Conférence de DENIS CHARBIT donnée à l’Institut Municipal d’Angers le 13 janvier 2020 et organisée par « 2 Peuples-2 Etats : Israël-Palestine ».

Compte-rendu établi par Cécile Parent, validé par l’intervenant

Mis en ligne le 25 janvier 2020


« Le travail de réconciliation entre les deux peuples va plus loin qu’un accord de paix qui, justement, est toujours mis en échec parce que la réconciliation fait défaut. »


L’antisionisme, un habit neuf de l’antisémitisme ou une opinion publique comme une autre ? Un conférencier très apprécié et l’actualité du sujet ont attiré une centaine de personnes. Denis Charbit se présente en évoquant son installation en Israël en 1974, dans la période tendue et inquiète qui succède à la guerre du Kippour. C’est la venue inattendue d’Anouar el Sadate en 1977 à Jérusalem qui a réconcilié le lycéen (il venait de passer son bac) avec la perspective de pouvoir continuer à vivre en Israël où l’opinion publique accueillait avec enthousiasme les espoirs de paix qui se faisaient jour. Il est actuellement citoyen Israélien, spécialiste du sionisme et engagé dans le processus au long cours de réconciliation entre les deux peuples. En bon connaisseur du sionisme (Sionismes, Textes Fondamentaux, 1000 pages, Albin Michel 1998, dont il a résumé certains éléments dans le petit livre « Qu’est-ce que le sionisme ? » même éditeur, 2007, 283 pages), il a défini rapidement les 5 projets que porte le sionisme : projet territorial, national, politique, linguistique et «humanitaire» (fonction refuge) ; un projet qui a tout de suite et longtemps été contesté par une majorité de Juifs.

D’autres options que le sionisme existaient en effet à la fin du XIX siècle : – L’émancipation dont la France avait donné l’exemple en 1791, c’est-à-dire l’espoir pour les Juifs de devenir enfin des citoyens à part entière dans les pays où ils vivaient (avec le risque d’assimilation inhérent à cette intégration) ; ou au contraire la Révolution prolétarienne, moins suspecte « d’individualisme bourgeois ». Le retour à la Terre Promise préconisé par les sionistes fut majoritairement rejeté par les Juifs orthodoxes qui réprouvaient l’idée de devancer les desseins de Dieu. L’opposition au sionisme a donc été souvent virulente (sans jamais être meurtrière) dans les milieux juifs.

Mais combattre un projet, tant qu’il n’existe pas, et donc avant sa proclamation officielle, le 14 mai 1948, n’a pas le même sens que de le combattre une fois qu’il est réalisé! Après cette date, l’antisionisme juif s’est réduit à être une option individuelle consistant à ne pas partir pour Israël ou à être indifférent à son sort. A ceci près qu’y être indifférent ou refuser d’y aller n’est pas une position en soi antisioniste ; ça et là, de très petits groupes d’ intellectuels juifs hostiles à Israël, – du type Union des Juifs de France pour la Paix – UJFP -, servent de garants à certains antisionistes, mais n’ont guère de masses juives significatives derrière eux. Là où, avant 1948, des Juifs qui avaient fait le choix de l’émancipation s’estimaient tenus de manifester leur opposition explicite au projet sioniste, nous assistons depuis 1948 et surtout depuis 1967 à la tendance inverse : la plupart des Juifs qui demeurent citoyens dans leur pays natal ou d’adoption, n’estiment plus devoir s’opposer au projet sioniste précisément parce qu’il n’est plus à l’état de projet mais de réalité bien vivante.

Le partage de la Palestine mandataire britannique approuvé en 1947 par la résolution 181 de l’ONU prévoyait la création d’un Etat arabe et d’un Etat juif, ce dernier étant établi sur 55% de la superficie de la Palestine mandataire (2/3 de ces 55% étaient constitués par le désert du Néguev.) En 1947, ces «colonialistes» n’avaient acheté et donc ne détenaient que 7% d’une terre qu’ils n’avaient pas accaparée. C’est la résolution 181, puis la guerre déclenchée par les Palestiniens et les Arabes des pays voisins qui ont légitimé puis étendu la superficie du pays à 78 % du territoire initial de la Palestine (région de la Galilée notamment). Pour une grande majorité de Juifs qui ne vivent pas en Israël (cf. Raymond Aron en 1967), l’Etat d’Israël est devenu partie prenante de l’identité juive. Son existence est vitale pour les Juifs qui y vivent, bien sûr, mais aussi pour les Juifs en diaspora, quel que soit leur degré de religiosité ou leurs critiques envers la politique israélienne.

