« En Israël, le groupe qui a esquissé sa vision audacieuse de l’avenir le plus clairement possible, qui a investi des ressources à grande échelle et qui a fait le travail quotidien supplémentaire nécessaire pour transformer la réalité a sans aucun doute été le mouvement des colons ». Dans ce texte, le directeur européen de l’Alliance pour la paix au Moyen-Orient (ALLMEP), John Lyndon, explique comment le camp de la paix en Israël et les Palestiniens laïques ont priorisé les gains à court terme plutôt que les objectifs à long terme. Pour que le camp de la paix revienne à son apogée du début des années 1990, Lyndon soutient qu’il doit tenir compte des leçons de la stratégie à  long terme du mouvement des colons et réapprendre comment mettre en œuvre un véritable changement en Israël.

*Un dunam est une mesure de superficie égale à 1000m2  

Traduction : Bernard Bohbot pour La Paix Maintenant

Photo : John Lyndon

Fathom, janvier 2019

http://fathomjournal.org/one-more-dunam-one-more-goat-re-learning-how-real-change-happens-in-israel-and-palestine/?fbclid=IwAR2Cxdw_I0zbFBFaOBx0zLOWwJlzGu5WkAPuTAhLPv1lfL-WiZg9FdZuZl0#comment-anchor


Le mois de novembre 2017 a marqué le centenaire de la Déclaration de Balfour, cette étape critique et controversée sur la voie de la création d’Israël. Six mois plus tard avait lieu la commémoration du 70e anniversaire de la création de l’État d’Israël, de la Guerre d’Indépendance et de la Nakba. Ces  événements centrifuges ont alimenté le conflit et leurs récits parallèles qui s’affrontent depuis. Par ailleurs, il y a quelques mois à peine, nous avons célébré le 25e anniversaire des Accords d’Oslo, tentative imparfaite de créer un nouveau paradigme dans lequel ces récits pourraient coexister et être – sinon réconciliés – peut-être adoucis, jusqu’à ce que les désaccords sur le passé n’empêchent plus un accord sur la voie à suivre dans le futur.

Mais 1917, 1948 et 1993 ne sont pas des créations ex nihilo. Comme la plupart des moments importants qui ont mené à des transformations sociopolitiques majeures, ce sont l’aboutissement d’un processus à long terme, mené par des personnes dévouées et déterminées qui ont agi de concert afin de concert pour changer les choses. La Déclaration Balfour n’aurait pas pu avoir lieu sans la croissance du sionisme moderne au cours des décennies précédentes, l’investissement de ressources économiques, politiques et diplomatiques, sans oublier le pouvoir catalytique de la Première Guerre mondiale. De même, la création d’Israël aurait été impossible sans les progrès progressifs réalisés par les sionistes sur le terrain en Palestine sous la période du mandat. ‘’Un dunam de plus, une chèvre de plus  » était une stratégie gagnante, de même que la création graduelle, méthodique et efficace de l’appareil d’État par le Yishuv, ouvrant minutieusement une voie sur laquelle la souveraineté est devenue le pas logique suivant.

Les accords d’Oslo ont peut-être semblé arriver du ciel comme un monolithe cosmique en 1993, mais en réalité, ils étaient le résultat logique d’une série d’événements qui ont commencé avec l’acceptation par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de deux États cinq ans auparavant et l’impact de la Première Intifada, qui a prouvé à de nombreux israéliens, que le statu quo n’était pas durable. C’est ce qui a pavé la voie à la défaite du Likoud en 1992.

Bref, ces moments de transformation dans le conflit avaient des racines plus profondes et étaient le fruit d’investissements considérables en temps, en ressources et en capital politique. Ceux qui ont façonné ces changements majeurs ont compris ce qui était nécessaire : un objectif stratégique audacieux, improbable (mais tentant). Ils ont compris également qu’il fallait être prêt à faire preuve de sacrifice, de dévouement et de renonciation. Aussi, ils misaient sur l’importance de savoir repérer les occasions et de les saisir. Cette discipline au niveau tactique faisait en sorte que les progrès menant au but final étaient mesurables.

