Trad. : Tal Aronzon pour La Paix Maintenant


Quand les enfants souffrent

Quand un Palestinien, en relation avec l’armée israelienne dans le cadre
de son travail au sein d’une unité officielle de liaison, en est réduit à faire appel aux membres des associations israéliennes de droits de l’homme pour convaincre l’armée de sauver un bébé palestinien, quelque chose va mal, très mal …

Par le rabbin Arik Ascherman, secrétaire général des Rabbins pour les
droits de l’Homme.

Jérusalem, 9 juillet 2002

La nuit dernière, quelques membres des Rabbins pour les droits de l’Homme (RDH) et moi-même menions un débat avec les rabbins venus assister au séminaire rabbinique annuel de l’institut Shalom Hartman à Jérusalem. Nous emmenons chaque année les rabbins en visite sur le terrain ou organisons pour eux un programme. Les choses se déroulaient autrement cette année car, malgré le grand nombre de membres de longue date des RDH parmi les rabbins présents, nous étions nettement conscients des effets de l’intifada et du sentiment d’état de siège répandu dans les communautés d’Amérique du Nord. Dans l’assistance, certains des rabbins n’avaient entendu parler de nous que par les
attaques dont nous nous avions été l’objet durant l’année ecoulée et l’un de nos anciens sympathisants avait cessé de nous accorder son soutien.

Notre capital de sympathie parmi les rabbins nord-américains reste solide et nous aurions pu tout simplement balayer leurs objections. Mais le groupe ne faisait à tout prendre que nous renvoyer certaines des questions que nous-mêmes nous posons parfois. Aussi avions-nous décidé d’en discuter en profondeur. Je ne crois pas que quiconque ait nié qu’Israël soit responsable d’actes terribles. On nous demandait cependant s’il y avait le choix, étant donné les attentats que nous, Israéliens, subissons. Nous avons debattu sur le point de savoir si nous avions raison de laver notre linge sale en public, ou même de pratiquer chez nous l’autocritique au moment même ou l’on fait sauter nos
concitoyens.

J’ai cité la lettre que j’avais reçue d’un rabbin membre d’un groupe avec lequel nous avions prévu de débattre le lendemain – le petit groupe de rabbins du mouvement « conservative » dont les pétitions avaient reclamé sans succes du mouvement massorati israélien qu’il exclue les Rabbins pour les droits de l’Homme, et du rabbinat massorati mondial qu’il nous retire son aval [[né en Allemagne et ayant pris une grande ampleur aux Etats-Unis sous le nom de « conservative » avant d’essaimer – en France, communauté massoratit Adath Shalom -, ce mouvement se situe entre orthodoxie et libéralisme, en insistant sur le respect des principes de la Tradition ou Massoreth – NdT]]. Désinformation à part, il nous accusait pour l’essentiel de nous rattacher à « une définition
kantienne de l’éthique coupée du monde réel ». Nous nous demandions si
c’était vrai ou s’il y avait, dans le monde réel, place pour une Torah enseignant qu’existent, même en temps de guerre, des lignes rouges à ne pas franchir.

La discussion fut franche, ouverte et courtoise. En dépit de la majorité de sympathisants des RDH dans la salle, je m’interrogeais en sortant sur
l’impression que nous avions produite sur ceux qui étaient en arrivant les plus méfiants. Etions-nous parvenus à persuader qui que ce soit que nous n’étions pas les démons dépeints par ceux qui nous calomnient ? Avions-nous passé tellement de temps à essayer de convaincre les gens de notre absence de cornes que nous avions manqué au devoir qui est le notre de faire connaître la réalité des territoires occupés ?

Un appel à l’aide

Une rencontre avec deux Palestiniens était prévue au programme. Le premier apprit la veille au soir qu’il n’obtiendrait pas le visa nécessaire pour nous rejoindre. Au matin, on lui dit qu’un visa lui serait délivré, mais il etait alors trop tard. Résident de Jérusalem [[depuis l’annexion de Jérusalem-Est et de ses faubourgs, ses habitants ont un statut particulier – NdT]], le second n’en fut pas moins arrêté à un barrage et se vit confisquer sa carte d’identité.

Vers 23 h, l’un d’eux demanda mon aide par téléphone. Une petite-fille était née dans le village d’Assawiyeh avec des problemes cérébraux et de dos qui mettaient sa vie en danger. Sa mère n’avait pas été autorisée à se rendre à l’hopital pour accoucher et le Croissant Rouge avait annoncé à la famille paniquée qu’il n’y avait aucun moyen de faire passer les barrages militaires à une ambulance pour transporter le bébé a l’hopital. Le Palestinien me dit également qu’une autre petite fille d’un an et demi, de Salfit à proximité d’Ariel [colonie de Cisjordanie], dans un état désespéré, venait de succomber pendant que sa famille contactait les Medecins pour les Droits de l’Homme (MDH) pour l’emmener à hopital. Il était clair que la nouvelle-née mourrait elle aussi d’ici quelques heures si elle ne bénéficiait pas de soins immédiats. J’appelai l’un des intervenants de terrain des MDH, qui contacta à son tour le ministère de la Défense – lequel promit de le rappeler. A
minuit, après une attente inquiète, l’intervenant fut informé que l’autorisation avait été donnée à l’ambulance de transporter le bébé.

