Le refus de Tanya Rosenblit, en décembre dernier, de se laisser reléguer avec les autres passagères au fond du bus, les hommes se réservant l’avant pour n’être surtout pas confrontés au risque de poser les yeux sur une femme, a braqué les projecteurs sur la radicalisation progressive de certains milieux ultra-orthodoxes – forts d’un taux de natalité qui les a fait passer avec le temps de 3 à 10 % de la population israélienne, leur assurant un poids électoral non négligeable.

Elle relate ici l’incident, parle d’un respect du monde h’aredi[1] et de son système de valeurs qui exige un égal respect de leur part de la dignité et des droits des autres, qu’il s’agisse des femmes, des Arabes, de chacun et de tous ou toutes dans un État fait de tant de minorités.


Jusqu’à hier, j’étais certaine de vivre dans un pays libre. J’étais sûre que la dignité humaine et la liberté sont des valeurs suprêmes dans notre société pluraliste. Il est vrai que des griefs s’élèvent contre un groupe ou un autre, mais les gens quels qu’ils soient, sans distinction de religion, de convictions ou de sexe, ont droit au respect, car tel est le genre de société dans laquelle j’ai grandi. Voilà les valeurs que l’on m’a enseignées.

Pourtant, peu après être montée dans le bus de la ligne Egged 451 Ashdod-Jérusalem, j’ai eu la preuve que je me trompais. Comme on put le constater, tout le monde n’adhère pas à la maxime : « Dere’h Eretz qadma la-Torah – Se conduire comme il convient [envers autrui] passe avant la Torah. »

L’autobus a traversé des quartiers ultra-orthodoxes. Je l’avais pris parce qu’il s’arrête à cinq minutes de mon point de destination à Jérusalem. Ce n’est qu’en voyant le conducteur surpris de ma présence que j’ai compris où je me trouvais. Je me suis assise derrière lui, de façon à ce qu’il puisse me dire exactement où descendre, quoique que tous n’aient pas paru convaincus que j’avais le droit de m’installer là.

J’ai encore du mal à croire qu’en 2011 il reste des hommes pour penser qu’ils ne doivent pas prendre place derrière une femme.

L’un des passagers refusa de s’asseoir et demeura debout sur la marche près du chauffeur tout le temps du trajet ; tandis qu’un autre décidait de susciter un incident. Il empêcha le conducteur de fermer les portes et appela ses amis, qui arrivèrent et entourèrent le bus. Ils étaient une vingtaine, parlaient yiddish, et on aurait dit qu’une petite manifestation s’organisait, proclamant que ce bus leur revenait suite à un marché passé avec la compagnie Egged ; chacun à bord devait se plier aux exigences du groupe.

Ils le répétèrent en hébreu, bien que le chauffeur ait tenté de leur expliquer que ce bus faisait partie d’une ligne régulière de la compagnie et non d’une ligne « cashère » [2] .

Torah et rapport à l’autre : de la préséance

Il me faut avouer que j’ai eu un peu peur à ce stade. Nul ne prenait la peine de se tourner vers moi et de me demander de faire ce qui leur semblait si évident – aller au fond. Ils se contentaient de me montrer du doigt, de m’insulter, et de s’indigner de l’incapacité d’Egged à préserver leurs droits. Je dois reconnaître que je ne comprends toujours pas de quels droits il s’agit.

Constatant qu’il ne pourrait poursuivre son chemin, le conducteur appela la police. Quand le policier arriva, il échangea quelques mots avec lui, parla longuement avec l’organisateur de la manifestation improvisée, puis monta à bord pour me demander si j’étais prête à faire preuve de respect envers eux en passant à l’arrière. Il répéta la question à deux reprises. Pendant tout ce temps, il fut aussi le premier à se tourner vers moi et me parler.

La modestie de ma robe montrait assez mon respect envers eux, répliquai-je, et je ne saurais m’humilier moi-même par égard pour autrui. À eux de se demander comment il se pouvait que l’humiliation d’une femme soit une marque de respect à leur endroit. Comment un homme peut-il considérer, à notre époque, qu’une femme n’a pas qualité à s’asseoir devant lui ? Qu’éprouverait-il si sa mère, sa sœur ou sa fille s’était heurtée à un tel mépris ?

Le policier finit par admettre mon refus, faute de choix. L’homme qui avait organisé la manifestation resta à Ashdod, tandis que les autres passagers, y compris les nouveaux venus montés par la suite, me dépassaient et s’asseyaient derrière moi sans anicroche.

Quelques interrogations demeurent cependant : Pourquoi la limitation des droits et de la liberté de l’autre est-elle considérée comme juste dès lors qu’elle se présente sous la forme de l’adhésion aux exigences de la loi judaïque ? Depuis quand la Torah a-t-elle préséance sur la politesse la plus élémentaire ? Comment peut-on faire de la religion un usage aussi cynique et comment se fait-il que nul n’ait jusqu’ici réalisé qu’il s’agit là d’un problème social, et que son lien à la religion est mince voire inexistant ? Comment est-il possible qu’une communauté tout entière choisisse d’humilier ses filles, ses femmes et ses sœurs sans que nul ne pousse ni cri ni larme ? Qui imaginerait que quelqu’un puisse vraiment opter pour une vie d’humiliation et d’exclusion ?

S’adresser à la personne par-delà son étiquette

Je tiens à souligner que je ne m’élève pas ici contre les h’aredim ou les pratiquants. Ni contre la religion. Ce qui me gêne c’est l’attitude de l’État, depuis qu’il existe, face à ces manifestations ; l’abandon, par tant de citoyens, de leurs droits élémentaires au nom de la dignité et du bien-être d’une minorité ; et l’indifférence dont l’État fait preuve à l’encontre de ce phénomène, qu’il va parfois jusqu’à encourager.

L’État d’Israël est fait de minorités, et chacune d’elles doit marquer sa considération à l’égard des autres. Il est important de combattre la radicalité, de quelque côté qu’elle vienne. Toutes les opinions et les conceptions du monde sont acceptables tant qu’on ne les porte pas aux extrêmes. Là, elles représentent un danger. Il peut s’agir d’un édit religieux blessant, ou d’appels à l’encontre des h’aredim ; de tirer un missile contre Ashdod ou de scander « Mort aux Arabes ! ».

Dans l’Israël de 2011, c’est au nom des libertés individuelles que le combat se mène ! La guerre inter-groupes ne conduit à rien, sinon à un long conflit empli de slogans vides : Arabes versus Juifs et h’aredim versus laïques. Après tout, nous voulons tous vivre en accord avec nos convictions, nos capacités et notre entendement, être les meilleurs et réussir autant que nous le choisissons – et l’emphase, ici, porte sur le mot « choix ».

Nous ne devons pas permettre à tel ou tel groupe de pression de couvrir la voix singulière de n’importe lequel d’entre nous. La liberté n’est pas un vain mot ; chacun y aspire dans toutes les sociétés et les situations. Si nous renonçons à toute stigmatisation et nous tournons vers la personne qui se cache derrière les étiquettes de h’aredi ou de laïque, nous pourrons créer un dialogue authentique et peut-être réduire le fossé qui nous sépare.


NOTES

[1] Le mouvement h’aredi (littéralement, celui des « Craignant-Dieu »), prône l’ultra-orthodoxie et la séparation du monde moderne et de la culture séculière.

[2] Lignes reliant entre eux des lieux peuplés d’ultra-orthodoxes et où se pratique depuis quelques années une stricte séparation des sexes, les femmes à l’arrière, les hommes à l’avant.