Le chapô de La Paix Maintenant

Gershon Baskin commente ici le rituel des bilans de fin d’année, des constats désolés et de la répétition mécanique des vaines promesses d’en finir en trois ans avec une pauvreté chaque fois pire dans un pays où le religieux domine toujours plus la société et où les inégalités s’emballent au rythme de l’accroissement libéral des richesses … Mais il souligne en conclusion que la question déterminante est celle de la paix, qui seule permettra le développement des échanges internationaux et la reprise massive des investissements étrangers dans des secteurs clefs, et pour certains innovants, de l’économie israélienne.

Ajoutons pour notre part que l’occupation fait peser une charge intolérable sur les finances publiques, qui pourraient être à notre sens mieux employées qu’à accorder détaxes et privilèges divers aux Israéliens installés en Cisjordanie, ou à protéger à prix d’or des implantations sauvages “légalisées” in fine et des colons en chemin vers des points isolés.

Des thèses également défendues par diverses Ong ou associations. Citons le tricéphale Groupe d’Aix dont la branche française, basée à l’université d’Aix-en-Provence, travaille avec celle de Jérusalem qui unit à parité économistes et sociologues israéliens et palestiniens. Le choix de Sdéroth pour abriter la conférence paraît lui ne rien devoir au hasard: voisine du collège Sapir, c’est une cité périphérique peuplée d’oubliés de l’État et soumise à d’intenses et rapides frappes de roquettes; sa population aurait pu sombrer sans une surprenante résilience et une conscience sociale à forte valeur ajoutée. Une structure collectiviste urbaine (irboutz) y fut fondée en 1987; et l’association Kol A’her (Une autre Voix), formée de citoyens de Sdéroth et des environs, prône une solution non violente au conflit et la solidarité avec les Gazaouis – à portée de vue et de dialogue.

L’article de Gershon Baskin

Tous les ans vers cette époque, le débat autour de la pauvreté en Israël démarre. Tout d’abord, il y a la conférence de Sdéroth [1], où se bousculent les politiques – pour la plupart directement responsables de l’économie israélienne et de ses échecs.

Puis sort le rapport du Bitoua’h Léoumi, les instances nationales de sécurité sociale, collationnant les statistiques officielles et les rapports alternatifs sur la pauvreté. Quel que soit le rapport cité, les chiffres sont toujours un choc: Israël, la “nation des start-up”, est aussi celle où un cinquième de la population (au mieux) vit en-dessous du seuil de pauvreté.

Suit une semaine d’émouvants programmes radio et télé, qui montrent des images frappantes et réalistes de la pauvreté en Israël; et racontent des récits à tirer des larmes d’enfants se couchant la faim au ventre. Puis viennent les politiques, qui disent leurs brillants succès et combien le pays va bien mieux grâce à eux et leurs politiques, combien les choses seraient pires s’ils n’étaient pas à la tête du pays; ils présentent d’impressionnantes statistiques macro-économiques, cautionnées par des économistes, des hommes d’affaire et des magnats, qui prouvent à quel point nous sommes riches. Puis viennent ceux de l’opposition, qui nous donnent la mesure de l’échec des partis au pouvoir et du Premier ministre; aucun d’eux n’offre de réelle proposition politique quant à ce qu’ils feraient de vraiment différent et de mieux, mais ils excellent tous en l’art du discours et mieux encore en celui des promesses creuses. Et tandis que tout ceci va son cours, rien ne change. Oh, pardon, cela change – cela empire, pour plus de 2 400 000 d’Israéliens, dont plus d’un million d’enfants, qui vivent dans la misère. Et la vie suit son cours.

