L’article de Mohammad Darawshe analyse les facteurs à l’origine de la baisse historique du taux de participation des citoyens arabes, qui n’a atteint que 49,2% lors des dernières élections. Pour lui, il est temps d’ouvrir un nouveau chapitre dans les relations du centre gauche avec la société arabe. Sans coopération avec les  Arabes, le bloc du centre-gauche n’arrivera jamais au pouvoir. Inversement, sans le partenariat avec le centre-gauche, l’opinion publique arabe ne sera pas en mesure d’influencer la prise de décision dans l’Etat d’Israël.


Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Photo : Ayman Odeh, membre du parti arabe israélien Hadash,  fait le geste de la victoire.

© AFP/Ahmad Gharabli (DR)

Auteur : Mohammad Darawshe pour Bayan / Les Arabes en Israël et Moyshe Dayan Center, 20 mai 2019 

To Close the Rifts, Leadership is Needed

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Si le taux de participation des citoyens arabes aux dernières élections avait été le même qu’aux élections de 2015 (64% à l’époque), ils auraient remporté 16 sièges à la 21ème Knesset et le nombre de députés arabes aurait été le plus élevé de l’histoire du pays. Mais comme nous le savons, ce ne fut pas le cas. Le taux de participation des électeurs arabes aux élections de 2019 a été le plus faible depuis la création de l’État – 49% – et ce, pour plusieurs raisons. Les citoyens arabes ne se sont pas vu présenter de motifs convaincants pour voter ; en revanche, une pléthore de raisons les ont incités à ne pas voter. Ainsi, l’opinion publique arabe a éprouvé un sentiment de fatalisme qui équivalait à une expérience de suicide politique de masse.

La première raison de la faible participation électorale est interne : les électeurs ont été déçus par les députés arabes qui avaient reçu un mandat élargi et la confiance du public arabe lors des élections précédentes, mais qui ont finalement échoué. En 2015, l’opinion publique arabe avait fait pression en faveur de l’établissement de la Liste commune et les sondages prévoyaient qu’un parti uni augmenterait la participation électorale des citoyens arabes qui, jusque-là, avaient préféré s’abstenir de voter. Cette vague de soutien a été suivie de grandes attentes de la part des représentants arabes à la Knesset, dont celle de maintenir l’unité et la coopération entre les différentes parties qui ont constitué la Liste. En outre, la fusion des partis arabes semblait possible parce que l’électeur arabe ne voyait pas les différences réelles qui existent entre eux ; s’ils s’exprimaient tous en hébreu lorsqu’ils s’adressaient à l’establishment israélien, leur rhétorique en arabe, destinée au public arabe, traduisait leurs divisions. En conséquence, ils se retournèrent les uns contre les autres.

La querelle entre les partis qui ont constitué la Liste commune a atteint son point culminant lors du fiasco entourant la rotation du siège de Bassel Ghattas, soulignant les intérêts individuels de chaque parti et leurs divisions. Il devint évident que l’espérance d’unité avait été vaine et qu’il fallait envisager de se scinder en deux partis qui représenteraient la voix arabe de manière respectueuse et digne, dans l’espoir que deux partis réveilleraient l’espace politique en sommeil dans les communautés arabes et augmenteront la participation électorale.

La création de la Liste commune avait soulevé des complications : en effet, il était difficile de mesurer la véritable valeur de chacun des partis composant la Liste. La dernière fois que les partis arabes s’étaient présentés séparément, c’était il y a six ans, en 2013, et l’équation utilisée pour attribuer des sièges à la Knesset à chacun des partis de la liste à l’époque semblait sans pertinence en 2019. Certains pensaient – peut-être à juste titre – que les choses avaient changé depuis 2013 et que leur parti méritait maintenant une plus grande représentation. L’argument principal venait du parti Ta’al du député Ahmad Tibi. Les sondages lui prédisaient du succès, en partie grâce au second candidat sur sa liste, le député Osama Sa’adi, qui avait accompli avec succès la moitié de son mandat. Tibi demanda qu’on lui attribue deux des dix premiers sièges, et trois sièges au total sur les treize prévus. Comme Tibi, le Mouvement islamique ne s’était jamais présenté de manière indépendante, mais il estima qu’il avait droit à trois sièges parmi les dix premiers et à cinq sur un total de treize. Les membres de Balad ont agi de la même manière ; bien qu’ils n’aient jamais revendiqué plus de deux sièges lorsqu’ils s’étaient présentés indépendamment, ils  demandèrent trois sièges dans les dix premiers et quatre sur les treize prévus. Hadash, qui avait atteint son maximum de cinq sièges en 1977 et en 2015, réclama quatre sièges dans les dix premiers, et cinq sièges sur les treize.