L’antisionisme arabe qui rejette le projet national juif, même sur une partie de la Palestine, était prévisible et même légitime puisqu’il était perçu comme opposé aux aspirations nationalistes palestiniennes attachées au même territoire. La vocation des mandats étant de préparer les futures nations à la construction de leur Etat, la compétition fut inévitable entre les deux collectivités qui se trouvaient en Palestine et aspiraient à prendre le contrôle exclusif de la Palestine. La compétition fut d’autant plus âpre que la Déclaration Balfour favorisait un foyer national juif en Palestine sans toutefois s’engager explicitement pour la création d’un Etat juif. La guerre d’indépendance (de novembre 1947 à l’été 1949) confirme la victoire militaire d’Israël, mais entraîne également l’exode de 700.000 Palestiniens… Contrairement aux espoirs de Ben Gourion, ces réfugiés ne se sont pas intégrés (ou ne l’ont pas été) dans les pays arabes voisins où ils se sont réfugiés.

Maintenant que l’Etat d’Israël existe, le dilemme palestinien est le suivant : accepter le fait accompli et obtenir alors en contrepartie la création d’un Etat palestinien sur 22% seulement de la Palestine mandataire ou bien poursuivre la poursuite du combat national palestinien antisioniste visant la destruction de cette « entité sioniste » considérée comme radicalement illégitime. Est-il possible pour autant d’assimiler l’antisionisme actuel à une forme d’antisémitisme ?

C’est évidemment un gros enjeu idéologique pour chacun des deux camps : pour les uns, c’est le moyen de museler toute critique gênante d’Israël tandis que les autres s’indignent d’être victimes de cette accusation infamante. Toute position binaire (« l’antisionisme est antisémite » ou bien « l’antisionisme est totalement dépourvu d’antisémitisme » ) est suspecte et il vaudrait peut-être mieux s’interroger sur la pertinence d’une question qui favorise ces affirmations binaires et polémiques.

On peut évoquer deux réalités : D’une part, l’antisionisme pris en charge après 1945 par les Soviétiques, était bien le masque d’un antisémitisme qui leur a permis de se débarrasser, en les qualifiant de sionistes, de Juifs suspects d’être des «ennemis du peuple» en URSS et dans les pays satellites (Procès Slansky et autres).  D’autre part, il est indiscutable que l’antisionisme en France et en Europe soupçonne les Français juifs d’être les complices de la politique israélienne. Cette accusation a conduit des individus à s’en prendre à des synagogues, à des lieux communautaires juifs et même, dans certains cas, à tuer des hommes, des femmes et des enfants.

Cet acharnement critique et unilatéral déployé par les antisionistes contre la politique d’Israël dérive souvent et presque systématiquement sur la remise en cause de la légitimité même de l’Etat israélien. Car si ce n’était pas le cas, alors ce ne serait pas de l’antisionisme, mais une critique acerbe, dure, forcenée, mais toujours légitime, d’Israël. Cette dérive contribue au sentiment et à la réalité d’une insécurité croissante vécue par les Juifs qui vivent en France. Des centaines, voire des milliers d’entre eux, ont décidé de « monter en Israël » (ce qui ne devrait pas réjouir les antisionistes qui ont fait là œuvre contre-productive!). Le vrai problème de l’antisionisme, c’est son manichéisme qui laisse entendre que la Palestine appartient en exclusivité aux Palestiniens arabes et qu’il n’y a aucune place pour un Etat juif ! C’est d’ailleurs, inversement, le discours des extrémistes sionistes qui dénient toute légitimité à un nationalisme arabe en Terre d’Israël à côté d’Israël.

Il est malgré tout étrange qu’Israël soit le seul Etat au monde dont les « crimes » (systématiquement surévalués) justifieraient la disparition! Malgré leurs « crimes d’Etat » monstrueux, personne n’a jamais parlé de rayer de la carte l’Allemagne, le Cambodge, le Rwanda ou la Syrie dont Bachar extermine la population. Personne n’envisage de rayer l’Iran de la carte des Etats du monde. Et c’est juste. Alors, pourquoi Israël bénéficie-t-il, une fois de plus, de ce traitement d’exception ? C’est sur ce point que l’antisionisme le plus radical (bien différent de la critique légitime des politiques israéliennes) peut rejoindre l’antisémitisme.

Est-ce que c’est parce que les « crimes » de l’Etat d’Israël commencent dès sa création (un « péché originel !») alors que les crimes d’autres Etats ont été perpétrés bien plus tard? Et que faire alors du cas des Etats-Unis dont la formation est concomitante de l’extermination des Indiens – pas de leur expulsion, mais de leur extermination? Pour expliquer pourquoi la cause palestinienne ne parvient pas à se réaliser dans les faits, voilà qu’on va invoquer la main du « complot juif ». Les médias, les lobbies, la puissance financière mondialisée sont entre les mains puissantes et malfaisantes des Juifs. Voilà comment on s’explique chez les antisionistes la difficulté de la cause palestinienne à aboutir. Voilà comment l’antisionisme débouche alors sur l’antisémitisme. On se trouve alors au cœur même de l’antisémitisme : cette conviction que le peuple juif est porteur d’un pouvoir maléfique sur les autres peuples du monde. C’est le point culminant de la diabolisation d’Israël, cet Etat des juifs. C’est l’excès et le radicalisme de la critique qui sont suspects.