Dans cette optique, une question se pose : que diront les historiens futurs sur notre époque ? Qui a fait les gestes souvent peu remarqués mais tactiquement astucieux, jour après jour, pour façonner le prochain moment de transformation dans cette région ? Pour les partisans d’une solution à deux États, les réponses à ces questions ne sont pas agréables, mais il faut les affronter.

LE SIONISME ET LA STRATÉGIE À LONG TERME DU MOUVEMENT DES COLONS

En Israël, le groupe qui a esquissé sa vision audacieuse de l’avenir le plus clairement possible, qui a investi des ressources à grande échelle et qui a fait le travail quotidien supplémentaire nécessaire pour transformer la réalité, a sans aucun doute été le mouvement des colons.

Dans un excellent éditorial déplorant la fin de l’ère d’Oslo, Lara Friedman, présidente de la Fondation pour la paix au Moyen-Orient, a rappelé l’époque où elle servait au consulat américain (récemment fermé) à Jérusalem-Est. C’était une époque d’espoir, quand nous, les partisans de la solution à deux États étions  » l’avenir d’autrefois  » : « Peu après la signature des Accords d’Oslo, je me suis rendue avec un collègue à la rencontre d’un dirigeant de colons à son bureau dans le village de Psagot. Le monde a peut-être son processus de paix, a soutenu cet homme, mais nous, les colons, avons des plans concrets pour l’empêcher d’aller de l’avant. Il nous a montré carte après carte des routes de contournement et des infrastructures massives qui permettraient aux colonies de continuer à se développer, de relier les colonies entre elles et de relier tout cela de manière transparente avec le territoire israélien. Un jour prochain, a-t-il affirmé, les colonies de peuplement feront tellement partie d’Israël que personne ne pourra parler de céder des terres aux Arabes. Mon collègue et moi sommes partis en secouant la tête, émerveillés par la capacité de cet homme à opérer dans un état de déni si profond des réalités politiques. Rétrospectivement, je m’émerveille aujourd’hui du très long match que lui et ses compagnons de voyage, tant aux États-Unis qu’en Israël, ont joué, ainsi que de leur incroyable succès. »

Une infime fraction des partisans du  » Grand Israël  » était prête à recourir à la violence extrême, comme lors du massacre de la grotte des Patriarches en 1994 et de l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin en 1995, événements qui ont changé le cours du processus d’Oslo d’une manière difficile à surestimer. Beaucoup d’autres, cependant, ont créé le changement par l’infiltration des institutions, la lente création de  » faits accomplis  » et la transformation progressive de l’opinion publique, des lois et des normes qu’ils ont influencées.

Ce qui est arrivé au Likoud est un très bon exemple de cette dynamique. Le mouvement des colons a reconnu que le parti dominant le plus aligné sur sa vision pourrait toujours l’être davantage. Le Conseil YESHA encourage depuis longtemps ses membres à rejoindre le Likoud afin que celui-ci adopte des mesures allant dans le sens des colons, et à faire en sorte que des dirigeants du Likoud gagnés à leur cause se situent parmi les candidats à la Knesset en tête de la liste du parti. A Hébron et Yitzhar, deux localités réputées pour leur extrémisme et leur violence, les membres du Likoud étaient presque cinq fois plus nombreux que les électeurs du Likoud en 2013. Cette tactique méthodique et dévouée a permis l’adoption à l’unanimité d’une résolution historique du Likoud en 2017 en faveur de la construction illimitée de colonies et de l’annexion de parties de la Cisjordanie.

