« Vous êtes confronté à un terrible dilemme, Monsieur Abbas. Votre légitimité à la tête du peuple palestinien paraît conditionnée par l’absence de renonciation au droit au retour. Tandis que votre réussite à fonder un État pour votre peuple dépend de votre capacité à convaincre les Israéliens que vous acceptez Israël comme la patrie des Juifs », écrit Carlo Strenger dans cette lettre ouverte, publiée le même jour dans l’édition britannique du Huffington Post et dans le quotidien israélien Ha’aretz, où il tient un blog.

C’est ainsi qu’il appelle le président de l’Autorité palestinienne à faire un pas aussi décisif qu’Anouar el-Sadate en son temps : venir à la Knesseth s’adresser, par-delà les craintes légitimes alimentées à loisir par le gouvernement Netanyahu, aux citoyens israéliens –dont plus des 2/3 sont « convaincus que la seule voie vers la paix consiste en l’existence de deux États pour deux peuples » ; et leur dire que vous acceptez Israël pour patrie des Juifs.


Cher Monsieur Abbas,

En général, c’est à mes compatriotes juifs et israéliens que je m’adresse à l’occasion de nos grandes fêtes. Vous concernant, Yom Kippour n’est certes pas jour de Jugement ; j’espère cependant que vous accepterez ces paroles de la part d’un Israélien qui, depuis des années, soutient votre cause de tout son cœur. Je l’ai autant fait pour le salut de mon pays que pour celui du vôtre encore à venir. Car un État d’Israël opprimant un autre peuple est un affront à ma judéité et à celle de la majorité des Juifs de par le monde, pour lesquels les droits de l’être humain sont un principe intangible – précisément du fait que notre peuple a immensément souffert de l’intolérance et du racisme.

Au nom de la sympathie que je porte à votre cause, j’espère que vous écouterez l’appel que je vous lance ; vous savez, comme chacun, que la solution à deux États est à court d’oxygène. Si elle n’est pas mise très vite en œuvre, c’en sera fini d’elle.

Vous n’obtiendrez pas d’État palestinien viable de la part de Netanyahu. Cela va à l’encontre de son idéologie. Votre succès dépendra de votre capacité à convaincre les Israéliens qu’ils doivent élire un gouvernement différent. Et il n’y a pour cela qu’un seul moyen : votre discours aux Nations unies s’adressait à votre propre peuple ; il vous faut maintenant parler aux Israéliens. Il vous faut franchir le pas que Sadate avait franchi. Il vous faut venir à la Knesseth dire aux Israéliens que vous reconnaissez Israël pour patrie du peuple juif.

Dites aux Israéliens que le peuple palestinien revendique que la tragédie vécue par eux en 1948 soit établie et reconnue ; mais que vous ne réclamez pas le retour physique de réfugiés en Israël ; qu’à titre individuel des Palestiniens peuvent prétendre à des compensations pour la perte de leurs maisons ; mais que, comme ce fut le cas en Europe à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, vous admettez qu’un retour effectif n’est plus possible.

Vous savez sans doute que, depuis dix ans au moins, 70% des Israéliens sont convaincus que la seule voie vers la paix consiste en l’existence de deux États pour deux peuples, et qu’une même proportion estime qu’il ne se trouve pas, dans la génération actuelle, de partenaire palestinien pour la paix. La raison majeure en est la seconde Intifada [1]. Il y a moins de deux ans, vous avez reconnu que ce soulèvement représentait la plus grosse erreur jamais commise par les Palestiniens – et vous aviez raison : les Israéliens, depuis lors, ont cessé de croire en la bonne foi des Palestiniens.

L’autre raison en est que les Israéliens pensent que, pour la plupart des Palestiniens, la solution à deux États n’est que le premier pas d’un processus en deux étapes visant à abolir Israël en tant qu’État juif ; qu’une fois la Palestine reconnue dans les frontières de 1967, votre peuple continuera à combattre Israël par les armes et la diplomatie ; que vous insisterez pour que chaque réfugié palestinien de par le monde ait le droit de revenir sur les terres et dans la maison de ses ancêtres ; que vous n’admettrez jamais la légitimité d’Israël en tant que patrie du peuple juif.

Ils disent par conséquent : pourquoi prendre les risques qu’entraîne pour notre sécurité la mise en place d’une solution à deux États qui mettrait Israël et Raanana à portée de tirs de roquettes palestiniens ? Et vous savez parfaitement qu’il ne s’agit pas là de craintes paranoïaques : le sud d’Israël a été pilonné des années durant après le retrait israélien de Gaza.

Je crois qu’Israël doit assumer les risques que cela comporte pour sa sécurité ; qu’il a la puissance militaire de gérer ces risques si vos frères palestiniens décidaient d’emprunter de nouveau la voie de la violence. Je crois qu’Israël doit prendre ces risques parce que c’est la seule façon pour lui de demeurer la patrie démocratique des Juifs ; parce qu’un Israël démocratique ne peut exister que si les Palestiniens ont leur propre État.