De multiples aspects de l’économie israélienne sont biaisés. Qu’Israël soit membre de l’OCDE contribue à la création d’une base de données comparée avec un groupe d’autres pays économiquement avancés auquel Israël se voit à juste titre appartenir. Le fossé entre riches et pauvres en Israël crève les yeux, intolérable. L’absence de filets de secours, semblables à ceux qui existaient ici par le passé; la sous-traitance des emplois, confiés à des entrepreneurs qui dénient aux travailleurs la plénitude de leurs droits; la privatisation des services publics, y compris l’enseignement, la santé et l’assistance sociale; ainsi que la cherté de la vie, concernant les produits alimentaires, le logement et les transports en particulier – rendent la vie dure à l’écrasante majorité d’entre nous. Les salaires sont gelés et le pouvoir d’achat du shekel décroît constamment.

Le problème d’Israël n’est pas un fort taux de chômage, tel qu’il se manifeste dans la plupart des pays avoisinants et en Europe. Ici, le chômage est faible, et pourtant trop de gens ne peuvent boucler leurs fins de mois. La plupart des Israéliens sont constamment à découvert. Et puis, il y a les forts taux de “sans-emploi”, qui, contrairement aux chômeurs, ne cherchent pas de travail – à savoir un grand nombre de femmes arabes et d’hommes ‘harédim (ultra-orthodoxes). Et la vie suit son cours.

Le tollé qui a jeté des centaines de milliers de personnes dans les rues durant l’été 2011 [2] a peu fait pour changer la réalité. Le débat public a en partie évolué; la prise de conscience a grandi dans l’opinion publique pendant ces mois de mécontentement et d’espoir; mais en général – à l’exception par exemple du maintien du prix relativement bas du Cottage [3] et de quelques autres points subsidiaires – notre sort à nous, citoyens, a empiré chaque année depuis.

L’été des grandes espérances a fait long feu, et au lieu d’amener un changement, cette période de protestation a laissé place au temps du désespoir, en particulier pour ceux qui sont sous le seuil de pauvreté. Mais la perte de l’espérance ne s’est pas muée en cette fureur qui est le catalyseur indispensable, et semble-t-il absent, d’un authentique changement.

La société n’est pas apathique. Je la pense profondément concernée, mais dépourvue de toute foi en l’efficacité de ses démarches; on ne lutte pas pour un changement que l’on ne croit pas possible d’obtenir. C’est là le fond de la question.

Pourtant, le vrai problème de l’économie israélienne ne réside pas pour l’essentiel dans les distorsions que nous venons de souligner; il faut y remédier, mais même alors cela n’aurait pas l’impact vraiment significatif qui est à la fois nécessaire et possible. Le vrai problème se trouve ailleurs: l’absence de paix entre Israël et ses voisins, là est le vrai problème.

Israël aura toujours besoin de consacrer une part disproportionnée de son budget à sa défense, c’est une évidence. Israël se doit d’être fort et il faut que son armée maintienne son avantage qualitatif – ce qui est très onéreux mais absolument indispensable, même en temps de paix; j’irais jusqu’à dire que, pour faire la paix, Israël doit être en pointe dans le domaine de la défense.

Cependant, la paix modifierait tout le panorama économique du pays: c’est en matière d’investissements étrangers directs que la paix donnera son impulsion; nous l’avons vu aux lendemains immédiats d’Oslo, alors que la paix n’était pas encore vraiment là. Israël est un lieu d’investissement attrayant, mais la justice et l’endettement y sont sujets à forte caution – et quand il y a des risques, surtout des risques de guerre, le capital fuit en quête d’horizons plus sûrs.

Les investissements étrangers directs ont vu le boom du secteur de la hi-tech, mais cela s’est réduit ces dernières années et les investissements s’envolent ailleurs. Le tourisme a un potentiel énorme – or Israël attire moins de quatre millions de touristes par an: c’est dérisoire au regard ne serait-ce que de la signification religieuse de cette terre; les touristes éventuels, venant non du monde juif (encore qu’une majorité de Juifs américains n’ait jamais visité Israël), mais des mondes chrétien et musulman, changeraient l’étendue des investissements dans les infrastructures du pays bien au-delà de tout ce que nous avons jamais connu; cela inclut les domaines évidents comme l’hôtellerie et la restauration, de même que les transports en commun, l’énergie, les sites touristiques et tout l’argent répandu en dépenses culturelles ou produits divers, ainsi que la création d’emplois.

