Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Un groupe d’hommes âgés se mit soudain à courir sur la route traversant le
marché qui relie la place Manara à la rue de Jérusalem. Ils fuyaient la place vers l’est. C’est arrivé hier après-midi, alors que Ramallah était officiellement sous un couvre-feu total. On comprit très vite ce que fuyaient ces gens qui avaient transgressé le couvre-feu. En quelques secondes, deux véhicules blindés de transport de troupes chargèrent à 30 km/h environ. Leurs canons bougeaient, mais les tourelles restaient fermées, et aucun soldat ne s’aventurait à mettre le nez dehors. Derrière les véhicules blindés courait une bande de gamins, entre huit et seize ans, les poursuivant et leur jetant des pierres de toutes leurs forces.

T., autre transgresseur de couvre-feu, les regardait avec étonnement et écoutait le son des pierres frappant le metal. Il se joignit aux enfants dans leur chasse aux blindés, jusqu’à ce que ceux-ci accélèrent et disparaissent.

Quelque 5 minutes plus tard, deux jeeps apparurent. Elles arrivaient de la direction de la Mouqata. Les enfants s’alignèrent alors face à elles, cette fois avec des grosses pierres qu’ils commencèrent à lancer sur les pare-brise avant des jeeps. Quelques-uns des vieux qui se trouvaient sur la place coururent alors à la recherche d’un abri. D’un seul coup, les quatre portières des deux jeeps s’ouvrirent en même temps. Elles étaient comme des ailes déployées, disait T., tendu dans l’attente de ce qui allait arriver. Les enfants continuèrent à lancer leurs pierres. Quelques secondes s’écoulèrent, aucun soldat n’émergea, et les quatre portières se refermèrent, en même temps. Les deux jeeps reculèrent puis s’arrêtèrent, hors de portée des lanceurs de pierres.

Le vendeur de bagels, qui lui aussi avait défié le couvre-feu, avait des choses moins dramatiques à raconter. Depuis le matin, il vantait ses marchandises dans le quartier. Les jeeps et les blindés sont passés devant lui, sans rien lui faire. Le vieil homme à la charrette, avec sur lui un pot de petits pois que sa femme lui avait cuisinés à l’aube, s’est tenu à son coin habituel, sur la place, couvre-feu ou pas, tentant de gagner quelques shekels auprès des autres transgresseurs de couvre-feu.

Depuis ce matin très tôt, c’était comme si le couvre-feu avait été levé : voitures et taxis circulaient dans les rues vers ou depuis la place, des couples âgés arpentaient les rues, portant des sacs en plastique, vers le marché à moitié ouvert ou vers l’épicerie du quartier. Les enfants couraient librement. A. tenta de rejoindre son lieu de travail, à l’institut de recherche de santé publique. Des soldats dans un vehicule blindé lui barrèrent la route. Elle gara sa voiture et fit à pied le chemin vers le barrage. Les soldats la laissèrent passer.

A travers la porte de fer entrebâillée d’un petit magasin, on pouvait distinguer des régimes de bananes, les uns verts, d’autres pratiquement mûrs, d’autres déjà trop mûrs. Les bananes viennent de Jéricho. Toutes les demi-heures à peu près, le marchand de fruits et légumes accueillait un client qui défiait le couvre-feu pour acheter ses deux kilos (trois shekels).

Les gens ont commencé à briser le couvre-feu, mais on n’observe aucun exode
général.

G., qui est venu à pied a son lieu de travail, dit qu’il ne s’est pas soucié de compter les jeeps et les blindés, et que les soldats ne l’ont pas ennuyé. Au contraire. Il dit que quand les jeeps parcouraient les rues avec des haut-parleurs pour rappeler aux gens qu’il y avait un couvre-feu, les enfants couraient dans les rues, préparant des pierres à lancer.

Membre du Parti populaire (ex Parti communiste), G. a passé la soirée du samedi à manifester. Il croit en une « opposition populaire non-violente », et s’est demandé pourquoi, cette nuit-là, il n’y avait eu aucune tentative d’affronter l’armée et le couvre-feu. Il est clair que les manifestations de masse, contrairement aux attentats terroristes, résonnent de façon extrêmement positive dans le monde, dit-il.

« J’ai du mal a comprendre pourquoi cela n’arrive plus, ou si cela arrivera de nouveau », dit-il. « Peut-être que ce qui s’est passé a dissuadé les gens de sortir à nouveau. Je n’avais aucune intention de jeter des pierres, je voulais seulement marcher vers la Mouqata. Mais quand les soldats nous ont stoppés, et quand quelques jeunes se sont mis à jeter des pierres, nous avons compris combien c’était dangereux. Peut-être les soldats ont-ils attendu avant de tirer, mais quand ils ont commencé à tirer, chaque balle a blessé ou tué quelqu’un. Clairement, personne parmi les manifestants n’avait
envie de se suicider; ils ne veulent pas mourir en lançant des pierres. »

« Les gens voudraient briser le couvre-feu chaque jour, pour lancer un message politique », dit G. « Pas seulement pour acheter du pain, ou pour rendre visite à la grand mère. Mais ils hésitent. Ils ont peur qu’à chaque fois qu’ils sortiront dans les rues, cela soit interprété comme un message très précis, comme un soutien à Arafat et non comme une opposition à l’occupation. Ils ont peur que, finalement, il y ait un accord de reddition de la Mouqata, comme la première fois, et que leur bravoure débouche sur la honte. »

Il continue : « nous recevons du Fatah des messages contradictoires. Certains
voudraient voir les gens sortir dans les rues, et engranger des points dans la lutte politique interne; d’autres voudraient continuer avec le même message politique : arrêt de l’occupation. Nous n’avons pas encore de leaders populaires capables de porter plus loin le mouvement enclenché samedi soir. »

M., membre important du Fatah, a été légèrement blessé samedi soir par une balle d’acier enrobée de caoutchouc. Avec d’autres militants, ils avaient quitté leur quartier du nord de la ville pour se rendre sur la route menant à la Mouqata. Ils avaient coordonné leur départ, mais n’avaient aucune idée du nombre de gens qui se joindraient à eux. Comme beaucoup d’autres, ils furent surpris de voir de plus en plus de monde, y compris des femmes et des enfants. Mais la route vers la Mouqata était bloquée. Ils ne jetèrent aucune pierre, se contentant de se tenir face aux soldats. Apres un court moment, « ils commencèrent à tirer sur nous des balles de caoutchouc, qui sont
mortelles à courte distance. »

M. est conscient de l’importance de l’action populaire. Il dit qu’aujourd’hui, la voix de ceux qui s’opposent aux attentats suicides se fait entendre bien plus clairement, et est bien mieux acceptée par l’opinion palestinienne. Mais pour continuer cette opposition populaire, et pour convaincre les gens d’affronter le danger de représailles par l’armée, « nous avons besoin de croire qu’il y a des gens du côté israélien qui nous entendent. Le message est pour eux. Et pourtant, ce n’est pas facile de reparler de paix et de deux nations, alors qu’il y a un tank devant la porte de notre maison, et quand nous n’entendons pour toutes voix que celles du premier ministre d’Israël et de son chef d’état-major. »