Au bout de 70 ans, l’État met enfin au programme la construction de sa première ville arabe, dont la densité démographique sera 1,2 fois celle de Tel-Aviv la claustrophobe. Odeh Bisharat, assistant à une fin de session de la conférence économique du Marker à Nazareth, se surprend cependant à trouver sympathique le responsable de ce plan, qui  bouleverse la vie des familles bientôt expropriées… et même à partager son souci de mettre un soupçon d’organisation dans la pagaille du monde arabe en Israël…

Le moment, conclut-il, est venu pour les braves gens des deux côtés de changer la donne. Et d’appeler les habitants du ghetto spacieux à en briser les limites, ne serait-ce que pour leur propre santé mentale. Il leur revient d’inviter des Arabes à vivre parmi eux’. Et si d’aucuns s’y opposent, qu’une lutte s’ensuive dont dépend l’image collective : raciste ou humaine.


Traduction, Chapô & Référence, Tal Aronzon pour LPM

Ha’Aretz, lundi 20 novembre 2017

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Photo : Site où Tantour, la première ville non-juive programmée en Israël depuis des décennies, est censé être construite – Gil Elyahu [DR]


L’Article d’Odeh Bisharat

Le défunt dirigeant politique Nimr Murkus [*] raconta un jour l’histoire d’un paysan, métayer de fermiers de l’un des villages du nord, venu il y a des années féliciter un ami pour la naissance de son fils. Celui-ci rétorqua : “Va féliciter les seigneurs – un autre esclave leur est né. C’est la marche du monde. Les pauvres engendrent des pauvres, et les riches engendrent des riches”.

C’est la même chose pour les villes. Celle aisée de Savyon mettra au monde une Césarée plus opulente, et un village arabe fera naître un autre ghetto. Eh bien, félicitations, après 70 ans de travail, l’État va fonder une nouvelle ville arabe, bondée à en suffoquer », comme l’expliquait le professeur Yusuf Jabareen lors de la conférence économique du Marker à Nazareth la semaine dernière – « 19 000 unités d’habitation sur un terrain de 2 700 dunams (675 acres). De même que dans le dicton arabe, un homme ayant jeûné tout le jour  finit par casser le soir son jeûne avec un oignon ».

Malheureusement, je n’ai assisté qu’à la fin de la première session de la conférence. À la tribune, le procureur général adjoint Erez Kaminitz parlait. Je me demandais si c’était l’homme qui avait donné son nom au plan voué à conduire à la démolition de quelque 50 000 maisons, suivant les estimations. Lorsque j’en eu confirmation, je me sentis brusquement désappointé. J’aurais cru qu’un homme comme lui, à cause duquel des milliers d’enfants arabes et leur familles perdaient le sommeil, aurait l’air différent, plus rude. Et, à ma grande déception, il semblait être un brave type,

Bizarrement, en écoutant certains des propos de Kaminitz quant à la nécessité d’organiser les choses dans le secteur arabe, je ne pouvais qu’être d’accord avec lui. Après tout, il ne s’agissait que d’un peu d’organisation : au lieu d’une unique boîte enserrant une douzaine de sardines humaines, 20 seraient contenues via l’intervention de l’État.

Le professeur Jabareen pense que la générosité du gouvernement allouant des permis de construire vise à éviter que des Arabes ne vivent dans des villes juives. C’est bien, et les Arabes peuvent être satisfaits de leur succès, même s’il provient de la crainte que les villes juives ne soient endommagées par des Arabes. Mais l’esprit raciste (pas celui des Juifs, cette pensée soit abolie) adopte les mesures nécessaires – avec ce paradoxe terrible : l’Europe a enfermé les Juifs dans des ghettos et maintenant les Juifs enferment les Arabes dans des ghettos.

D’un autre côté, sur la même terre, des ghettos d’une autre sorte sont construits. Plus vastes, ils s’apparentent à des ghettos quand ils sont destinés aux seuls Juifs. Et pas n’importe quels Juifs, mais des Juifs en quête de qualité de vie, sans se préoccuper de ce que leurs maisons sont cause de souffrance pour les habitants alentour, brûlant du désir de la terre qui leur a été volée.

Parmi les habitants des ghettos juifs se trouvent de braves gens qui coexistent avec des Arabes chers à leurs cœurs. De  temps en temps, ils reçoivent des Arabes dans leur vaste ghetto, et les Arabes pour leur part les reçoivent dans leur ghetto grouillant. Là, ils tiennent une session à fendre le cœur de plaintes et réconfort. L’un gémit et l’autre sèche ses larmes. Ensuite, chacun retourne à son propre ghetto, l’un spacieux, et l’autre surpeuplé.

À mon humble avis, les larmes des Arabes se sont déjà taries, et les bons Juifs n’ont plus de mouchoirs.

Le moment est venu de changer le rituel. Les braves gens vivant des deux côtés doivent appeler le ghetto spacieux à cesser d’en être un. Ne serait-ce que pour la santé mentale de ses habitants.

Et pour commencer, il leur revient d’inviter des Arabes à vivre au sein de leur ghetto. Et si d’aucuns s’y opposent, une lutte devrait s’ensuivre pour l’image offerte par la collectivité : raciste ou humaine.


Référence

[*]  Pour en savoir plus sur le dirigeant politique et l’éducateur pacifiste Nimr Murkus :

https://www.haaretz.com/opinion/the-arab-teacher-every-israeli-jew-should-have.premium-1.502714


L’Auteur

Né en 1958 dans une famille originaire de Ma’alul, village détruit en 1948, Odeh Bisharat vit à Yafiah, en Galilée.

Engagé depuis l’adolescence (à la tête du syndicat lycéen arabe à l’échelon national, puis du syndicat étudiant arabe de l’université de Haïfa), et militant au sein de divers mouvements judéo-arabes, il a été le secrétaire général du ‘Hadash, acronyme du Front démocratique pour la paix et l’égalité, dans les années 2000.

 

Chroniqueur au journal al-Ittihad (« Libération »), dont la rédaction se trouvait alors à Jérusalem-est, et au quotidien hébreu Ha’Aretz, il a publié en 2007 une fiction-documentaire ; il y dépeint, à l’occasion d’une campagne électorale, les problèmes sociaux et politiques d’une bourgade arabe en Israël : HouShout Zitounya / H’outsoth Zitounya (« Les Rues de Zitounya »), simultanément en arabe et en hébreu.