C’est la question dont nul ne parle. Il est plus facile d’évoquer les privatisations et l’amaigrissement des services publics, les magnats, les banques qui abusent de nous, l’exploitation des ressources naturelles par des sociétés privées appartenant au secteur public – toutes choses réelles et qu’il importe de régler. Mais le problème économique numéro un est la nécessité de faire la paix avec nos voisins. À cela près que nul n’a vraiment l’intention de s’en occuper, alors à quoi bon ne fût-ce qu’en parler? C’est juste? Non, c’est faux! Nous devons nous y attaquer, car faute de le faire nous continuerons à voir de plus en plus d’Israéliens tomber en dessous du seuil de pauvreté; et nous continuerons à entendre les paroles creuses de premiers ministres promettant de vaincre la pauvreté en trois ans.

Notes

[1] Associant le collège Sapir et le Conseil pour la sécurité sociale et économique, la conférence de Sdéroth pour la société a vu le jour en avril 2003 afin de remettre les questions sociales, jusque là négligées, au cœur d’un débat économique habituellement centré sur une approche politico-sécuritaire. Pour ses initiateurs, le risque majeur encouru par l’État n’est pas celui d’une invasion ennemie mais d’une dissolution interne.

Il ne s’agit pas seulement de dresser un état des lieux, mais de chercher des solutions concrètes. À l’ordre du jour, un programme de remise en valeur du travail et d’augmentation substantielle des salaires; une proposition de réforme complète du système éducatif; l’aide aux régions périphériques et défavorisées comme le Néguev et la Galilée; la réduction de la fracture entre citoyens juifs et arabes; l’amélioration du système de sécurité sociale; des progrès significatifs quant au statut des femmes.

[2] Un mouvement de protestation contre la flambée de l’immobilier – laquelle interdit aux jeunes de la classe moyenne l’accès au logement dans le centre du pays, à proximité de leurs lieux potentiels de travail – naît le 14 juillet 2011 à partir des réseaux sociaux et mène à l’installation de centaines de tentes dans une ambiance festive sur les allées du célèbre boulevard Rothschild, cœur de la Tel-Aviv Bauhaus des années vingt et trente. Il s’affirme inspiré par les événements de la place Tahrir, au Caire, et ajoute rapidement à sa liste des revendications portant sur le coût de la vie… Samedi 6 août 2011, plus de 300 000 personnes manifestent à Tel-Aviv et le mouvement se répand dans seize villes et villages du nord au sud d’Israël, tandis que le gouvernement commissionne des experts et tente de calmer le jeu par quelques concessions, vite rejetées faute de s’attaquer au fond du problème. Seules la fin de l’été et l’évacuation des lieux par la police dans la nuit du 6 au 7 septembre mettront terme au “mouvement des Tentes”. La tentative de le ranimer en juillet 2012 sera endeuillée par la succession de cinq immolations par le feu.

[3] Suite à un boycott lancé en juin 2011 sur Facebook et qui rassemble plus de 100 000 adhésions en quelques jours, les ventes de Cottage, produit immensément populaire, sont en chute libre. Considéré comme un aliment de base par les Israéliens, ce fromage blanc fermier massivement consommé a vu son prix augmenter de 45% sous le forcing des actionnaires anglais récents acquéreurs de Tnuvah, la vénérable compagnie autrefois régie par la Histadrouth et qui contrôle 70% du marché des produits laitiers. L’État finit par chercher une issue à ce bras de fer, usant de diverses lois anti-trust (abus de position dominante, etc.) et le prix redescend d’une vingtaine de pour-cent… On reste loin du compte, et rien de tout cela ne parvient à juguler l’augmentation générale des biens de consommation courante. Citons pour terminer la sentence de Reuven Rivlin, alors président de la Knesseth, à l’adresse des actionnaires londoniens: «Vous avez acquis une production maison, mais l’argent file à l’étranger.»