Les Forces de défense israéliennes (FDI), peut-être l’institution la plus vénérée d’Israël, n’ont pas été à l’abri de tels phénomènes. L’année dernière, j’ai visité la colonie d’Eli, située bien au-delà de la barrière de séparation, au centre de la Cisjordanie, et sur des terres qui doivent constituer un État palestinien dans tout accord possible entre deux États. Eli abrite également l’académie pré-militaire Bnei David Mechina, qui forme certaines des recrues les plus compétentes de l’armée israélienne. Fondé en 1988, le Mechina forme 500 étudiants par an, dont 40 % deviennent officiers des FDI, la grande majorité des diplômés servant dans des unités de combat ou d’élite au sein d’une armée qui compte dix fois plus d’hommes orthodoxes diplômés des programmes de formation des officiers que dans les années 90. Alors que la plupart de ces diplômés vivent probablement à l’intérieur de la Ligne verte et ont des opinions politiques diverses, une enquête PEW de 2017 a révélé que les Israéliens orthodoxes étaient au moins deux fois plus susceptibles de favoriser les colonies que leurs homologues laïques.

Cette sorte de dévouement pionnier était autrefois la marque de fabrique du sionisme ouvrier séculier. Trois ans après l’Holocauste et l’extermination de six millions de Juifs, Israël a sacrifié un pour cent de sa population dans la Guerre d’Indépendance, vaincu tous ses voisins et fondé un État. Dix-huit ans après sa création Israël, c’était la seule puissance nucléaire de la région. Un an plus tard, elle a pu battre tous ses voisins en seulement six jours et, au cours des décennies qui ont suivi, elle a augmenté sa population à environ 8,5 millions d’habitants, son PIB par habitant à 40 000 dollars – plus élevé que celui du Royaume-Uni – et s’est imposée comme l’État, l’économie et les forces armées les plus puissants de la région. Le niveau de sacrifice, de détermination et de vision à long terme requis pour accomplir un tel exploit est stupéfiant.

Comme l’a écrit Michael Walzer dans The Paradox of Liberation (recensé dans Fathom par James Bloodworth), le phénomène des mouvements séculiers de libération nationale remplacés par des successeurs religieux n’est pas l’exclusivité d’Israël. Cependant, la vision politique du mouvement des colons ne se limite pas à la nature de la société israélienne. Elle a un programme territorial clair qui n’est rien de moins qu’une transformation dans ses implications pour la démocratie israélienne, la sécurité régionale et la géopolitique mondiale.

En 1999, lorsque Ehud Barak, le plus récent Premier ministre sioniste travailliste, a été élu, il y avait environ 385 000 colons vivant au-delà de la Ligne verte. Aujourd’hui, malgré des changements qui sont intervenus comme la Deuxième Intifada [qui a fragilisé la sécurité dans les colonies] et l’évacuation de 9 000 colons de Gaza et du nord de la Cisjordanie en 2005, et qui auraient dû décourager les Israéliens de s’installer en Cisjordanie, il y en a plus du double, avec plus de 800 000 personnes vivant au-delà de la Ligne verte. Cette augmentation n’est pas accidentelle. Elle est le résultat d’une stratégie à long terme exécutée avec discipline tactique et avec la volonté de faire de grands sacrifices à court terme pour y parvenir. Ce sont des méthodes que ceux d’entre nous qui prennent la paix au sérieux doivent étudier et réapprendre.

LE MOUVEMENT NATIONAL PALESTINIEN ET LA STRATÉGIE À LONG TERME DES ISLAMISTES

N’en déplaise à certains, mais le mouvement national palestinien, dans sa phase antérieure partageait certaines caractéristiques avec le sionisme. Lui aussi a ressuscité une identité nationale endormie : il est important de se rappeler qu’au cours des deux décennies qui ont suivi 1948, les  » Palestiniens  » étaient à peine reconnus comme tels, dispersés dans les camps de réfugiés, Gaza et la Cisjordanie étant absorbées respectivement par l’Égypte et la Jordanie, et le monde considérait largement leur situation humanitaire plutôt que nationale. Au lendemain de 1967, la cause palestinienne est passée d’un petit groupe de fedayins, qui attaquaient des infrastructures isolées en Israël, à un mouvement dynamique sous le contrôle du Fatah et de son chef, Yasser Arafat. Il était suffisamment populaire et efficace pour faire craindre au roi Hussein qu’il ne s’empare du Royaume de Jordanie, tandis que l’État d’Israël était préoccupé par sa capacité à fomenter la révolte dans les territoires occupés.

