dès aujourd’hui une remarquable capacité d’accueil des évacués, aussi bien sur le plan de l’emploi que du logement.

En vertu d’un accord permanent qui stipulera un échange de terres ne dépassant pas 4 % du territoire, 80 % des Israéliens vivant de l’autre côté de la Ligne verte pourront devenir partie intégrante de l’État d’Israël, dans des frontières internationalement reconnues. Israël devra réabsorber en deçà de la Ligne verte, ou dans les blocs à annexer, uniquement les résidents des colonies isolées et des avant-postes illégaux, soit les éléments les plus réfractaires à une solution politique du conflit, mais aussi très minoritaires.

En conclusion

La carte politique et spatiale de la Cisjordanie n’a guère changé au cours des 52 années de règne d’Israël dans ce territoire. Les éléments les plus modérés parmi les colons vivent dans des blocs d’implantation proches de la Ligne verte, dont l’annexion a été prévue de longue date au cours des négociations entre Israël et les Palestiniens. Les colons de la droite extrême religieuse se sont implantés dans des régions densément peuplées de Palestiniens, et cela dans le but explicite de saper la continuité territoriale palestinienne et d’empêcher l’établissement d’un État palestinien aux côtés d’Israël.

Et voilà comment, autour d’un noyau de vérité – car en effet, des dizaines de colonies juives ont été déployées en Cisjordanie – un tissu épais de mensonges a été tissé, lequel empêche de voir la réalité telle qu’elle est. Voilà comment s’est construit le mythe selon lequel la situation créée est irréversible, et impossible tout accord raisonnable entre Israël et les Palestiniens. Et voilà comment une petite minorité bruyante, parfois violente, a réussi à donner le ton au sein du parti au pouvoir – le Likoud – et force ainsi la majorité à travailler contre l’intérêt fondamental de l’Etat d’Israël. Son intérêt est pourtant évident : se séparer à des Palestiniens par un accord en bonne et due forme au bénéfice de la préservation de son identité, de son régime démocratique, de sa sécurité et de sa place dans la famille des nations.