Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Auteurs : Shaul Arieli et Moti Krystal pour Haaretz, 8 juillet 2021

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Mis en ligne le 7 octobre 2021


Le nouveau gouvernement israélien présente d’énormes lacunes politiques et idéologiques. Reconstruire les ruines laissées par Netanyahou et ses alliés suite à l’affaiblissement du gouvernement, à l’érosion de la démocratie et à la destruction du tissu social est le premier et principal défi auquel est confronté le gouvernement Bennett-Lapid. Cependant, l’échec du concept de « gestion des conflits » mené par Benjamin Netanyahu oblige le gouvernement à prendre rapidement une décision politique dont le point principal est de revenir au concept de « résolution des conflits ».


La différence entre gestion et résolution du conflit réside dans l’orientation des efforts. La gestion du conflit consiste à empêcher l’embrasement du brasier, l’allongement du temps entre les rounds de combat et la séparation des aspirations nationales des Palestiniens de leurs aspirations personnelles en matière de subsistance et de liberté de mouvement – afin de renforcer les colonies juives et de créer les conditions de l’annexion de la Cisjordanie ou de certaines parties de celle-ci. La résolution du conflit implique un accord permanent selon lequel les parties devront renoncer pour toujours à certaines de leurs aspirations, tout en s’attaquant aux problèmes à l’origine du conflit.

Israël n’a pas réussi à atteindre ses objectifs en matière de gestion de conflit : dans la bande de Gaza, il doit faire face à une intensification des activités du Hamas, la colonisation de la Cisjordanie est loin d’atteindre les conditions qui permettraient l’annexion à Israël, et l’occasion que représentait la présidence Donald Trump sur le plan territorial n’existe plus depuis l’élection de Joe Biden.

Cette réalité politique place Israël devant deux options. Selon la première, Israël pourrait adhérer à la politique d’annexion rampante, mais cela accélérera sa poussée vers un statut de paria dans la communauté internationale, sapera l’alliance stratégique avec les États-Unis, détruira les relations avec la Jordanie et l’Égypte, mènera à la prise de contrôle de l’OLP par le Hamas, videra de leur sens les accords d’Abraham, intensifiera les tension entre l’État et les Arabes israéliens, éloignera les Juifs américains d’Israël et augmentera l’antisémitisme dans le monde. Le monde ne s’habituera pas à l’annexion, contrairement à ce que prétend le Premier ministre Naftali Bennett. Israël sera défini comme un État doté d’un régime d’apartheid et la communauté internationale le traitera en conséquence, d’une manière qui fera payer à Israël un prix élevé sur le plan économique, sécuritaire et social.

La deuxième option est qu’Israël entame le processus de reconstruction de ses relations avec les Palestiniens : régler la question de la bande de Gaza et prendre des mesures qui renforceront la stabilité et la gouvernance de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie afin qu’elle puisse établir une direction unie pour représenter le peuple palestinien et reprendre les négociations en vue de la signature d’un accord permanent sur la base de décisions internationales. Cette politique impliquera des efforts considérables pour préparer le pays en vue d’une séparation politique et physique avec les Palestiniens. Tant qu’Israël s’en tiendra à la première option et évitera de passer à la seconde, le prix qu’il devra payer continuera de croître. Le gouvernement doit donc revenir à la politique de résolution des conflits. Mais il faut ici examiner les racines du conflit entre nous et les Palestiniens.

La théorie de la résolution de conflits exige que l’on prête une attention particulière à clarifier les faits, mais il faut surtout comprendre l’interprétation qui en est faite par les parties ainsi  que la conscience publique qui s’est cristallisée à la lumière de ces faits au fil des ans.

La conscience israélienne s’est construite sur un récit qui voit dans la « Palestine-Terre d’Israël » – qui comprend le territoire d’Israël et la rive orientale du Jourdain (selon la Conférence de San Remo de 1920) – le foyer national promis au peuple juif par la Déclaration Balfour. Cette promesse était fondée sur la reconnaissance internationale des Juifs en tant que peuple ayant un droit naturel à l’auto-détermination dans leur patrie historique, mais ignorait sciemment les Arabes qui constituaient la grande majorité des habitants du territoire, dans l’esprit des paroles du ministre britannique des Affaires étrangères James Balfour en août 1919 : « Le sionisme… est infiniment plus important que les aspirations et les préjugés des 700 000 Arabes vivant sur cette terre ancienne« .

Selon le récit israélien, depuis 1920, le mouvement sioniste a « cédé » deux fois en faveur des Arabes. La première concession a eu lieu en 1922 avec le retrait de la Transjordanie de l’application de la déclaration Balfour et l’établissement d’un émirat de l’autre côté du Jourdain. La vérité historique, cependant, est qu’en 1922, le ministre britannique des Colonies, Winston Churchill, a réitéré : « Le gouvernement de Sa Majesté souhaite attirer l’attention sur le fait que le libellé de la déclaration internationale (Déclaration Balfour) ne signifie pas que la Palestine dans son ensemble deviendra un foyer national juif, mais qu’un tel foyer national sera établi en Palestine« . En effet, cette démarche britannique est ratifiée par la Société des Nations.