L’opinion publique arabe perçut ce conflit interne comme un affrontement d’egos entre les parties, une tentative de saper l’unité des listes communes, et enfin comme une trahison du mandat qui leur avait été donné par les électeurs. En conséquence, le public décida de les punir, et de leur reprendre le droit qu’ils leur avaient donné, en les ramenant à leur taille naturelle afin de leur enseigner la décence.

La deuxième raison de la faible participation électorale de la population arabe était la colère contre le système politique israélien causée par la loi de l’État-nation, qui était considérée par la population arabe votante comme l’antithèse du processus d’intégration auquel elle aspire. La participation aux élections est l’acte civil le plus marquant de l’israélisation, et elle souligne le désir de s’intégrer dans l’arène politique et pas seulement dans le domaine social et économique de l’État. La loi de l’État-nation a érigé un plafond de verre au-dessus de ceux qui souhaitent appartenir à l’État et a clairement indiqué aux citoyens arabes qu’une frontière avait été tracée devant eux et qu’ils ne devaient pas cultiver d’aspiration à l’égalité parce que leur statut dans la hiérarchie entre juifs et arabes en Israël resterait toujours inférieur.

Le boycott idéologique des citoyens arabes s’est intensifié pendant les élections à la Knesset. Au processus de sa mise à l’écart, l’opinion publique arabe répondit par son retrait du système politique, allant évidemment à l’encontre de son propre intérêt.

La troisième raison de sa faible participation électorale est l’insatisfaction de la société arabe à l’idée de remplacer le gouvernement actuel par Benny Gantz, non en raison de son image en tant qu’individu ni celle de militaire : d’autres chefs d’état-major militaires – Ehud Barak et Yizhak Rabin – ont obtenu son soutien. C’est plutôt la rhétorique d’exclusion de Gantz qui l’a troublée, en particulier sa déclaration malheureuse selon laquelle il se joindrait à une coalition qui n’établirait que des partis juifs, et le fait qu’il s’est vanté de ce que, pendant son mandat de chef d’état-major, « certaines parties de Gaza étaient revenues à l’âge de pierre« . Ces deux déclarations ont ruiné son image d’alternative capable de les délivrer de Netanyahu. L’opinion publique arabe a estimé qu’elle n’avait aucune raison de soutenir un tel remplacement- il serait plus facile de critiquer Netanyahu et son gouvernement de droite pour leur rhétorique ouvertement raciste que de critiquer le racisme latent de son adversaire. Gantz ne s’est pas adressé au public arabe comme un homme qui reconnaît la légitimité de leur citoyenneté ou qui comprend leurs sentiments. A leur tour, ils lui ont donné une amère leçon : quiconque aspire à supplanter le règne de la droite doit approcher l’opinion publique arabe avec respect.

Quatrième raison du faible taux de participation de la population arabe aux élections de 2019 : l’abandon des activités de campagne sur le terrain au cours du dernier mois de campagne et en particulier le jour du scrutin. Il n’y a pas eu de véritables campagnes politiques sur le terrain. J’ai mené plusieurs campagnes parlementaires et locales, et je peux témoigner que, cette année, l’impression dominante était que les partis arabes ne savaient pas quoi faire parce qu’ils craignaient les critiques sur le terrain. Par conséquent, ils abandonnèrent les activités sur le terrain et décidèrent de mener une campagne basée sur les réseaux sociaux et un certain nombre d’affiches de campagne vides de sens. Ils ne présentèrent pas de programme ou de contenu, ni d’excuses pour leurs erreurs, n’ont pas été assez vus dans la rue, n’ont pas serré la main des électeurs potentiels et n’ont pas touché le cœur des gens. Les électeurs arabes vivent dans une société traditionnelle qui exige une touche personnelle et qui sait pardonner quand on vient vers elle. Une pauvre campagne a donné des résultats piteux, et seule l’indulgence a sauvé les partis arabes dans les deux dernières heures de la journée électorale, lorsque les électeurs ont conclu que la direction avait subi suffisamment de préjudice et qu’à tout le moins, les partis ne devraient pas disparaître de l’arène politique. Le problème, c’est que ce réveil est arrivé trop tard.

Les dirigeants arabes doivent tirer des conclusions et entamer avec l’opinion publique arabe une réconciliation fondée sur une appréciation et une humilité réelles. Le taux de participation des citoyens arabes a été de 49%, dont 72% ont voté pour les partis arabes, ce qui signifie que 35% de la population arabe leur a fait confiance. Pour regagner le cœur des citoyens arabes, les dirigeants arabes doivent ouvrir les rangs des dirigeants et intégrer les causes sociales et économiques pragmatiques qui sont ancrées dans la réalité. Les dirigeants des partis politiques sont perçus comme obsolètes, fatigués et égoïstes ; ils ne sont pas en phase avec les nouvelles sensibilités du public arabe. La société arabe a besoin de dirigeants capables de faire face à la violence et à la criminalité croissantes qui la consomment. Elle a besoin de dirigeants capables de diriger la croissance économique dans la société arabe et de canaliser sa stratégie économique. Il faut des dirigeants qui s’identifient à la percée des jeunes Arabes dans le monde universitaire israélien et qui savent comment utiliser au mieux leur potentiel intellectuel. Elle exige des dirigeants qui peuvent mener une conversation efficace et positive avec la société juive, sans provoquer et pointer du doigt le groupe dans son ensemble. Les parties arabes doivent adopter un programme socio-économique qui produira des résultats concrets et renoncer à la rhétorique et aux discours enflammés.

