Auteur : Didier Leschi

Cet article a été publié dans la revue ETVDES, décembre 2020. Son auteur et François Euvé, rédacteur en chef de la revue, nous ont autorisé à le reprendre
sur notre site compte tenu du rapport singulier que Zeev Sternhell entretenait avec La Paix Maintenant en France et en Israël avec Shalom Alkhshav
dont il fut l’une des figures phares. Qu’ils en soient remerciés.

Décédé en juin 2020, Zeev Sternhell fut à la fois un grand historien et un citoyen engagé dans la vie politique israélienne.
Ses travaux sur l’origine du fascisme, qu’il voyait dans le refus des Lumières et le rejet des Juifs, sont cohérents avec son soutien critique à l’État d’Israël. Il en défendait l’existence, tout en désapprouvant fermement sa politique expansionniste.

Mis en ligne le 28 janvier 2021

L’article de Didier LESCHI<<

Mort le 21 juin, Zeev Sternhell (1938-2020) n’aura pas seulement été un grand historien de l’histoire des idées et un universitaire hors norme. Il fut toute sa vie un citoyen engagé, aux convictions socialistes, soucieux de défendre son pays Israël et, à travers lui, une idée du sionisme, un sionisme émancipateur. Son espérance était qu’Israël atteigne enfin, grâce à la paix, l’âge de raison, et devienne « une société laïque, ouverte, plus juste que la société bourgeoise actuelle, une société fondée sur la recherche du bonheur individuel plutôt que sur la défense des valeurs tribales’ ». Il aura maintenu tout au long de sa vie une cohérence entre son travail d’historien et son engagement civique, et joint les actes à la pensée. Et personne n’aura pu contester, à celui qui avait été blessé au combat, d’avoir défendu son pays refuge, les armes à la main. Une défense menée au péril de sa vie: il participa à toutes les guerres de l’État juif, depuis la première conquête du Sinaï et du canal de Suez en 1956, jusqu’à l’Invasion du Liban en 1982. Sternhell rappelait ainsi avec fierté que ce fut sa génération qui avait fait de la brigade Golani une unité d’élite. Son histoire personnelle de même que la longue fréquentation des archives confortaient en lui cette conviction que « né de la détresse, l’ État d’ Israël puise sa légitimité dans cette nécessité, mais également dans une idée simple, aussi juste et aussi naturelle que les principes de 1789: le droit des hommes à être maîtres de leur destin? »

Un historien affecté par l’Histoire

Ayant vu le jour dans la ville de Przernysl (Galicie) en 1935, au sein d’une famille intégrée, son parler polonais était dénué d’accent yiddish. Cela le sauvera. Son père meurt au début de la guerre.Sa mère et sa sœur sont arrêtées et assassinées au camp d’extermination de Belzec. Échappé du ghetto, il se fait passer pour chrétien. Assidu à la messe, il est impressionné par la foi catholique. « C’est le seul moment où j’ai cru en Dieu », disait-il. Avec les rescapés de sa famille, il passe la guerre abrité dans un appartement d’une banlieue ouvrière. Son oncle a pu dénicher, miracle dans la Pologne antisémite, un hébergement salutaire chez un officier de l’armée qui va risquer la mort et la destruction de sa famille pour sauver des Juifs. Sternhell rappelait volontiers que cela aussi avait existé, même en Pologne. Après l’arrivée desSoviétiques, ilrejoignit, en 1946,âgé de onze ans,une branche familiale ayant émigré en France bien avant la guerre.
La conscience de sa judéité naquit dans l’après-coup. Comme l’écrivit dans les années soixante l’historien Isaac Deutscher (1907¬1967), avant-guerre militant trotskiste et antisioniste, pour exprimer le paradoxe abyssal de l’extermination :
« Auschwitz fut le terrible berceau de la nouvelle conscience juive et de la nouvelle nation juive.
Nous qui avons rejeté la tradition religieuse, mais appartenons maintenant à la communauté négative de ceux qui ont été exposés tant de fois à l’Histoire et, dans des circonstances si tragiques, à la persécution et à l’extermination. Pour ceux qui ont toujours mis l’accent sur l’identité juive et sur sa continuité, il est étrange et amer de penser qu’elle doit son nouveau bail sur la vie à l’extermination de six millions deJuifs […]. Quelle résurrection! »

