Jerusalem Post, 23 septembre 2004

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Trad. : Tal Aronzon pour La Paix Maintenant


Il y a deux semaines, je me trouvais invité à un mariage orthodoxe. Par l’un des côtés de ma famille, je suis de bonne souche « nationale religieuse » — celle, en fait, d’un père fondateur du mouvement. Une branche fertile, avec de nombreux mariages auxquels assister et, récemment, un processus fondamentaliste [h’arédi **, en hébreu] en nette expansion, comme le veut l’esprit du temps. Le « h’ardalnik », ou Juif national religieux semi fondamentaliste, constitue un phénomène nouveau et en expansion dans notre société. Mais là n’est pas mon propos. Je voulais parler de l’un des frères du marié, mon cousin germain.

Yoëli est un beau jeune homme, si l’on peut dire « jeune » le père de plusieurs enfants déjà. Il est amical et intelligent, et je l’aime bien. Il vit dans l’une des implantations les plus isolées de la bande de Gaza, dans une maison qui, – il me l’a raconté au mariage – a été touchée à cinq reprises par des tirs palestiniens meurtriers (personne, Barou’h haShem ***, n’a été blessé). Il sourit de ma stupeur. Il y a un océan, qui prête peut-être à rire, en effet, entre ceux qui comptent ou non sur Dieu pour protéger leurs femmes et leurs enfants d’obus meurtriers.

J’ai demandé à Yoëli ce qu’il pensait du plan de retrait de Gaza. Il y était, comme de bien entendu, opposé. En tant que membre du comité central du Likoud, il ferait de son mieux pour l’empêcher.

« Très bien, lui ai-je dit, tu es contre. Tu veux garder la bande de Gaza parce qu’elle fait partie de la Terre d’Israël, et sept ou huit mille Juifs ont le droit de continuer à vivre là parmi un million et demi d’Arabes palestiniens environ. Je comprends le principe, je peux même l’envisager d’un œil favorable. Mais qu’est-ce que tu comptes faire de tous ces Arabes ? »

Que comptait-il faire des deux millions et demi supplémentaires d’Arabes de Judée et Samarie qui, ajoutés à ceux de Gaza et aux Palestiniens citoyens d’Israël constituent déjà la moitié de la population totale à l’ouest du Jourdain et formeront bientôt, du fait d’un taux de natalité largement supérieur, une majorité nette et en accroissement constant ?

« Ne te laisse pas impressionner par les chiffres, dit Yoëli. Aux débuts du sionisme dans ce pays, nous, les Juifs, étions à peine 10%.

 Oui, ai-je répondu. Mais il y avait alors, en Diaspora, dix millions de Juifs en situation précaire auxquels le sionisme offrait une porte de sortie. Et, de toute façon, le sionisme était à l’époque un pari désespéré qui avait commencé sans rien et n’avait donc rien à perdre. De nos jours, un État juif est en jeu.

 Ce qui arrivé arrivera de nouveau, dit Yoëli. Des millions d’autres Juifs viendront. Des millions d’Arabes partiront.

 Viendront d’où ? Tu rêves, ai-je dit. Il n’y a plus aucun pays en Diaspora que les Juifs vont quitter en masse. Et même si l’antisémitisme empire assez pour pousser certains Juifs à vouloir quitter certains pays, disons la France, la plupart ont et feront d’autres choix, tout comme les Juifs émigrés d’Afrique du Sud et d’Argentine. Et comme les Palestiniens ne disposent pas de telles options, tous les pays du monde leur étant fermés, ils resteront tout simplement ici, quelle que soit la situation. »

Yoëli n’essaya pas de discuter. Il ne pouvait pas, il n’avait pas d’arguments. Il continuait cependant à sourire. Puis il dit :
« Ton problème, c’est que tu n’as pas la foi. Si tu l’avais, tu t’en remettrais à Dieu. »

Cette fois, j’étais vraiment abasourdi. Et je le suis encore. Si Yoëli m’avait dit qu’ils allaient faire monter tous les Palestiniens sur des camions et les conduire de l’autre côté du Jourdain, ou qu’ils allaient stériliser toute la population palestinienne adulte, cela m’aurait moins pétrifié. J’aurais considéré ces idées comme délirantes, mais ce délire aurait au moins eu un semblant de rationalité, la reconnaissance par le fou du besoin de penser logiquement. S’en remettre à Dieu n’offre même pas ça. C’est l’irrationnel en guise de programme politique.

Le problème, malheureusement, ne s’arrête pas à Yoëli. C’est tout le mode de pensée qu’il représente. Un mode de pensée qui, loin de se limiter à un petit nombre d’ultra pieux, est devenu le credo avoué, et plus souvent encore inavoué, du camp national religieux dans son ensemble et même d’une grande partie du Likoud, que des Juifs de ce camp, comme mon cousin, ont infiltré.

C’est là un cercle de gens sans réponse, non seulement quant à leur désir de voir Israël devenir une nouvelle Afrique du Sud, maintenant que l’ancienne a disparu, mais aussi quant aux chances d’un Israël semblable à l’ancienne Afrique du Sud de se perpétuer mieux que son modèle.

Ou plutôt, leur réponse se réduit à ces seuls mots : « Dieu ! Notre droit ! Le destin juif ! Nous pouvons conserver la Terre d’Israël dans son intégralité et gagner parce que l’univers n’a été créé que pour que cela se réalise. »

Je n’ai rien contre ceux qui voient la main de Dieu dans l’histoire. Interprétons « Dieu » dans un sens assez large et je pourrais même être d’accord. Mais j’attends un peu de cohérence. On ne peut pas prendre en compte certains doigts de la main divine, et ignorer les autres. Le Dieu qui nous a donné la Terre indivise d’Israël lors de la guerre des Six Jours est aussi Celui qui nous a donné la destruction du Premier Temple, la destruction du Second Temple, Auschwitz. Et si Yoëli et ses amis nous demandent de mettre notre foi dans le Dieu d’Auschwitz, ils nous poussent à un acte de folie suprême, non pas nécessairement parce que le Dieu d’Auschwitz n’existe pas, mais parce que Ses calculs ne sont pas les nôtres.

Croire en Dieu peut être une forme de piété. Mais croire que nous L’avons mis dans notre poche et qu’Il fera son devoir comme un fidèle majordome est une forme d’impiété. Et croire que la foi en un tel Dieu constitue un plan d’avenir est pure folie. Cela représente vraiment la « h’arédisation » ** intellectuelle de nombre d’entre nous.

Nous sommes, dans ce pays, à la croisée des chemins. Ou nous nous libérons du fardeau de millions de Palestiniens, ou nous coulons avec eux. Ceux qui refusent cette analyse ont à charge de nous proposer une alternative rationnelle. Crier « Hoouuu !!! », comme l’ont fait de nombreux membres du comité central du Likoud cette semaine à chaque fois qu’Ariel Sharon prononçait le mot de « désengagement », est à peu près aussi rationnel que crier « Dieu !!! ».

Cela revient au même.

__NOTES______________________________________________

* Écrivain et traducteur, Hillel Halkin vit en Israël. Son article s’intitulait « Crossing the piety » (« A la croisée de la foi »).

** Le mouvement h’aredi (littéralement, celui des « Craignant-Dieu »), prône l’ultra-orthodoxie et la séparation du monde moderne et de la culture séculière.

*** Barou’h haShem : Dieu soit loué. Rare à l’origine, l’action de grâce a connu en trente ans une fortune fulgurante en Israël, y ponctuant désormais les propos les plus quotidiens.