Le nouveau ministre de la Justice, Yariv Levin, veut donner à la branche législative du gouvernement des pouvoirs sans précédent au détriment de la Cour suprême et des conseillers juridiques. Voici les réponses aux questions des lecteurs de Haaretz sur ce que tout cela implique.


Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Auteur : Amir Tibon pour Haaretz, 5 janvier 2023

https://www.haaretz.com/israel-news/2023-01-05/ty-article/.premium/explained-netanyahu-governments-plan-to-weaken-the-justice-system/00000185-8177-d9c9-adbf-e977aabf0000

Mis en ligne le 24 janvier 2023


Le ministre de la Justice Yariv Levin a annoncé le 4 janvier une série de changements spectaculaires au système juridique israélien qui, s’ils sont mis en œuvre par la nouvelle coalition dirigée par Benjamin Netanyahu, affaibliraient considérablement la plus haute Cour d’Israël et donneraient des pouvoirs illimités au gouvernement.

Le précédent ministre israélien de la Justice, Gideon Sa’ar, a qualifié ce plan de « changement de régime » et a prévenu qu’il conduirait à une crise constitutionnelle sans précédent.

Voici quelques questions clés posées par les lecteurs concernant ce tremblement de terre dans le monde politique israélien, auxquelles nous avons tenté de répondre…

De tous les différents éléments de cette réforme, le plus important est le projet du député du Likoud, Levin qui souhaite l’adoption d’une « clause dérogatoire » qui permettrait à une majorité simple de députés à la Knesset d’annuler les décisions de la Cour suprême (qui siège également en tant que Haute Cour de justice pour recevoir les pétitions).

Israël n’a pas de constitution. La séparation entre les pouvoirs législatif et exécutif est très faible puisque le gouvernement détient presque toujours la majorité à la Knesset. Cela fait de la Cour suprême la seule institution ayant le pouvoir de limiter les actions du gouvernement et les lois adoptées par une majorité parlementaire. Maintenant, Levin veut lui retirer ce pouvoir.

Selon l’actuel équilibre des pouvoirs, la Cour suprême ne peut écarter arbitrairement les décisions ou les lois du gouvernement. Elle doit déterminer si un acte qu’elle invalide est en contradiction avec l’une des lois fondamentales d’Israël. Il s’agit des douze lois qui sont censées servir de base à une future constitution israélienne. Par exemple, si le gouvernement adoptait une loi portant atteinte aux droits des femmes israéliennes, la Cour suprême pourrait l’annuler parce qu’une telle discrimination est contraire à la loi fondamentale d’Israël sur la dignité humaine et la liberté.

Le projet de Levin donnerait à une majorité simple à la Knesset – 61 députés sur 120 – le pouvoir de passer outre la Cour suprême et de rétablir la législation annulée. Par exemple, si le gouvernement adopte une loi qui favorise clairement les citoyens ultra-orthodoxes et porte atteinte aux droits des Israéliens laïques, et que la Cour suprême l’annule, il suffirait de 61 voix à la Knesset pour rétablir cette loi discriminatoire.

Les experts juridiques ont averti que cela pourrait ouvrir la porte à des possibilités jusqu’alors inimaginables dans l’ordre démocratique d’Israël. En théorie, le gouvernement pourrait fermer le journal Haaretz, interdire les partis d’opposition ou modifier les règles électorales d’une manière qui profiterait clairement à la coalition au pouvoir et nuirait à l’équité des prochaines élections – et tant que 61 députés s’engageront dans cette voie, il n’y aura aucun moyen de les contester.

Certains opposants sur le plan de Levin, dont son prédécesseur Sa’ar, ont déclaré qu’ils seraient prêts à soutenir une clause de dérogation plus restreinte, qui nécessiterait une majorité plus importante à la Knesset pour annuler les décisions de la Cour suprême.

Sa’ar a déclaré qu’à son avis, il faudrait qu’au moins un député de l’opposition se range du côté de la coalition pour réussir à infirmer la décision de la Cour. Levin, cependant, a rejeté le compromis et insiste sur la version de la réforme des plus extrêmes.

Quoi d’autre ce plan comprend-il ?

Levin veut également modifier la composition du comité qui sélectionne les juges d’Israël. Aujourd’hui, le comité de nomination des juges comprend des politiciens siégeant à la fois au sein du gouvernement et de l’opposition, des juges et des représentants de l’Association du barreau israélien.

Levin veut augmenter le pouvoir des politiciens et diminuer celui des juges et des avocats, donnant ainsi au gouvernement le pouvoir de nommer les juges et, surtout, les juges de la Cour suprême.

Un autre changement qu’il veut promouvoir est de rendre plus difficile l’annulation d’une loi par la Cour suprême en exigeant la majorité de juges (encore plus importante), et non plus une simple majorité, pour qu’une telle décision prenne effet.

Lorsque cette idée s’additionne à l’augmentation du contrôle du gouvernement sur les nominations judiciaires et à la clause de dérogation, il devient clair que tout compte fait, Levin cherche à faire en sorte que la capacité de la Cour suprême à effectuer des contrôles judiciaires devienne lettre morte.

Levin veut également transformer les conseillers juridiques des ministères israéliens, qui sont des professionnels nommés par le procureur général, en conseillers politiques totalement sous le contrôle des ministres.

Il s’agit-là d’un élément important. En effet, si aujourd’hui, un ministre entend prendre une mesure illégale, le rôle du conseiller juridique est de l’en avertir, et de soulever la question auprès du procureur général. Selon l’arrangement proposé par Levin, les conseillers juridiques choisis par les ministres n’auront pas l’indépendance nécessaire pour défier les politiciens.