Quelques mois après la victoire d’Israël dans la guerre des Six Jours, Arafat a fait la couverture du magazine TIME (la première de 12 parutions). Sept ans plus tard, l’OLP était la seule entité capable de représenter le peuple palestinien, avait des sièges dans plusieurs organismes internationaux et Arafat s’adressait à l’Assemblée générale des Nations Unies, où l’OLP avait le statut d’observateur. Rien de tout cela n’était accidentel. Face aux États conservateurs et inefficaces qui constituaient à l’époque une grande partie du monde arabe, le progrès dynamique de l’OLP à partir d’une base très faible – amplifiée par l’application fréquente d’actes de violence scandaleux – était indéniablement impressionnant.

Avec les camps de réfugiés désespérément pauvres de Jordanie, du Liban et de Syrie comme terrain de recrutement, l’OLP a quand même réussi à collecter des sommes importantes pour ses opérations. Avec des parallèles intéressants à la manière dont le sionisme a rapidement tiré parti de la diaspora juive pour atteindre ses objectifs, entre 5 et 10 % des salaires d’environ 300 000 Palestiniens qui travaillaient dans les États du Golfe au milieu des années 70 étaient imposés par l’OLP, auxquels s’ajoutent les dons des monarchies du Golfe, qui étaient nettement plus enclines à financer l’OLP à l’époque qu’elles ne le sont actuellement à appuyer l’Autorité palestinienne (AP) en situation financière difficile.

Il y a eu aussi une évolution du pragmatisme, qui s’est manifestée le plus clairement avec l’acceptation d’une solution à deux États à Alger en 1988, la reconnaissance officielle d’Israël avec la signature des Accords d’Oslo (en 1993), montrant une détermination à réaliser un semblant de contrôle territorial, même si au départ celui-ci était limité à Gaza et Jericho.

Cependant, pour les Palestiniens tout comme en Israël, le passé récent, le présent (et peut-être même l’avenir) n’ont pas été favorables aux nationalistes laïques et pragmatiques, dont le sort dans tout le monde arabe (et au-delà, comme Michael Walzer l’a démontré par son analyse du cas indien) a été menacé. Au lieu de cela, à l’instar de ce qui s’est passé ailleurs dans la région, ce sont les islamistes qui ont semblé avoir la main dans la politique nationale palestinienne.

Comme le mouvement des colons, les islamistes peuvent se remémorer des débuts peu prometteurs, alors que leurs chances de succès leur semblaient faibles. Pourtant, comme les colons, les islamistes ont compris la nécessité de construire graduellement mais de façon mesurable à long terme. Pour les forces dynamiques qui ont commencé à se rassembler à Gaza au début des années 1980, inspirées et liées aux Frères musulmans d’Égypte, cet objectif était l’islamisation de la Palestine, qu’ils considéraient comme nécessaire pour vaincre Israël, mais aussi comme une priorité temporelle et spirituelle en soi.

Ils ont passé leurs premières années à fournir des services sociaux – écoles, cliniques, aide sociale – et ont été aidés par la générosité des bienfaiteurs dans le Golfe, les contributions (le zakah étant une obligation coranique) des musulmans pieux chez eux, et une certaine approbation tacite d’Israël, qui considérait les groupes islamistes comme un contrepoids à l’OLP. La prestation de services liait ces groupes islamiques naissants à leurs communautés et leur permettait de gagner les cœurs et les esprits. Ils comblaient un vide, non seulement en raison des effets de l’occupation en cours, mais aussi en raison de la présence de plus en plus éloignée de l’OLP qui, au milieu des années 80, avait déplacé son centre opérationnel toujours plus loin de la terre qu’elle voulait libérer, fuyant de Jordanie au Liban, puis en Tunisie, à 3000 km de Jérusalem. C’est ce manque de leadership qui a contribué à catalyser la première Intifada à la fin de 1987, et le Hamas est officiellement né neuf mois plus tard, publiant sa fameuse charte antisémite.