La deuxième concession est en accord avec la décision de partage du 29 novembre 1947, qui stipule qu’à côté de l’État juif, qui couvrira 55% du territoire, un État arabe sera également établi sur 45% du territoire. Mais même ici, il ne s’agit pas d’une renonciation de la part du mouvement sioniste. Tout d’abord, c’est David Ben-Gourion qui évoque la proposition de partition dans sa lettre au ministre britannique des Affaires étrangères Ernest Bowen en février 1947 : « Le seul arrangement immédiat possible est l’établissement de deux États (en terre d’Israël), l’un juif et l’autre arabe« .

Deuxièmement, les frontières proposées dans la proposition de partage étaient le seul moyen d’accorder la plus grande superficie à l’État juif sans violer la déclaration Balfour et le mandat. Dans ces deux documents, il est stipulé que l’État juif doit être établi « tout en préservant les droits civils et religieux de tous les habitants de la Palestine, sans distinction de race ou de religion« . En raison de l’équilibre démographique en Palestine, qui était dans un rapport de 2:1 en faveur des Arabes, les frontières de la division ont créé dans le territoire désigné pour l’État juif une petite majorité juive de 55%, conçue pour permettre l’identité juive de l’État dans un régime démocratique. Ben-Gourion a bien établi le statut de la résolution de partage, déclarant la création de l’État « sur la base de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies« .

À partir de ce moment, les dirigeants israéliens ont cherché à étendre leurs frontières au gré des circonstances. Le refus des Arabes du pays d’accepter la décision de partage et d’entrer en guerre avec les États arabes a permis à Israël d’étendre les frontières de l’État jusqu’à atteindre 78 % du territoire de la « Palestine ». En juin 1948, Ben-Gourion déclare lors d’une réunion du cabinet : « La décision du 29 novembre est morte. La guerre déterminera les frontières de l’État« . 19 ans plus tard, dans un geste sans précédent, les Nations Unies (résolution 242, après la guerre des Six Jours) ont reconnu ces frontières (la ligne verte) et ont exigé qu’Israël ne se retire que des territoires occupés en 1967 dans le cadre d’un accord de paix.

Le récit palestinien est complètement différent, et nous devons le reconnaître même s’il se situe aux antipodes du nôtre. Aux yeux des Palestiniens, la racine du conflit se trouve dans la déclaration Balfour, qui a été donnée au peuple juif qui ne vivait pas sur sa terre, alors que les Arabes y disposaient une majorité absolue. Cela va à l’encontre de l’idée d’auto-détermination qui affirmait après la Première Guerre mondiale qu' »une terre appartient à ses habitants et non à ses occupants« . Dans son livre « La question de la Palestine« , le fameux intellectuel palestinien Edward Said a écrit à propos de la déclaration Balfour : « Une déclaration dont la puissance est inconcevable, mais pour celui qui est clairement conscient de la démographie et de la réalité humaine de la Palestine« . La Convention de l’OLP de 1964 affirme également que « l’agression contre la nation palestinienne et sa terre a commencé en 1917« .

Du point de vue palestinien, tous les événements survenus depuis 1917, y compris la guerre de 1948, n’ont été qu’une seule et même séquence d’actions visant à défendre leurs droits qui ont été spoliés en 1917. Pendant des années, les Palestiniens ont rejeté les décisions internationales reconnaissant les droits du peuple juif et rejeté toutes les propositions de partition. « Nous avons dit au monde que nous ne sommes pas d’accord pour que la petite Palestine soit divisée, et que nous avons l’intention de lutter contre elle (la résolution de partage)« , a déclaré Jamal al-Husseini, le représentant du Comité suprême arabe au Conseil de sécurité de l’ONU en avril 1948. Et en 1964, il a été déclaré dans la Convention palestinienne : « La partition de la Palestine de 1947 et la création d’Israël sont fondées sur une erreur« .

Un changement fondamental et significatif de la position palestinienne a eu lieu en novembre 1988, lorsque l’OLP a adopté la décision de partition reconnaissant un Etat juif, et la Résolution 242, qui consacre la souveraineté israélienne sur les territoires occupés pendant la Guerre d’Indépendance. Après 71 ans, les Palestiniens sont passés d’un discours basé sur des « principes », dont le droit à l’auto-détermination sur l’ensemble de la Palestine-Israël, à un discours basé sur des décisions internationales, et ont établi entre eux une conception actualisée de la résolution des conflits : « La conception du 78-22 ». Selon eux, ils ont renoncé à 78% de la « patrie de la Palestine » en faveur de l’établissement d’un État de Palestine sur 22% de son territoire, et pas un pouce de moins. Ahmad Qariya (Abu Ala) a déclaré en 2000 : « Les lignes de 1967 sont la frontière… Nous serons prêts à discuter de petits changements dans ces lignes dans la mesure où ils sont complètement réciproques et égaux en qualité et en taille« .