Enfin, M. Levin veut annuler le critère du « caractère raisonnable » qui a été utilisé par la Cour au fil des ans pour annuler des décisions gouvernementales que les juges jugeaient irraisonnables. En 1993, la Cour suprême a notamment obligé le premier ministre de l’époque, Yitzhak Rabin, à licencier Arye Dery de son poste de ministre de l’Intérieur après que le chef du parti ultra-orthodoxe Shas fut inculpé pour corruption.

Le moment où tout cela arrive est important, et ce n’est pas une coïncidence; cela a beaucoup à voir avec le statut d’Arye Dery – le chef du parti Shas qui, 30 ans après sa première inculpation, est toujours en politique. Au début de l’an dernier, il fut à nouveau reconnu coupable de fraude fiscale, à la suite d’une négociation avec le procureur général de l’époque, Avichai Mendelblit. M. Dery a démissionné de la précédente Knesset dans le cadre de cet accord, mais s’est ensuite présenté aux élections de novembre, où son parti a remporté 11 sièges. Il a depuis été nommé ministre de l’Intérieur et de la Santé dans le nouveau gouvernement.

Jeudi, la Cour suprême (siégeant en tant que Haute Cour) a entendu les arguments de trois pétitions lui demandant de rejeter la nomination de M. Dery. Le critère du « caractère raisonnable » a joué un rôle prépondérant dans la procédure. La procureure générale Gali Baharav-Miara a déclaré à la Cour qu’elle ne pouvait pas défendre la nomination de M. Dery, car il était « extrêmement déraisonnable » de nommer une personne récemment reconnue coupable d’évasion fiscale à un poste de haut niveau au sein du gouvernement.

En d’autres termes, la conférence de presse de M. Levin mercredi soir a eu lieu douze heures seulement avant que la Cour suprême ne se réunisse pour débattre d’une affaire qui pourrait entraîner des conséquences majeures pour la stabilité du nouveau gouvernement de M. Netanyahu. Un analyste juridique de premier plan de la télévision israélienne a qualifié l’annonce de Levin de « menace de type mafieux » et l’a comparée à la mise en place d’une arme chargée devant les juges – une métaphore également reprise par l’ancien Premier ministre Yair Lapid.

Quelles ont été les réactions à cette annonce ?

M. Netanyahou ne s’est pas exprimé en public depuis que M. Levin a présenté son plan. Toutefois, quelques heures avant la conférence de presse de Levin, le Premier ministre a déclaré que son gouvernement s’efforcerait de « garantir le juste équilibre » entre les branches du gouvernement en Israël.

Les partenaires de coalition de Netanyahou, ultra-orthodoxes et d’extrême droite, ont salué le plan Levin, que la plupart d’entre eux soutiennent depuis des années. Les partis religieux considèrent la Cour suprême comme une source de libéralisation de la société israélienne. Ils affirment que la plupart des progrès réalisés en Israël au cours des dernières décennies – concernant les droits des LGBTQ, par exemple – sont le fruit de décisions judiciaires et non du Parlement.

Les réactions ont été dures au sein des partis d’opposition. Le chef de l’opposition et ancien Premier ministre Yair Lapid a qualifié le nouveau gouvernement de « bande de criminels » désireux de détruire le système juridique, et a promis d’annuler les changements apportés par Levin s’il revient au pouvoir.

L’ancien ministre de la Défense Benny Gantz a conseillé à Netanyahu de répondre sur le plan de Levin en faisant preuve de modération, en consultant l’opposition et le pouvoir judiciaire, afin de parvenir à une réforme « équilibrée » du système juridique. « J’appelle Netanyahou à choisir le dialogue, pas la confrontation« , a tweeté Gantz, ajoutant que son parti Unité nationale envisagera de soutenir une clause dérogatoire – mais seulement si elle comprend une majorité plus large que les 61 députés actuellement suggérés.

L’ancien ministre de la Justice Sa’ar a critiqué le plan de Levin, le qualifiant de condamnation à mort de la philosophie politique de Menachem Begin.

« Pendant son discours, le ministre Levin a mentionné Menachem Begin – le légendaire premier dirigeant du parti Likoud. Mais ses paroles n’étaient rien de moins qu’une exécution de la doctrine démocratique et gouvernementale de Begin« , a déclaré Sa’ar. « Il ne fait aucun doute que Begin aurait rejeté chacune des étapes du plan de changement de régime en Israël. Les vrais disciples [de Begin] doivent combattre cela. Et c’est ce que je vais faire« .

Selon Avi Hlimi, le président de l’Association du Barreau israélien « le nouveau gouvernement veut un pouvoir sans limites, sans surveillance et sans contraintes, et transformer l’État d’Israël d’un pays juif, démocratique et libéral en un pays ignorant. »

Que se passe-t-il ensuite ?

Levin va transformer les différents éléments de sa « réforme » en une législation, qui devrait faire l’objet d’un vote préliminaire à la Knesset avant la fin du mois. Il reste à voir si Netanyahu donnera son feu vert à l’ensemble du projet ou s’il tentera d’en adoucir certains éléments à la suite des critiques internes et internationales quant au sort de la démocratie israélienne.

Entre-temps, une manifestation contre le plan de Levin doit avoir lieu à Tel Aviv samedi soir. L’ancienne ministre de la Justice et des Affaires étrangères, Tzipi Livni, a appelé la population à y assister.