L’inventeur de l’hébreu moderne, à l’aide explicitement requise de « sa sœur, l’arabe », ne reconnaîtrait pas l’idée selon laquelle chacune des deux langues est la némésis de l’autre, comme la loi État-nation semble l’imaginer.

Se situant à la droite du mouvement sioniste, ce journaliste, enseignant et philologue géant, pense que le peuple juif ne saurait se régénérer en diaspora et sans refonder à partir de l’hébreu ancien une langue nationale apte à répondre à tous les besoins d’une nation moderne…

C’est dans les langues sémitiques, juives ou non, qui ont continué d’évoluer dans la région qu’il trouve les racines et l’embryon des règles syntaxiques à partir desquelles il travaille à cette reviviscence. L’arabe en fait partie — que jamais il ne méprise au contraire de certains politicien(ne)s dont la culture, y compris hébraïque, paraît douteuse.

Traduction, Chapô et Notes, Tal Aronzon pour LPM

Photo : À Jérusalem-ouest, un panneau de rue dont le nom en arabe est caviardé.

Ha’Aretz, le 11 mai 2017

Quand la commission gouvernementale israélienne a approuvé la loi dite État-nation, qui destitue l’arabe comme langue officielle, elle fit paradoxalement montre de sa distanciation de l’héritage des pères-fondateurs du sionisme.

Au nombre de ces éminents pionniers compte Éliézer Ben-Yéhudah, le célèbre lexicographe largement acclamé comme celui qui fit renaître l’hébreu moderne — dont le legs comprend la sincère reconnaissance du rôle essentiel de l’arabe dans la renaissance et la résurrection de l’hébreu moderne.

Lorsqu’il arriva en 1881 en Palestine, l’hébreu n’avait pas été un langage parlé parmi les Juifs du cru depuis l’époque biblique. À la place, les Juifs de la Palestine ottomane employaient un micmac de langues : les séfarades, le ladino et l’arabe ; les ashkénazes le yiddish, tandis que les autres conversaient en plusieurs sabirs qui avaient évolué dans divers quartiers juifs. À Jérusalem, par exemple, les Juifs parlaient le yiddish, le français, ou l’arabe usuel. Pour Ben-Yéhudah, aucun de ces dialectes ou lingua franca n’avait les qualités nécessaires à la constitution d’une langue maternelle, sans même parler d’une langue nationale, pour les Juifs en Palestine.

Ben-Yéhudah était un nationaliste culturel qui voyait la naissance du nationalisme juif dans la reviviscence de la langue hébraïque [1]. Pour accomplir cette vision nationale, il entendait transformer l’hébreu, quasiment mort des siècles durant, en une moderne langue courante. Projetant les Juifs comme une nation moderne, il aspirait également à créer une nation où ceux-ci pourraient adopter l’hébreu pour langue nationale. « La langue hébraïque ne peut vivre que si nous ressuscitons la nation et la ramenons sur la terre ancestrale », écrivait-il.

Mais Ben-Yéhudah était aussi un humaniste qui concevait la reviviscence de l’hébreu moderne sur les épaules de l’arabe classique [2]. « Pour ressusciter l’hébreu, réfléchissait-il, je me suis tourné vers sa sœur, l’arabe, comme le firent les érudits de l’antiquité. »

Sa méthode consistait en une brillante logique d’acculturation, qui tenait plus lieu d’outil rhétorique que d’acte historique : il proclamait que les racines arabes avaient été empruntées à l’hébreu antique, et qu’elles devaient par conséquent être refondues et ressuscitées en une langue nationale et moderne. Dans les termes mêmes de Ben-Yéhudah : « Les racines de l’arabe firent par le passé partie de la langue hébraïque […] perdue, et maintenant nous les avons retrouvées ! »

Fidèle à sa méthode, Ben-Yéhudah identifia dans les idiomes palestiniens et levantins des centaines de racines arabes présentes dans la Mishnah et le Talmud, mais qui n’existaient pas ou peu dans d’autres dialectes arabes.

Pour accomplir sa mission de résurrection, Ben-Yéhudah conseilla à la Commission de la langue hébraïque : « Afin de pallier les manques de la langue hébraïque, que la Commission forge des mots en suivant les règles syntaxiques et une analogie sémantique par rapport aux racines sémitiques, […] en particulier arabes. »

Beaucoup de ses racines hébraïsées se répandirent rapidement dans la terminologie nationale. La racine higger (migrer) par exemple, mot clef du discours sioniste, dérive de la racine arabe hagar ; la racine hébraïque ‘harash (labourer), qui donne son nom à l’organisation pionnière antérieure à la fondation de l’État Ha’Horesh (Le Laboureur), est un emprunt à la racine arabe harath ; même le mot sabra (figue de Barbarie), qui finit par désigner les Israélien(ne)s d’origine [3], vient de la racine arabe sabr.

Grâce aux efforts reviviscents et quichotesques de Ben-Yéhudah durant la période mandataire, les pionniers juifs en Palestine prirent l’hébreu pour langue nationale, obligeant les autorités britanniques à le reconnaître comme langue officielle des Juifs en Palestine, et l’une des trois du pays, avec l’arabe et l’anglais.

Sous le mandat britannique, Ben-Yéhudah fut le co-fondateur du Conseil du langage (Vaad haLashon), menant à la création de l’Académie de la langue hébraïque à partir de son héritage. Lorsqu’il mourut, l’hébreu était devenu la langue de l’instruction dans les écoles juives [4] ; la presse hébraïque était florissante ; les librairies locales vendaient des dictionnaires d’hébreu moderne – y compris le monumental Dictionnaire complet d’hébreu moderne et ancien de Ben-Yéhudah lui-même.