Il est certain qu’un nouveau chapitre dans les relations entre le centre-gauche et la société arabe doit s’ouvrir – un chapitre fondé sur l’interdépendance et le respect mutuel, et non sur la conception des Arabes comme « pneu de secours » pour le camp israélien. Sans participation arabe, le bloc du centre-gauche n’est promis à aucun avenir. Et d’autre part, sans le centre-gauche, l’opinion publique arabe est incapable d’influencer la prise de décision dans l’Etat d’Israël, se confinant dans le rôle d’éternel plaignant, agressif et déçu. Le public arabe aspire à être un véritable partenaire avec un public juif qui le récompensera par un véritable partenariat. Le sens d’un tel partenariat est l’égalité sociale et économique, ainsi que l’égalité politique, comme promis dans la Déclaration d’indépendance de l’État. La majorité juive doit rejeter sa crainte d’une coalition avec les Arabes, car c’est la seule manière de former un autre gouvernement en Israël. Derrière les craintes soulevées par la droite contre un gouvernement qui s’appuierait sur les députés arabes, il convient de rappeler que la paternité de cette idée revient à la droite elle-même : c’est Benjamin Netanyahu lui-même qui, en 1996, invitait le parti démocratique arabe à rejoindre son gouvernement,étant ainsi le premier Premier ministre à offrir une nomination ministérielle à un Arabe issu d’un parti arabe (le poste fut offert au député Abd al-Wahhab Darawashe qui déclina poliment le poste). Ariel Sharon, résolument de droite, fut le premier à promettre de nommer un ministre arabe lors de sa candidature au poste de Premier ministre en 2001, promesse qui contraignit le parti travailliste à proposer Salah Tarif, premier ministre druze de l’histoire de l’Etat d’Israël. En 2007, Ehud Olmert n’hésita pas à nommer pour la première fois l’arabo-musulman Raleb Majadale ministre , et il n’en subit aucune conséquence politique négative.

Malheureusement, la gauche mobilisa ses efforts à s’immuniser contre la droite, en essayant de paraître plus à droite et en augmentant ainsi la délégitimation du leadership arabe. Lorsque Ehud Barak remporta le poste de Premier ministre en 1999 avec l’aide de votes arabes, il tourna ensuite le dos à ses partenaires électoraux, et déclara qu’il était nécessaire d’avoir un gouvernement reposant sur une majorité juive à la Knesset. Barak se méfiait de la droite et craignait un retour de bâton s’il avait un gouvernement reposant sur les Arabes plutôt que sur une majorité juive. Cette lâcheté a fait payer un lourd tribut aux relations juives et arabes dans le pays, creusant le fossé entre la gauche et le public arabe. En outre, la profonde déception des Arabes à l’égard de leurs partenaires de gauche s’est traduite par le boycott de ce même gouvernement et de ce même Premier ministre. Cette atmosphère fut l’une des causes des événements qui éclatèrent en octobre 2000, et qui creusèrent le fossé entre le public juif et le public arabe et leur fit perdre une décennie entière. Les dirigeants du centre-gauche doivent tendre la main, mobiliser la bravoure, le courage et la foi en une pleine égalité civique et une volonté de résister à la colère et aux accusations de la droite. Les tentatives visant à plaire à la droite se sont révélées, à maintes reprises, conduire à l’échec.

Des contrecoups considérables résultèrent de cette difficile campagne électorale. Les dirigeants arabes ont beaucoup souffert des provocations de Netanyahu et de l’insatisfaction de la population arabe. Le bloc du centre gauche a été vaincu parce qu’il n’a pas réussi à s’adresser au public arabe et parce qu’il a tenté de se faire passer pour quelque chose qui n’a rien à voir avec son identité civique réelle. Les citoyens juifs et arabes ont subi des manifestations d’incitation, de polarisation et de délégitimation. Nous avons besoin de dirigeants intelligents, intègres et raisonnables qui sauront combler les fossés.

Mohammad Darawashe, Directeur du département Equality and Shared Society à l’Institut Givat Haviva, est expert en résolution de conflits et chercheur à l’Institut Hart et à l’Académie Robert Bosch à Berlin. Auparavant, il a dirigé les campagnes électorales du Parti Démocratique Arabe et de la Liste Arabe Unie. Aujourd’hui, il est conférencier et analyste politique pour les médias locaux et internationaux sur le statut des citoyens arabes en Israël.