Le Hamas a rapidement commencé à créer un réseau d’institutions au-delà de ses écoles et cliniques. Les banques islamiques, les médias, les instituts de recherche et les programmes de mentorat ont proliféré. Dès 1990, le Hamas réclamait 40 % des sièges au Conseil national palestinien (PNC), ce qu’il croyait être son soutien populaire, une demande qu’Arafat a rejetée. Au milieu des années 1990, le Hamas était en train d’organiser des attentats horribles comme l’attentat à la bombe perpétré en 1994 contre un bus à Dizengoff, qui fit 22 morts et fut à l’époque l’attentat-suicide le plus meurtrier de l’histoire israélienne. Son calendrier coïncidait avec le traité de paix entre Israël et la Jordanie – afin de le perturber. Ils n’ont toutefois pas réussi à empêcher le Premier ministre Rabin et le roi Hussein de conclure la paix, et beaucoup considèrent encore ces meurtres comme les actes désespérés d’un mouvement qui se trouvait du mauvais côté de l’Histoire. Pourtant, un examen plus attentif des éléments de preuve a révélé une histoire différente, plus inquiétante, de la direction que prenait la société et la politique palestiniennes. Un sondage réalisé en 1996, huit ans après la création du Hamas et deux ans après le début de sa campagne dévastatrice d’attentats-suicides à la bombe, a révélé que 90 % des étudiants de l’Université An-Najah de Naplouse ont déclaré être religieux, et seulement 8 % se sont déclarés laïques ou de gauche – bien qu’il y ait dix factions qui composent l’OLP et qui s’identifient à la fois comme laïque et de gauche.

La victoire du Hamas aux élections législatives de 2006 a choqué le monde entier, mais si l’on regarde les deux décennies précédentes, les raisons de son succès sont assez claires. Son image anti-corruption a mis en lumière les frustrations réelles des Palestiniens, et il a également affirmé non sans raison, après le retrait d’Israël de Gaza en 2005, avoir libéré plus de terres palestiniennes par des actes de violence que l’OLP par la diplomatie.

De même, bien que sa gestion catastrophique de Gaza depuis 2007 ait été marquée par trois guerres meurtrières et ait mené l’économie et la société gazaouie au bord de l’effondrement, il a réussi à repousser les efforts déployés par Israël, l’Autorité palestinienne et la communauté internationale pour le renverser, construisant un arsenal de roquettes, un réseau de tunnels et en s’assurant d’une fidèle base de soutien qui profite de l’ordre établi. En fait, lors d’une visite à Gaza en 2017, j’ai été frappé par le niveau de colère de nombreux jeunes envers l’Autorité palestinienne plutôt qu’envers le Hamas et j’ai eu le sentiment troublant que toute contestation immédiate de leur gouvernement serait probablement le fait de groupes islamistes plus extrémistes qui les dépassent, plutôt que de fidèles de l’Autorité palestinienne.

LA STRATÉGIE À COURT TERME DES MODÉRÉS

À l’exception du Meretz et de ses cinq sièges, les partis sionistes d’opposition en Israël semblent avoir abandonné tout discours de paix et adopté les thèmes de l’orthodoxie de droite. Lorsque Benjamin Netanyahou a remporté les élections de 1996, il a ressenti le besoin d’utiliser le mot « paix » dans son slogan électoral. Aujourd’hui, si nous avons la chance d’entendre le Parti travailliste, qui est à l’origine du processus de paix, parler du conflit, ce sera par le biais de la « séparation d’avec les Palestiniens », une idée qui a non seulement démontré son inefficacité électorale, mais qui envenime davantage les relations avec les 20 % de la population palestinienne d’Israël dont le potentiel électoral représente le triple des sièges que ceux prévus en avril par les sondages pour le Parti travailliste.