Mais là est le point crucial. Je sais que le droit au retour des Palestiniens est fermement ancré dans les valeurs de votre peuple ; que ce droit est gravé au cœur des chants, livres et récits de votre peuple.

Vous, Monsieur Abbas, savez que les Israéliens n’accepteront jamais le droit [des Palestiniens] au retour. C’est là, pour eux, une ligne rouge à jamais infranchissable. La très grande majorité des Israéliens est née ici. Au cours des six dernières décennies, une culture bouillonnante est née ici. Ils n’ont nulle part où aller, et ne veulent aller nulle part. Leur foyer est là, et ils se battront pour lui sans faire de compromis.

Il ne s’agit pas seulement du point de vue de gens comme Netanyahu et Liebermann [2] pour lesquels, vous le savez, je n’éprouve guère de sympathie. C’est celui de Tzipi Livni [3] ; de Shaul Mofaz [4] et de Shelly Yah’imovitch [5]. Il faut que vous vous rendiez compte que c’est même le point de vue des trois députés restants du Meretz [6], le parti israélien le plus attaché aux valeurs de progrès.

Vous êtes confronté à un terrible dilemme, Monsieur Abbas. Votre légitimité à la tête du peuple palestinien paraît conditionnée par l’absence de renonciation au droit au retour. Tandis que votre réussite à fonder un État pour votre peuple dépend de votre capacité à convaincre les Israéliens que vous acceptez Israël pour patrie des Juifs.

Reconnaître Israël en tant qu’État juif vous aidera également à gagner le soutien des pays de l’Union européenne, qui seraient plus enclins à soutenir votre demande de reconnaissance par les Nations unies si celle-ci s’accompagnait de la reconnaissance d’Israël en tant qu’État du peuple juif. Vous devriez vous rappeler que l’Espagne, fer de lance du soutien à votre requête aux Nations unies, vient également de reconnaître Israël en tant qu’État juif – et vous pourriez vous en inspirer pour en faire une fertile ligne de conduite.

Monsieur Abbas, je sais que cette proposition est très difficile à accepter pour vous. Je vous écris en cette veille de Kippour parce que j’ai le cœur las et empli de tristesse ; parce que je vois la solution à deux États nous échapper, et avec elle l’État d’Israël tel que j’espérais le connaître et l’État de Palestine que, je le crois, votre peuple mérite. J’espère que vous trouverez la force de franchir ce pas historique. Pour le salut de votre peuple, et du nôtre.


NOTES

[1] Prenant prétexte d’une provocation d’Ariel Sharon allant prier en grand remue-ménage médiatique sur l’esplanade des Mosquées, l’Intifada d’el-Aqsa ou seconde Intifada éclata en septembre 2000 dans le contexte de tentatives avortées d’une reprise du processus d’Oslo. Le soulèvement populaire dans les Territoires fut bientôt suivi d’attaques suicide, entraînant dans son sillage la construction du Mur et diverses opérations de représailles au fil des ans. Au débit de ce cycle de violences réciproques s’inscrit également la mort de 13 citoyens arabes d’Israël, tués par les forces de l’ordre lors de manifestations de solidarité avec leurs frères palestiniens en octobre 2000 – une répression dont la démocratie israélienne se remet difficilement.

[2] L’actuel ministre des Affaires Étrangères, chef d’un parti au nom lourd de sens : “Israël Beïtenou” – ”Israël [est] notre maison”.

[3] Chef de file de l’opposition au gouvernement Netanyahu, elle est à la tête du parti Kadimah, légèrement majoritaire en nombre de voix lors des législatives de 2009 – à l’issue desquelles seul Netanyahu, bien que minoritaire, réussit à réunir une coalition dont religieux et nationalistes détiennent les clefs.

[4] Chef d’état-major de Tsahal lors de la seconde Intifada, Shaul Mofaz, élu aux dernières législatives sur la liste de Kadimah, est aujourd’hui ministre des Transports avec rang de vice-Premier ministre du gouvernement Netanyahu.

[5] Journaliste entrée en politique en 2005 au sein du Parti travailliste, elle est depuis septembre à la tête de ce parti.

[6] Constitué en 1992 par l’union du Mapam (expression politique de l’aile gauche du mouvement kibboutzique, alors sioniste marxiste) avec Ratz (le mouvement pour les droits civiques et la paix) et une partie du Shinoui (libéral à tous les sens du terme, en économie comme par son anti-cléricalisme), le Meretz (acronyme que l’on peut également traduire par “énergie“, “vigueur“], représente l’aile gauche, sioniste et écologiste du mouvement socialiste en Israël et est membre de l’Internationale socialiste. Dirigé par H’aïm Oron, le parti se voit comme le porte-parole du camp de la paix à la Knesseth et dans les institutions politiques locales.