La tension entre le récit israélien et le récit palestinien n’a cessé de croître lors des tentatives de solution du conflit sous les gouvernements d’Ehud Barak (Camp David 2000) et d’Ehud Olmert (Annapolis 2008). Pourquoi ? Parce que le récit qui s’est enraciné dans la conscience israélienne après la guerre des Six Jours a déjà été actualisé avec le processus d’Oslo : les territoires de Cisjordanie et de la bande de Gaza sont passés de « territoires occupés » à « territoires contestés ».

L’annexion de Jérusalem-Est était un fait accompli, et de plus : Yitzhak Rabin a déclaré à la Knesset en octobre 1995 :  » Les frontières de l’État d’Israël se situeront au-delà des lignes qui existaient avant la guerre des Six Jours… avant tout une Jérusalem unie « . Avant l’accord de Camp David, Ehud Barak estimait que le but des négociations était : « une répartition équitable des territoires de Judée et de Samarie« . Et plus récemment, le « Deal du siècle » de Trump, accueilli par Netanyahu, a proposé de rogner sur les quelques 22% que les Palestiniens perçoivent comme le peu qui reste.

La dernière décennie, marquée par l’impasse politique et le contrôle israélien de la zone C, qui s’étend sur 60 % de la Cisjordanie, a donné lieu à des déclarations qui ont fait reculer davantage la conscience israélienne : La zone C est désormais perçue par les Israéliens comme appartenant à Israël. Et donc Bennett déclare à plusieurs reprises son désir de l’annexer. Ce sont des territoires occupés. Mais la nouvelle conscience israélienne, qui s’est développée sur fond de telles déclarations, considère l’annexion de la zone C comme un geste juste, car 450 000 Juifs et environ 100 000 Palestiniens vivent dans cette zone. Et ce, en dépit du fait que plus de la moitié des terres sont la propriété privée des Palestiniens.

En termes de négociation, il est clair que dans une telle réalité, il n’y a pas d' »espace pour un accord ». Non seulement entre les positions des parties, mais surtout entre les perceptions qui déterminent la conscience publique. Et pourtant, la bonne nouvelle est qu’un espace d’accord ou une maturité politique pour un accord, sont des choses dynamiques. Olmert, par exemple, un révisionniste sioniste, a compris que les trois objectifs du sionisme – la Terre d’Israël, la démocratie et une majorité juive – ne pouvaient être atteints, et a déclaré à Maariv (en 2012) : « Bien sûr, si je pouvais vivre dans n’importe quelle partie de la terre d’Israël, et aussi vivre en paix avec nos voisins, et aussi préserver le caractère juif de l’État d’Israël, et le préserver en tant qu’État démocratique, et aussi gagner le soutien de toute la communauté internationale – alors je le ferais. Mais c’est impossible… Un leadership responsable doit… tirer les conclusions nécessaires, se débarrasser d’une politique de populisme bon marché et agir de manière responsable et sérieuse, sans chercher une popularité rapide et facile« .

De l’autre côté, on constate également une désillusion et un appel à s’accrocher à des positions pragmatiques. « Nous combattons Israël et nous nous efforçons d’y mettre fin, alors qu’il s’agit d’un fait existant et d’une entité réelle, qui entretient des relations internationales et des relations amicales avec la plupart des pays du monde« , écrivait en 2018 Osama Yamani, juriste et chroniqueur pour le quotidien saoudien « Okath« .

Et après ? Il est important de continuer à transmettre des connaissances et présenter au public le récit de l’autre partie. Selon le dernier « indice de paix » publié par l’université de Tel Aviv (mai 2021), bien que 57 % du public soit favorable à la négociation avec les Palestiniens, 68 % ne pensent pas que cela conduira à la paix avec les Palestiniens. De même, bien que 63% s’opposent à la « poursuite de la situation actuelle », 46% pensent qu’elle a le plus de chances de perdurer. Lorsque les dirigeants et le public comprennent la source du conflit, même s’ils ne sont pas d’accord ou n’acceptent pas la position de l’autre partie, il y a une ouverture pour le changement. Les attentes à l’égard des négociations deviennent réalistes. Le prix à payer pour un accord permanent sont plus compréhensibles. Les déclarations qui façonnent l’opinion publique deviennent plus responsables, plus réfléchies. La « gestion de conflit » ou, en d’autres termes, le « maintien de la situation existante », devient trop coûteuse et inutile, et la voie de la résolution du conflit est tracée.