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Ha’aretz, vendredi 31 décembre 2004
(trad. Tal Aronzon pour La Paix Maintenant)
Israël n’est pas une république bananière, est-il arrivé à Abba Eban [[Diplomate, puis ministre à diverses reprises à partir de 1959, Abba Eban a longuement représenté Israël sur la scène internationale – en particulier aux Nations unies où il intervint au nom du tout jeune État dès sa création, en 1948.]] de dire, c’est un pays qui glisse sur des peaux de banane. D’une manière ou d’une autre, la fin de 2004 nous conduit à la dixième année de ce que l’on pourrait appeler la Quatrième République, ère de gâchis et d’enlisement, plus encore, peut-être, que toutes les précédentes.
Elle a commencé avec l’assassinat d’Yitzhak Rabin et a évolué depuis
maladroitement et sans objectifs. Elle est aujourd’hui dirigée par un homme
dont la carrière débuta sous David Ben-Gourion, lequel souhaitait dans les
années cinquante que ce brillant jeune officier d’Ariel Sharon perde l’habitude de débiter des « contre-vérités ». Le doyen des politiciens du cru l’a maintenant rejoint [Shimon Pérès], lui qui a émergé sous le leader de la Première République à l’époque de Staline, Truman et Churchill. Nulle part ailleurs on ne connaît de situation à ce point anachronique, d’occasions perdues en faux pas successifs.
On traîne toujours la jambe, ici, quand il s’agit de passer d’un régime à l’autre. Cette nation gouvernée par ses peurs a apparemment du mal à remettre ses dirigeants en question et à s’en séparer, en dépit de leurs échecs. La coalition travailliste n’a perdu le pouvoir que trois ans et demi après sa grande victoire [électorale] à l’issue de la guerre de Kippour [[Guerre pourtant perçue comme un double échec du cabinet travailliste dirigé par Golda Meir, le sort des armes étant resté plusieurs jours indécis après la surprise initiale de l’attaque égypto-syrienne… dont on eût pu faire, peut-être, l’économie en acceptant de négocier avec Anouar El-Sadate, comme Begin quelques années plus tard.]].
Le premier gouvernement jusqu’alors confié à un sabra [[Le « sabra », ou figue de Barbarie, symbolise depuis les années cinquante les Israéliens de naissance – que l’on dit, comme ce fruit du cactus, aussi doux à l’intérieur que bardés d’épines au dehors.]], Yitzhak Rabin, ne fut qu’un bref intermède trébuchant.
Menahem Begin, méprisé par Ben-Gourion et ses successeurs, dirigea la
Deuxième République avec l’appui de vastes secteurs de la population qui
avaient jusque là joué les fauteurs de troubles face à un gouvernement qui
les ignorait : « Ce ne sont pas des gens bien », disait Golda Méir des leaders de la révolte des Orientaux [[Les Panthères Noires israéliennes prirent au début des années soixante-dix le flambeau de la révolte des « Orientaux » du pays, les masses juives venues d’Afrique du Nord (en particulier du Maroc) et du
Proche-Orient (Irak, Yémen…), économiquement défavorisées et méprisées par
la nomenklatura travailliste… dont cela causa la chute quelques années plus
tard.]] ; de même niait-elle l’existence des Palestiniens [[« Nous sommes les Palestiniens », disait-elle, arguant de son identité à l’époque de la Palestine mandataire.]]. Le gouvernement Begin changea l’ordre des priorités, mais
dégénéra rapidement dans une guerre maudite et vaine. « Je ne peux plus
continuer », gémit-il, et il s’en fut [[Allusion à la guerre du Liban, qui s’enlisa sans son aval bien au-delà du Litani (dont le cours devait marquer les limites de l’incursion israélienne à quelque 30 km de la frontière)… L’initiative de poursuivre
jusqu’à Beyrouth avait été prise par Ariel Sharon et finit dans le bourbier que l’on sait, poussant Begin à la démission et, dit-on, à la dépression.]]. Sous la Deuxième République, les désillusions causées par le Likoud et les Travaillistes s’équilibrèrent, engendrant l’ère de la rotation.
Le regain d’espoir suscité par Rabin ouvrit le troisième chapitre. Les balles de la droite le fauchèrent, et avec lui la nouvelle direction qu’il avait imprimée. Nous avons aujourd’hui une chance de prendre un nouveau départ, après les embarrassants épisodes de Benjamin Natanyahou et d’Ehoud Barak, et dans l’absolu désarroi que traverse le parti au pouvoir, maintenu à bout de bras par Sharon. Tandis que son déclin se précipite, l’heure a sonné de la Cinquième République.
Comme les changements précédents, qui prirent leur temps pour venir, celui-ci est annoncé par la gestion finissante du gouvernement en cours. Le Likoud agit en opposition à son chef et contre les voeux de la majorité. Il est donc voué au déclin ; les Travaillistes, eux, pensent droit mais se conduisent de travers. Leurs liens avec le Likoud montrent que les conditions d’un changement politique n’ont pas encore surgi. Cependant, la fin de l’année a vu quelques légers frémissements d’éveil de la part de la princesse du passé somnolant sur son petit pois.
Nous n’avons pas de Charles De Gaulle pour proclamer la Cinquième République à l’issue d’une période de décadence. L’aspiration au changement est cependant profonde. Il existe une majorité en faveur de concessions
territoriales à titre d’échange. Pendant les dernières semaines de 2004 – à
ce qu’il semble, en tout cas – l’aversion pour les gesticulations et les
dérapages verbaux des porte-parole des colons a monté en Israël, même parmi
les hésitants. Dans leur panique, les extrémistes qui ont toujours dirigé le
mouvement des colons ont commis une erreur. En portant l’étoile orange [[Voir « Les colons à la croisée des chemins », diffusé sur cette liste et mis en ligne sur notre site le 31/12/2004 :
[->http://www.lapaixmaintenant.org/article908].]] et dans un désespoir croissant, ils ont peint leurs opposants en nazis et l’évacuation comme un train de la mort roulant vers les camps d’extermination. « Il y a une limite » [[« Yesh gvoul » : litt. « Il y a une frontière. » L’expression a, au figuré, le même sens que ses équivalents français ( il y a des limites, il y a des bornes… à ne pas dépasser !) et devint le mot d’ordre du mouvement de refus de la guerre du Liban]], leur dira le camp majoritaire.
Le renouveau économique, porté par un impressionnant taux de croissance de
4,2% en 2004, n’est pas perçu par les Israéliens lucides comme la preuve qu’il est possible de prospérer même dans des conditions d’occupation. Cette réussite fut en fait le fruit de gros efforts, fournis en dépit de l’occupation. Et elle sera écrasée sous les roues de l’occupation, si celle-ci se poursuit.
La Cinquième République rendra possible la normalisation, que les citoyens de l’actuel régime attendent plus que tout, pour peu que soient dessinées des frontières réalistes, n’incluant pas les Palestiniens. Que diable, il s’agit d’un pays florissant doté de nombreux atouts, et qui continuera d’être tel à la condition qu’on ne s’en mêle pas d’en haut. Si la prochaine génération de dirigeants le veut vraiment, et si leur détermination égale leur ambition, «ce ne sera pas un rêve» [[Allusion bien sûr au célèbre « J’ai fait un rêve… » de Martin Luther King.]]. L’épreuve décisive n’attendra pas le terme de l’année qui va commencer à minuit sur un baiser.