Cette idée affaiblit en outre le concept même de résolution du conflit – la seule garantie de sécurité pour Israël à long terme – en faveur de mesures de sécurité imposées unilatéralement, qui n’impressionne pas l’électorat israélien, lequel perçoit le retrait unilatéral de Gaza comme un échec spectaculaire. Si le mot « paix » est synonyme de naïveté, alors le mot « occupation », bien qu’il ait été employé par Ariel Sharon, est presque devenu une abréviation de l’antisionisme. À l’approche de la période électorale, il y a fort à parier que Yair Lapid, Benny Gantz et Avi Gabbay éviteront soigneusement ce genre de vocabulaire, restant vagues quant au type de réponse qu’ils offrent à la question politique centrale d’Israël, et encore plus vagues sur la façon dont ils comptent y arriver.

Du côté palestinien, l’initiative d’édification d’un État stratégiquement astucieuse et tactiquement réalisable lancée par Salam Fayyad est morte depuis longtemps. Aujourd’hui, on peut compter sur le Fatah pour réagir plutôt que d’agir, pour éviter de condamner – et parfois de glorifier – les actes de violence palestiniens en Cisjordanie, et pour encourager la négation du lien entre les Juifs et la Terre d’Israël. Cela ne fait que renforcer les extrémistes d’un côté comme de l’autre.

Aucune de ces stratégies défensives ne gagnera le cœur et l’esprit des jeunes israéliens et palestiniens. Les deux peuples sont animés  par la peur, le repli idéologique et un manque de créativité qui trahit une anxiété réelle. Aussi grave que soit la situation actuelle, tout changement radical risque de briser gravement les intérêts de certains individus. Pendant ce temps, ceux que l’on appelait autrefois les marginaux radicaux dans les deux sociétés sont maintenant au pouvoir, recueillant les profits tirés des investissements judicieux faits il y a une génération et bénéficiant d’un environnement dans lequel trop peu de gens font valoir leurs arguments contraires. La communauté internationale est trop distraite et dysfonctionnelle pour réaffirmer des normes et des réalités autrefois évidentes. Pourtant, ces réalités doivent être réaffirmées : il n’y a pas de résultat à somme nulle qui soit réalisable ou juste. Les Israéliens et les Palestiniens ne peuvent pas s’éloigner les uns des autres. Quant au discours qui réclame de plus en plus fort l’expulsion des Palestiniens, il est à la fois scandaleux sur le plan éthique et politiquement toxique.

UNE STRATÉGIE À LONG-TERME POUR LES PROGRESSISTES

Ceux d’entre nous qui favorisent le compromis inclusif plutôt que la chimère de la « victoire » exclusive doivent se dépoussiérer et prendre des mesures concrètes et mesurables vers la réalité que nous voulons construire. Nous devons également faire preuve d’audace et de créativité dans l’élaboration d’une vision qui puisse faire appel non seulement à l’intérêt personnel des Israéliens et des Palestiniens, mais aussi à leur imagination, l’une reposant sur la paix, le respect mutuel et la coopération, ainsi que sur une véritable empathie réciproque pour ce qui est de la dignité et des droits de l’autre. De telles idées sont le carburant des mouvements politiques et sociaux. Pourtant les progressistes dans les deux sociétés fonctionnent à vide depuis près de deux décennies.

Cet avenir peut sembler lointain, mais l’idée d’une démocratie juive prospère était certainement plus lointaine lorsque ces premiers sionistes ont fait leurs premiers pas. L’idée qu’Arafat parlerait un jour à l’ONU, où 70 % des membres reconnaissent aujourd’hui la Palestine, a dû paraître farfelue aux Palestiniens au lendemain des défaites de 1948 ou 1967.

Nous pouvons voir que les forces qui ont façonné cette étroite bande de terre au cours du siècle dernier ont eu de l’imagination et une vision de ce qui peut être réalisé à long terme, mais aussi la discipline tactique et la détermination à travailler chaque jour pour y parvenir. Le personnel et les volontaires des membres de l’Alliance pour la paix au Moyen-Orient (ALLMEP), réunissant des personnes parmi les plus dévouées travaillant à la fois dans leurs sociétés respectives et dans la coopération entre les deux parties, incarnent cet esprit. Dans leurs rangs se trouvent le courage, la vision stratégique et la détermination quotidienne qui font si cruellement défaut aux dirigeants politiques. S’impliquer auprès d’eux  eux permet d’entrevoir une réalité israélo-palestinienne très différente, bien qu’elle soit toujours embryonnaire.