Cette conscience juive fut bien évidemment le moteur de la passion de Sternhell pour l’Histoire. Afin de tenter de délégitimer ses recherches. certains. ceux-là mêmes qui auront le moins vécu les malheurs de leur génération, iront jusqu’à lui en faire reproche: « Les souffrances subies, les risques encourus, les tragédies personnelles et collectives qu’il a traversées […] permettent aussi de comprendre que l’universitaire ne puisse considérer les travaux qu’il entreprend pour étudier le fascisme comme une simple recherche scientifique qu’il pourrait aborder avec sérénité et détachement’. »Et, pour accentuer le propos et dénier ses qualités scientifiques. il sera accusé d’avoir une lecture orientée, pour ne pas dire hérétique, des archives. Il est vrai que comme historien, Sternhell posait à ses critiques des problèmes à la fois existentiels et épistémologiques. Tout acte de lecture historique est un acte interprétatif, et non un processus passif, lequel annulerait la vérité du lecteur et l’analyse située qui peut en résulter. La lecture d’une archive ou d’un texte n’est-elle pas aussi dépendante des doxas qui peuvent en occulter le contenu? N’est-ce pas là ce qui explique qu’il faille plusieurs lecteurs d’une même oeuvre ou d’un même texte pour multiplier les angles et les faisceaux de lumière? Ceux qui reprochaient au fond à Sternhell d’être trop personnellement impliqué au point d’être incapable de faire preuve de détachement, d’avoir eu une approche trop affective,n’avaient sans doute pas conscience que c’était une manière de renier le fait que tout savoir est indissociable d’un désir de savoir qui doit tout au trajet de vie de celui qui cherche et œuvre. Oui, attestant de tout cela, le parcours de vie de Sternhell a bien évidemment orienté ses questionnements.
Il y avait ainsi chez lui un attachement profond à la France et à la tradition des Lumières kantiennes qu’elle portait. Un attachement sans doute né au sortir de la guerre, dans l’école laïque d’Avignon qu’il fréquenta et où il découvrit que son identité juive pouvait ne pas être un poids, une dimension de soi qu’il fallait cacher, une honte. C’est bien cet attachement à la France qui lui fit entamer une thèse à vingt-neuf ans àSciencePo, sous la direction de Jean Touchard (1918¬1971), plutôt que dans une université américaine. Et c’est cet attachement à la France qui le conduisit à étudier le parcours intellectuel de Maurice Barrès (1862-1923). Il en ressortit profondément troublé par la découverte d’une tradition concurrente au génie de la Révolution française et dont il pressentit qu’elle allait bien au-delà de la réaction contre-révolutionnaire. Barrès, avec d’autres comme le marquis de Morès »,était à ses yeux le précurseur du « Blut und Boden’ », Approfondissant ses recherches, menées sur le fond de son indéfectible attachement aux Lumières, il eut la conviction qu’émergeait du maquis des archives le creuset intellectuel de ce qui avait donné naissance au fascisme et l’avait nourri. Un fascisme qu’il pouvait alors définir comme étant essentiellement la guerre faiteaux Lumières, pour le différencier du nazisme dont le ressort profond était de faire la guerre à l’Humanité. Cela donnera des ouvrages qui feront date: La droite révolutionnaire, les origines françaises du fascisme (Seuil, 1978), puis Ni droite, ni gauche, l’idéologiefasciste en France (Seuil, 1983).