L’armée semblait prendre l’affaire au sérieux. Quoiqu’il en soit, notre contact palestinien nous informa que le chauffeur de l’ambulance hésitait à venir. A de multiples reprises, alors même que des permis avaient été délivrés, les chauffeurs avaient été l’objet de tracasseries, voire arrêtés à l’un ou l’autre des barrages qu’il leur fallait passer, ou avaient rencontré des problèmes avec les colons. Il précisa qu’il avait fallu des heures de négociation aux parents pour
obtenir l’autorisation d’enterrer la petite fille décédée à Salfit. A l’heure où j’écris, j’attends encore confirmation que le bébé a été emmené et j’espère qu’on pourra la sauver.

Nuits d’insomnie

Lors de notre dernière conversation, notre contact palestinien avait insisté pour que je rapporte cette histoire. « Je sais qu’il y a des gens de conscience en Israël – si seulement ils connaissaient la réalité qui est la notre », disait-il. « C’est cela, notre réalité ici. Toutes les promesses d’alléger la vie des civils palestiniens ne sont que nuages de fumée et miroirs aux alouettes. » Lui et moi avons souvent eu cette
discussion par le passé. Partisan de la non-violence, il sait comme moi que le cycle de la violence se nourrit lui-même. Chaque enfant palestinien mort suscite un peu plus de haine aveugle. Environ 28% des Palestiniens soutenaient les attentats-suicide au début de la derniere intifada. Ils sont maintenant autour de 90%.

A chaque explosion à Natanyah, Jerusalem ou Tel-Aviv, un nombre chaque fois plus grand d’Israéliens soutiennent une intervention militaire qu’ils reconnaissent comme immorale, dans l’espoir d’une pause même momentanée du carnage. Je n’eus pas le coeur de le lui rappeler ce soir. Je dis simplement : « Demain, nous aurons le temps d’écrire. Cette nuit, nous avons une vie à sauver. »

Alors, pourquoi ecris-ie maintenant ? Je suppose que c’est parce que je ne suis pas sûr de pouvoir dormir tant que je n’aurai pas eu de nouvelles du voyage du bébé. Ils sont nombreux les Israéliens et les Palestiniens qui passent des nuits d’insomnie à s’inquiéter pour ceux qu’ils aiment, ou à les pleurer. Il est sans doute vrai qu’aucun Israélien n’a eu l’intention délibérée de s’en prendre à ces enfants
comme le fait un(e) auteur d’attentat-suicide, fixant sa ceinture d’explosifs dans l’espoir de tuer le plus d’enfants possible.

La politique israélienne a pourtant provoqué la mort d’une enfant palestinienne aujourd’hui, et la vie d’un autre bébé est en suspens. Certains diront que, pour tragique que soit la situation, c’est la direction palestinienne qui en porte la responsabilité. Ce n’est qu’en partie vrai. Sans songer un instant à justifier les violences palestiniennes, nous devons avoir conscience que les continuelles
confiscations de terre, les arbres arrachés, les maisons détruites, la répartition injuste de l’eau, etc., ont sapé la confiance du Palestinien moyen dans le processus de paix.

S’il nous faut pour assurer notre défense mettre en danger la vie de bébés palestiniens, c’est que quelque chose va mal, très mal – voilà le fond du problème. Quand un Palestinien, dont le rôle au sein d’une unité palestinienne de liaison officielle est de travailler avec l’armée israélienne, doit en appeler aux défenseurs israéliens des droits de l’homme pour sauver un bébé palestinien, quelque chose va mal, très mal.

C’est la réalité de l’occupation. Nul ne devrait oublier que le conflit israélo-palestinien a commencé bien avant l’occupation. Ni nourrir l’illusion que la fin de l’occupation ouvrira une ère de paix et d’harmonie. Cependant, aussi longtemps que l’occupation se poursuit, la politique israélienne, en essayant d’empêcher les auteurs d’attentats-suicide d’atteindre les villes israéliennes, empêchera les bébés palestiniens d’atteindre un hopital.

Un enfant innocent

Pour ceux qui sont si pleins de douleur et de fureur qu’ils affirment que la situation actuelle nous interdit de nous inquiéter fût-ce d’un innocent nouveau-né palestinien, le Midrash enseigne que les anges voulurent convaincre Dieu de ne pas sauver le jeune Ismaël, quand lui et sa mère, Agar, étaient sur le point de mourir de soif dans le désert. Ils soutenaient que les descendants d’Ismaël infligeraient au peuple juif des souffrances sans nombre. Dieu répliqua, peut-être parce que Dieu a créé un monde où tout n’est pas déterminé et où le changement est possible, qu’il jugerait Ismaël « beasher ou sham » – « là ou il est » – (Genèse 21, 17). La où il était alors, c’etait un enfant pur et innocent.