Cette éclatante réussite fut saisie par Herbert Samuel, le haut-commissaire britannique en Palestine, qui écrivait en 1920 :

La langue hébraïque qui, à l’exception d’un usage rituel, était morte depuis de nombreux siècles, a été ressuscitée comme langue vernaculaire. Un nouveau vocabulaire fut fondu en elle afin de répondre aux besoins de la vie moderne. L’hébreu est maintenant la langue parlée par presque toute la nouvelle génération des Juifs de Palestine, et par une grande proportion de leurs aînés ; Les journaux juifs l’utilisent ; C’est la langue de l’instruction dans les écoles et collèges, la langue employée dans les sermons au sein des synagogues, les discours politiques et les conférences scientifiques. »

En calquant les racines de l’hébreu moderne sur une culture sémitique ancienne s’étendant au-delà de son passé juif, Ben-Yéhudah peut être vu comme le précurseur du mouvement cananéen [5] qui, tout en déclarant l’hébreu langue dominante en Palestine, y englobait les Arabes.

Éliézer Ben-Yéhudah ne vécut pas assez longtemps pour voir la création de l’État d’Israël et la perte de la Palestine, décédant un mois après seulement que les autorités britanniques aient reconnu l’hébreu comme langue officielle. Cependant, son rêve de renaissance de l’hébreu moderne à partir de l’embryon de sa sœur sémite, l’arabe, devrait nous donner une leçon de coexistence ethnique. Cela devrait aussi nous rappeler que les conflits ou les jeux sans gagnant ni perdant n’ont pas toujours été à la base des confrontations entre Arabes et Juifs en Palestine, mais se sont étendues au royaume des emprunts inter-culturels et de l’acculturation.

Alors que son assise sans exclusive est aujourd’hui quasiment oubliée, l’héritage reviviscent de Ben-Yéhudah peut rappeler à ses descendants israéliens que l’arabe et l’hébreu ne sont pas la némésis l’un de l’autre, comme on l’imagine souvent, mais sont tissés de la même étoffe culturelle.


NOTES

[1] Ben-Yéhudah, arrivé en Palestine en 1881 et convaincu que la (re)naissance d’un hébreu courant et adapté à la modernité, langue nationale d’un peuple régénéré sur sa terre, co-fonde à cette fin en 1890 le Vaad haLashon, la commission de la Langue [hébraïque], qui allait devenir en 1948, lors de la fondation de l’État, l’Académie de la langue hébraïque. En 1898, il organise un réseau d’écoles destinées à enseigner l’hébreu aux nouveaux immigrants : à partir de 1910, naquirent les premiers enfants dont les parents ne parlaient que l’hébreu à la maison, les premiers enfants juifs à ne connaître que cette langue, après cet intervalle de 1 700 ans. Il se consacre jusqu’à sa mort, en 1922, à créer une lexicographie hébraïque moderne ; à fixer des règles syntaxiques adaptées, selon des racines sémitiques de toute sorte, empruntées non seulement à l’hébreu biblique, mais aussi par milliers à l’arabe, à l’araméen ainsi qu’aux judéo-langues… et à plier un vocabulaire technique souvent occidental à cette syntaxe renouvelée. En témoigne son grand-œuvre, le Dictionnaire complet de l’hébreu ancien et moderne (en 17 volumes), qui sera achevé et publié en 1959 à titre posthume par sa femme et son fils.

[2] L’expression évoque la métaphore de nains juchés sur les épaules de géants. Remontant à Bernard de Chartres au XIIe siècle, elle ne manque pas ici d’ironie.

[3] Le sabra – la figue de Barbarie douce à l’intérieur mais piquante à l’extérieur – désigne les fils et filles du nouvel État.

[4] Réseaux scolaires : il en existe plusieurs en Israël, publics ou privés, que différencient tant la langue principale (arabe et hébreu, pour commencer) et les enseignements d’ordre ethno-culturels qui vont avec ; “laïques” ou religieux et dans ce cas souvent très religieux, pour ne pas parler de sectes. Concernant le primaire, le fait que les uns comme les autres vivent dans des bourgs, villages ou quartiers généralement séparés rend cette différenciation linguistique automatique. Reste une différence “de classe”, qui mène les catégories moyennes aisées à inscrire leurs enfants dans des écoles cotées, souvent chrétiennes et/ou étrangères, qui leur permettront espèrent-ils d’étudier à Oxford, dans la Ivy League aux USA, à Genève, etc.

[5] À partir des années trente du siècle écoulé, les Cananéens constituent un mouvement politique au sein du Yishouv, la population juive en Palestine mandataire. Ils entendent, comme l’ensemble des sionistes, à la droite desquels ils se situent, faire revivre la nation du peuple hébreu au Moyen-Orient ; cet engagement sioniste sans concessions les conduit à opérer une rupture néo-païenne avec le judaïsme et le culte du dieu unique. À la suite de recherches, menées par un certain nombre d’intellectuels sionistes sur l’antique pays de Canaan, sa langue et sa religion, la volonté de créer un État juif fut dans ce très petit milieu remplacée par la volonté de créer un État hébreu. Lesquels Hébreux, revendiqués comme base nationale du nouvel État, ne supposaient pas forcément une origine juive — liée à la “révélation” biblique prônant le monothéisme.

L’AUTEUR

Doté d’un PhD en arabe et études islamiques de l’université de Georgetown (Washington DC), Seraj Assi y est actuellement en poste en tant que chercheur invité.