Il n’en demeure pas moins qu’il n’y a aucune bonne raison de réfuter la légitimité d’une collectivité nationale (juive ou arabe) dans les limites fixées par le droit international. Tant qu’on n’admet pas (et dans les deux sens) que la légitimité nationale n’est pas exclusivement celle que l’on défend, on veut la guerre, non la paix. Le travail de réconciliation entre les deux peuples va plus loin qu’un accord de paix qui, justement, est toujours mis en échec parce que la réconciliation fait défaut. La résignation méprisante n’est pas la réconciliation : «Israël est un colonialisme qui a réussi» disent les antisionistes, palestiniens ou non, dans un contexte où le colonialisme est délégitimé depuis longtemps. «On va finir par signer la paix pour qu’ils nous foutent enfin la paix !» grincent les autres… Cela ne marche pas, car seule la reconnaissance d’une double légitimité peut fonder la réconciliation.

Débat

Nombreuses questions sur les limites du sionisme. Le sionisme reste-il « en mouvement », avec extension en Judée et Samarie ? Oui, pour certains sionistes radicaux, mais certainement pas pour Denis Charbit. L’AFPS (qui évite de se positionner sur le sionisme et l’antisionisme?) évoque la loi injuste des présents-absents qui dépossède les Palestiniens après la guerre de 1947-49. Les droits des réfugiés devront englober ce sujet dans un règlement de paix, répond Denis Charbit pour lequel le sionisme reste effectivement « en mouvement » après 1948, (pas au sens de l’expansion territoriale, mais dans le sens où Israël a pour vocation d’accueillir les Juifs de la diaspora, et notamment après 1945, les 400.000 juifs européens rescapés du nazisme, et depuis les Juifs des pays arabes, de l’URSS et ces dernières années, d’Ethiopie, de l’ex-Yougoslavie, et de France aujourd’hui, même si le malaise n’est pas comparable avec la situation qui régnaient dans les pays mentionnés.

Un auditeur évoque le rôle de l’islamisme qui vient se greffer sur le conflit et renforcer sa dureté ; le conférencier admet cet effet religieux de sacralisation des deux causes qui entrave la recherche d’un compromis politique sur un conflit qui est d’abord un conflit territorial. Un autre participant évoque le fait que l’Etat d’Israël soit le seul Etat créé « sur un tapis vert » c’est-à-dire à partir d’un accord international. Denis Charbit évoque un horizon possible post-sioniste, c’est-à-dire un nationalisme juif qui évoluerait vers un nationalisme israélien encore plus intégrateur, évolution qui requiert un climat de confiance. Et pourquoi pas un jour une confédération ou même un Etat binational ? Cependant, ces deux options doivent rester des recommandations, un horizon souhaitable et raisonnable, et surtout pas une injonction à la disparition de l’Etat national du peuple juif. Auquel cas la proposition apparaît comme un piège.

Le Camp de la Paix est peu actif actuellement. Ses priorités touchent à la défense des droits individuels libertaires, à la défense de la Cour suprême. ll est devenu très difficile, après le retrait de Gaza et l’instabilité sécuritaire qui y règne, de convaincre du bien-fondé sécuritaire d’un retrait de la Cisjordanie ! La réconciliation entre les Travaillistes et le Meretz permet d’espérer la non reconduction du premier ministre Netanyahou. La surprise peut aussi venir du pragmatisme dont Benny Gantz semble être porteur (on pense à la surprise dont ont fait preuve Rabin, Sharon et Barak parce qu’ils étaient justement des militaires).

Du côté palestinien, la division entre l’OLP et le Hamas est la clé majeure de la faiblesse palestinienne actuelle dont Netanyahu tire habilement parti. Les antisionistes radicaux sont incapables d’admettre le caractère libérateur et salutaire du sionisme pour beaucoup de Juifs, un peuple «apatride », méprisé, persécuté comme des pestiférés. Le sionisme a permis aux Juifs de devenir citoyens libres dans un Etat libre et imparfait, comme tous les Etats.

Le problème de fond reste celui de la reconnaissance réciproque de la légitimité de l’adversaire, dans un contexte international où le populisme des alliés actuels d’Israël n’est pas porteur de ces valeurs pacifiques ! Il s’agit de désamorcer et non pas d’attiser les vieilles hantises de chacun des deux peuples, le spectre de la Shoah, pour les uns, et les malheurs renouvelables de la Nakba pour les autres… qui sont les obstacles les plus profonds à une dynamique de réconciliation.