D’aucuns diront que les anges avaient raison et que Dieu suivait « une absraite définition kantienne de l’éthique ». Ils peuvent en appeler à l’histoire et y trouver des arguments convaincants. Ce serait pourtant porter sur l’histoire un regard sélectif, et négliger ce qui peut encore advenir, ou ce qui aurait pu advenir (pour le meilleur ou le pire), si Dieu avait agi différemment. Ils peuvent dire qu’aucune menace immédiate ne pèse, dans ce midrash, sur Abraham, Sarah et Isaac – mais les bébés palestiniens ne menacent pas les Israéliens. Nous apprenons en outre,
dans le traité Sanhedrin 74a [du Talmud], que nul ne peut blesser un innocent fût-ce pour se defendre.

Enfin, si facile qu’il soit de laisser la colère, la douleur et le désespoir, travestis en pragmatisme, nous guider quand nous sommes sous le feu, le fait est que la colère, la douleur et le désespoir suscités parmi les Palestiniens par nos actes de cette nuit mettent notre sécurité en danger. Si nous pensons que la situation actuelle ne nous laisse d’autre alternative que de tuer ou d’être tués, nous devons etre conscients du fait que tuer nous mène à nous faire tuer. Nous devons tenir compte de ce double axiome, qu’aucun pays ne pourrait ni ne devrait rester passif tandis qu’on fait sauter ses citoyens, et qu’aucun peuple ne pourrait ni ne devrait accepter trente-cinq années d’occupation. Nous pouvons dire à bon droit qu’il est d’autres moyens de protéger les citoyens israéliens et d’autres modes de résistance à l’occupation, mais nous devons regarder d’un oeil honnête la réalité qui nous entoure.

Les Palestiniens pourraient faire beaucoup et le devraient afin de faciliter la tâche de ceux d’entre nous, Israéliens, qui font ce qu’ils doivent pour parvenir à la paix. J’essaie de faire comprendre aux Palestiniens avec lesquels nous sommes en contact, non seulement combien cette intifada est moralement douteuse, mais à quel point elle rend difficile à beaucoup d’Israeliens d’accepter ce que j’écris ici.

Payer aux Palestiniens le salaire de la violence ne m’intéresse pas. Mieux vaudrait se demander quel en est le prix. Au mieux, nous nous retrouverions au point où nous en étions avant l’intifada, pour ne rien dire des pertes humaines, matérielles et économiques endurées par les Palestiniens. Du reste, nous ne devons pas nous voiler la face. Reconnaissons que les Palestiniens n’ont aucune chance de mettre par leurs seuls moyens fin à l’occupation. Nous, Israéliens, le pouvons.
L’image du Talmud (traité Taanit 17a) me revient souvent, où un homme tenant un lézard mort tente de se purifier dans le mikveh (bain rituel), sans prendre conscience qu’il lui faut d’abord lâcher le lézard [[la mort est pour le judaïsme l’impureté suprême, raison pour laquelle l’entrée d’un cimetière est interdite aux descendants de la tribu sacerdotale des Cohen – NdT]].

Le tracé des cartes et les moyens précis d’en finir avec l’occupation ne sont pas de notre ressort en tant qu’organisation de droits de l’homme. Nous devons faire ce que nous pouvons pour protéger ceux-ci dans le cadre de la réalité où nous vivons. « Beasher ou sham » relève-t-il d’une abstraite morale kantienne ? Je dirais plutot qu’il s’agit de la Torah nous enjoignant : « Choisis la vie. » (Deut. 30,19).

Jérusalem, 9 juillet 2002

En vérifiant ce matin, nous avons eu confirmation que le bébé est parvenu sans encombre à l’hopital. Nous allons continuer à nous enquerir de son état. La petite fille de Salfit a été enterrée tard dans la nuit. Ce matin, mon contact palestinien n’avait guère le temps de se pencher sur les événements de la veille. Il essayait d’organiser les examens de passage des jeunes de Salfit, qui n’avaient pu s’y soumettre en temps et en heure du fait de la récente réoccupation de la ville. Le Palestinien de Jérusalem a recupéré ses papiers d’identité au bout de deux heures ; il est rentré chez lui.

Jérusalem, 15 juillet 2002

Apres avoir subi une opération, le bébé est de retour à la maison. Son état de santé est toujours très préoccupant. D’ici quelques jours, sa famille aura besoin d’une nouvelle autorisation pour le ramener à l’hopital. Il nous ont demandé d’essayer de le faire transporter quelque part où il puisse bénéficier de meilleurs soins.