Le réseau ALLMEP comprend maintenant plus de 100 organisations. Parmi eux figurent des membres tels que Sikkuy, dont le plaidoyer inlassable a permis de récolter des milliards de shekels de financement pour les citoyens palestiniens d’Israël de la part du gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays. Notons aussi l’existence du  Cercle des parents et Combattants pour la paix, dont le Jour commémoratif alternatif permet aux Israéliens et aux Palestiniens de pleurer ceux qui ont perdu la vie dans le conflit, avec 8 000 personnes présentes à la cérémonie de 2018, à laquelle David Grossman a pris la parole. Ces mouvements laissent une empreinte institutionnelle, créant le genre d’instruments et de jalons empiriques qui peuvent avoir un impact à long terme et générationnel.

Ensemble, nos membres font le travail méthodique nécessaire pour ouvrir de nouvelles perspectives sur ce qui est possible dans ce pays. Ils sont la condition préalable indispensable à tout changement sociétal, mais ils manquent d’envergure et surtout de dirigeants politiques prêts à  porter leur vision. Nous ne pouvons réussir sans appuis. Mais réussir à faire croître de façon exponentielle ce genre de mouvements et d’idées jusqu’à ce que leur influence se fasse sentir dans les deux sociétés peut favoriser un environnement qui encourage et stimule l’émergence de ces leaders, à la fois à l’échelle locale et nationale.

COMMENT COMMENCER À PRENDRE DES MESURES À LONG TERME

Les Israéliens, les Palestiniens et les acteurs internationaux soucieux de changer la donne actuelle doivent comprendre comment le changement se produit et commencer à construire des instruments et des mouvements qui peuvent transformer la réalité que notre passivité a facilitée. C’est pourquoi l’ALLMEP (Alliance for Middle East Peace) fait campagne pour un Fonds international pour la paix israélo-palestinienne, sur le modèle du Fonds international pour l’Irlande (FII), dont le négociateur britannique Jonathan Powell qualifié de « héros méconnu du processus de paix » en Irlande du Nord a réussi à amasser et investir plus de 1,5 milliard de dollars dans des projets sociaux et économiques pour combattre la haine et la défiance. Par habitant, c’est presque dix fois plus que ce qui est dépensé pour des projets similaires en Israël/Palestine. En 1987, sa première année d’activité, il y a eu plus de morts liées au conflit qu’en Israël/Palestine en 2017, bien que la population de l’Ulster soit un seizième de celle d’Israël. Pourtant, au cours de la décennie suivante, le FII a contribué à transformer les communautés et à rendre la population résiliente face à la violence. Cela a  favorisé l’accord de paix, obtenu en 1998.

Le Fonds international pour la paix israélo-palestinienne serait une toute nouvelle institution axée sur le soutien de projets sociaux et économiques visant à répondre à une question : que faisons-nous pour que la prochaine génération d’Israéliens et de Palestiniens ne grandisse pas dans la peur et la haine mutuelle ? Nos membres réussissent cette mission tous les jours à petite échelle. De solides études, dont une étude historique commandée par BICOM en 2017, ont démontré que ces programmes fonctionnent. Pourtant, le faire à l’échelle nationale dans les deux sociétés peut ouvrir un univers politique parallèle et produire une génération de dirigeants capables de tirer parti d’un tel contexte.

Aux États-Unis, l’ALLMEP a travaillé avec des représentants clés du Congrès des deux côtés de l’allée pour obtenir une loi bipartite qui promet de consacrer 50 millions de dollars par an à un tel instrument et nous sommes ravis que le ministre britannique du Moyen-Orient, Alistair Burt, ait annoncé son soutien au fonds début 2018 et que le gouvernement français semble prêt à les rejoindre en 2019.