Un travail considérable

Il amena le grand historien des droites René Rémond (1918¬2007), qui entretenait avec Sternhell des rapports cordiaux d’estime réciproque, à se demander si « l’enracinement, depuis plus de vingt ans, du Front national dans le corps électoral » ne constituait pas une quatrième droite (au-delà des trois droites – « légitimiste « , « orléaniste» et « bonapartiste  » – des généalogies typologisées par lui). Une interrogation l’amenant, disait-il à « rendre les armes à l’historien israélien Zeev Sternhell « , sans pour autant adopter l’ensemble de ses développements sur la place de la France dans la naissance intellectuelle du fascisme’.
Au-delà de la querelle sur l’existence ou non d’un « fascisme français « , les recherches de Sternhell renforcèrent chez lui deux convictions: la première, partagée par beaucoup, est que le niveau d’antisémitisme constitue depuis la fin du XIX’ siècle un critère, malheureusement très sûr, pour mesurer la solidité des valeurs du libéralisme et des Lumières d’une société; la seconde est qu’aucune société n’est immunisée contre un effondrement démocratique.
C’était aussi le résultat de son expérience intime. Il ne pouvait oublier que les Juifs de sa génération avaient connu une Europe qui, en quelques années,était passée de la lumière à l’ombre, de la force propulsive de la Révolution française à la barbarie la plus horrible. Et que ce fut le cas aussi en France.
Et nous savons bien, depuis les travaux précurseurs de Robert Paxton, que Philippe Pétain et les dirigeants de la Révolution nationale n’eurent aucun besoin des Allemands pour s’engager dans le déshonneur. Intellectuellement, tout cela était mûr, affirmera Sternhell, du fait d’un long travail de remise en cause de la philosophie des Lumières et des acquis de la Révolution française qui prendra de plus en plus d’ampleur à partir de la fin du XIXeme siècle et que la guerre de 1914-1918 et ses retombées accéléreront. Les idées étaient là. C’est pour cela que la « divine surprise » Pétain,saluée par Charles Maurras (1868-1952), venait de loin . Robert Brasillach (1909-1945) en fit le récit' », Ce travail intellectuel et politique de longue durée fut mené par des intellectuels et des leaders politiques, admiratifs des régimes mussolinien et salazariste,et même par Hitler. Il expliquait la rapidité avec laquelle Vichy avait pu mettre en place – en quelques semaines – un régime qui tournait le dos à l’histoire républicaine. Il permettait aussi de comprendre pourquoi des nationalistes comme François de La Rocque ou Charles Maurras, sans avoir été parmi les thuriféraires les plus actifs de la collaboration, n’en avaient pas moins défendu le principe: cela au nom de la haine du communisme et du refus de cette France combattante animée par un Charles De Gaulle traité de « dévoyé n’ayant pas respecté la discipline due au maréchal Pétain » – une résistance qualifiée de « franc-maçonne, israélite et décadente » ». La haine de lafranc-maçonnerie,la stigmatisation des Juifs, autant de signes clairs d ‘un refus des Lumièresqui fut, pendant des décennies, le fonds de commerce idéologique des antirépublicains.