Le fonds donne un exemple du type d’interventions pratiques et réalisables que la communauté internationale peut faire pour catalyser le changement là où il doit vraiment se produire : sur le terrain. Le principe directeur dans les deux sociétés doit être le rétablissement de la réciprocité et le renversement du paradigme dominant du jeu à somme nulle qui ne sert qu’à favoriser les pires idées.

En Israël, le camp de la paix doit se réinventer et redéfinir sa composition. Sa meilleure chance de reconquérir le pouvoir passe par un véritable partenariat avec les citoyens palestiniens, qui représentent 20 % de l’électorat et qui ont joué un rôle essentiel dans la coalition qui a permis à Rabin de faire adopter les accords d’Oslo et à Ariel Sharon de quitter Gaza. La participation civique doit être redynamisée et encouragée, avec de nouvelles institutions inclusives qui peuvent inspirer afin de combattre l’apathie et l’atrophie politique qui e sont imposées ces dernières années. Tout cela devrait être axé sur des valeurs : l’égalité, la démocratie, la paix, l’état de droit et le statu quo insoutenable en Cisjordanie et à Gaza. Ces idéaux sont cohérents, inspirants et peuvent aussi plaire à de nombreux Israéliens religieux qui se sont sentis exclus par une « vieille gauche » peu accueillante.

Pour les Palestiniens, une transition générationnelle est attendue depuis longtemps. Lorsque l’âge moyen du Comité exécutif de l’OLP est de 70 ans, leur préférence pour la politique à court terme ne devrait surprendre personne. Le long terme appartient aux jeunes. Et avec une moyenne d’âge de 19 ans en Cisjordanie et de 16 ans à Gaza, la Palestine est l’une des sociétés les plus jeunes de la région, et aussi l’une des plus instruites, avec des niveaux d’alphabétisation rivalisant avec certains membres de l’OCDE. Elle a d’ailleurs connu une augmentation incroyable d’inscriptions dans l’enseignement supérieur –  940% des inscriptions entre 1993 et 2011. Une véritable démocratisation de la Palestine, non seulement la tenue d’élections attendues depuis longtemps, mais aussi l’indépendance d’action des groupes de la société civile qui ont souffert de la centralisation et de la répression de l’Autorité palestinienne au cours des dernières années, doit être une priorité. Aussi, ces maladies que sont l’anti-normalisation et le déni du lien des Juifs avec la Terre d’Israël, qui rendent improbable une véritable paix entre Juifs et Arabes. Une nouvelle génération de dirigeants palestiniens devrait faire face à ces tabous et les renverser, ce qui aurait un impact profond en Israël.

La réalité tragique est qu’un accord sur le statut final qui mettra fin à l’occupation et apportera la paix et la sécurité aux Israéliens et aux Palestiniens semble peu probable dans un avenir proche, en raison du contexte actuel. Rétrospectivement, ce diagnostic aurait pu être globalement exact, quoique moins aigu, depuis l’assassinat de Rabin, il y a 23 ans. Pourtant, nous sommes restés concentrés sur une stratégie à court terme, croyant qu’il suffisait d’une nouvelle ronde de diplomatie de la navette ou d’un nouveau sommet de la Maison-Blanche, malgré les preuves croissantes du contraire. Cette logique à court terme semble prend de plus en plus des accents de pensée magique.

Vingt-trois ans, c’est le long terme, même dans un pays chargé d’histoire. Comme nous l’avons vu, des acteurs moins constructifs ont utilisé ce temps pour construire des faits sociaux, économiques et politiques qui renforcent leur vision à somme nulle selon laquelle une seule des deux parties peut sortir gagnante du conflit. Il est temps que nous nous rappelions comment le changement réel se produit, que nous esquissions une vision fondée sur la dignité, la paix et la sécurité mutuelle. Commençons  à bâtir de jour en jour, avec vigueur et détermination cette nouvelle réalité.

Une chèvre de plus, un dunam de plus. Il n’y a pas de raccourcis.