Un sioniste assumé

La légitimité d’Israël ne faisait, chez Sternhell, aucun doute.
C’était une réponse nécessaire à un « besoin existentiel » pour le peuple juif, justifié par l’ampleur de l’antisémitisme en Europe et en particulier au sein de cette France qui représentait, au moment de l’affaire Dreyfus, la société libérale la plus avancée, héritière de la grande nation de la Révolution française. Cette affaire, Barrès la résumait ainsi: « Je sais de sa race que Dreyfus est coupable. » Theodor Herzl (1860-1904) y vit le signe que l’avenir des Juifs ne pouvait plus être garanti en Europe. Interprétation discutée à l’époque, tant était dominante l’idée que le peuple juif peut exister en diaspora. C’est le débat qui opposa les mouvements juifs socialistes, entre d’un côté les militants du Bund » et de l’autre les sionistes socialistes. Pour les premiers,
la révolution européenne ferait disparaître l’antisémitisme. Et, dans cette espérance, ils défendaient que l’identité nationale juive, ayant pour langue le yiddish, était suffisamment forte pour ne pas avoir besoin d’un État spécifique. Les autres affirmaient la nécessité d’un État pouvant à la fois libérer les Juifs et répondre à l’idéal socialiste. À la question de savoir si le sionisme était un acte de colonisation de terres occupées, en adéquation avec son « sionisme classique », Sternhell répondait que l’Europe ayant fait la démonstration linale qu’elle n’était plus une patrie possible pour les Juifs, elle ne pouvait être la métropole d’une colonisation. Une fuite émancipatrice n’était pas assimilable à un acte colonisateur. En ce sens,la création d’Israël était bien un geste politique raisonné, dont la réussite tenait du miracle. Il était légitime et logique que le sionisme s’appuie pour mobiliser les consciences juives sur la formule qui conclut la fête de la liberté qu’est Pessa’h :« L’an prochain à Jérusalem. » Mais c’est aussi au nom de cette même raison qu’il affirmait: « Certes, Jérusalem [où il habitait], mais pas au-delà. ». Et il pensait que mettre en danger l’existence de l’État des Juifs, c’était aussi mettre en danger l’existence collective des Juifs » . Car Israël est aujourd’hui à la fois le lieu où le peuple juif peut se compter, mais aussi celui dont l’existence collective dépend. C’est pour cela qu’il manifestait une très forte hostilité aux antisionistes dont l’intérêt pour l’histoire des juifs n’était pas,à ses yeux, purement intellectuel mais ne visait qu’à démontrer que les juifs pourraient continuer une existence nationale sans Israël. Or, il ne le croyait pas, ou plus. Pessimisme qui rendait plus que nécessaire son combat pour l’existence d’Israël contre ses démons. Mais aussi pessimisme qui l’amenait à douter que l’existence des juifs en diaspora – c’est-à-dire celle d’un mode d’intégration par la culture aux communautés nationales, par le lien à la tradition, avec ses actes symboliques autant qu’une praxis, adossés au religieux -soit encore possible. Une fin des diasporas, liée aux drames européens,qui obligerait à revoir ce qu’en disait Rousseau : « Mais un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié et n’ayant plus ni lieu ni terre depuis près de deux mille ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de temps encore, n’ayant plus peut-être un seul rejeton des premières races, un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale quand tous les liens en paraissent rompus » »
Quoi qu’il en soit de cette description, qui régnait profondément en lui, ce qui est certain, c’est bien qu’aux yeux de Sternhell, la Diaspora qui demeure ne peut ignorer Israël, leurs destins sont liés. Et aussi que, bien aimer Israël, c’est en critiquer fermement les fautes.
Il fut donc un Israélien critique,sa vision angoissée de l’évolution d’Israël découlant de son regard aiguisé d’historien. Car, pas davantage que la France hier, Israël aujourd’hui ne peut se croire à l’abri d’une fascisation, affirmait-il » : une fascisation qui pouvait à terme remettre en cause une existence absolument nécessaire.
Dans ce domaine aussi, Sternhell aura donc surpris.Victime d’un attentat perpétré par un séide de l’extrême droite israélienne colonisatrice, il fut dans le même temps critiqué par une extrême gauche intellectuelle pour qui le projet sioniste serait en lui-même porteur du mal actuel, comme il le fut par les intellectuels palestiniens avec qui un dialogue aurait pu être plus fructueux. En réponse, il reprochait aux uns comme aux autres de souhaiter la fin de l’ Etat issu de l’espérance sioniste ». Sternhell considérait la revendication palestinienne d’un « droit au retour , comme la manifestation continue d’un refus de reconnaître la légitimité de l’existence d’Israël. Sa critique du grand universitaire arabe que fut Edward Saïd (1935-2003) en découla. En s’enfermant dans l’idée que le moyen de renverser le sentiment d’infériorité maladif du monde arabe passerait nécessairement par la disparition de l’ État-nation juif dont la création était ressentie comme une injustice historique liée à un moment de décadence du monde arabe, ces écrivains et universitaires arabes empêchaient, à ses yeux, autant que les colons de Cisjordanie, toute perspective de paix. Même si cet « archisioniste », comme il se définissait lui-même. considéra très tôt que l’occupation des territoires situés au-delà de la frontière de 1967 représentait un poison, « une catastrophe historique ». C’est pour être en cohérence avec cette position qu’il participa à la fondation du mouvement Shalom Akhshav ( La paix maintenant ), avec l’idée bien ancrée que, pour préserver l’avenir de l’État juif,il fallait que les Palestiniens puissent bénéficier de leur propre État. Il n’était pas favorable à l’établissement d’une entité « binationale » qui prendrait le risque de voir un jour les Juifs minoritaires au sein de l’Etat espéré. Ce refus était la crainte renouvelée que l’antisémitisme ancestral rendît impossible la paix civile: une crainte fondée dans l’Histoire.
Dans son travail d’historien comme dans ses engagements civiques, Sternhell aura eu un parcours de vie qui le relie à une longue lignée: celle du Juif « hérétique » ce type d’intellectuels qui, en refusant de se laisser enfermer dans la tradition et de réduire leur judéité à la foi, se plaçaient dans le même temps au carrefour de civilisations, de religions et de cultures nationales, ce qui rendit leur travail sur la pensée à la fois riche et évolutif.
Zeev Sternhell aura ainsi, dans tous les domaines qu’il a approchés, bousculé les pensées établies et fait progresser notre savoir collectif.

Didier LESCHI

Didier Leschi, haut fonctionnaire spécialiste des questions relatives aux cultes et à la laïcité, actuellement directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration et président de l’Institut européen en sciences des religions.
Il a notamment contribué à l’ouvrage : Zeev Sternhell (dir.) L’Histoire refoulée, La Rocque, les Croix de feu et le fascisme français, Paris, éditions du Cerf, 2019

 

Mis en ligne le 28 janvier 2021