Ha’aretz, 22 février 2009

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Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Mesdames et messieurs, j’ai le plaisir de vous informer que les 15 minutes
de célébrité des citoyens arabes israéliens ont été inaugurées
officiellement cette semaine. Je vous le dis, ces derniers jours, les Arabes
se vendent comme des petits pains. Ils sont devenus le produit le plus
demandé sur le marché international du loisir. Toute cette semaine, j’ai été
contacté par des dizaines de journalistes étrangers, tous me suppliant de
leur accorder une interview. Radios, télévisions, journaux, sites web, tout.
L’occident découvre le phénomène naturel connu sous le nom de citoyens
arabes israéliens et, sauf erreur de ma part, le brevet est enregistré sous
le nom d’un scientifique russe du nom de Lieberman. Le slogan « Pas de
citoyenneté sans loyauté » a, semble-t-il, semé la confusion dans les médias
étrangers. « Attendez », se sont demandé les rédacteurs en chef en Europe et
aux Etats-Unis, « de quelle citoyenneté parle-t-il ? Depuis quand les
Palestiniens ont-ils une citoyenneté ? »

Des anthropologues et des zoologues ont été appelés à la rescousse pour
fournir des explications. Après de longues et délicates expériences en
laboratoire, ils sont parvenus à la conclusion qu’il s’agissait d’un
phénomène bien connu, auquel un petit groupe d’historiens ont parfois fait
référence sous le terme scientifique de « Arabes israéliens ». D’autres
chercheurs, qui ont noté le phénomène, les ont appelés « citoyens
palestiniens d’Israël ». D’autres encore ont préféré les cataloguer en
utilisant des chiffres ; ils se nomment alors les « Arabes de 48 ».

Certains représentants des médias étrangers ayant accumulé des années
d’expérience en Israël étaient déjà au courant de l’existence des citoyens
arabes du pays, mais pour des raisons internes, ils ont choisi, jusque
récemment, de cacher ce phénomène à leurs lecteurs, pour ne pas semer chez
eux la confusion et le désarroi. Toute cette histoire d’Israéliens et de
Palestiniens était déjà assez compliquée, et l’introduction d’éléments
nouveaux comme des Arabes israéliens ne ferait que compliquer les choses. Le
consensus s’est donc fait autour de l’idée qu’il était préférable de s’en
tenir aux deux camps, les Palestiniens et les Israéliens.

Au début, je n’ai pas compris pourquoi j’étais soudain submergé de demandes
d’interview. Et puis j’ai tapé sur Google la requête « Arabes israéliens »
et découvert que mon nom apparaissait dans Wikipedia en tant qu’exemple
vivant du phénomène. J’étais mentionné en même temps que deux autres
écrivains : le grand et regretté Emile Habibi, et Anton Shammas, qui a
quitté le pays il y a des années et qui, depuis, gagne (bien) sa vie en
donnant des conférences dans de prestigieuses universités américaines pour
tenter d’expliciter le concept. Ce qui me donne l’occasion, du moins selon
Google, d’être le premier choix si l’on veut préparer un article sur « les
Arabes israéliens ».

« Vous voyez ? », me trouvai-je en train de me tordre la mâchoire pour parler
anglais avec le journaliste de la BBC envoyé tout spécialement depuis
Londres pour s’entretenir avec moi. « Vous comprenez ? », demandais-je
régulièrement, ne recevant en retour qu’un regard hébété et perdu du
journaliste, « Der ar deefreent kayndes off Erabs. » [[« Il y a toutes sortes d’Arabes », en anglais phonétique drolatique dans le texte (ndt) ]] Bien entendu, je faisais de mon mieux pour dire du mal de l’Etat d’Israël. « Ray-cee-zem »[[« Racisme » (idem)]]
était l’un des mots que je m’entendais insérer toutes les deux phrases.

J’essayai de lui décrire le statut du citoyen arabe, la discrimination et
l’abandon, et lui offris un long rapport sur toutes les terribles
difficultés dont souffraient les localités arabes.

 « Attendez », demanda un journaliste d’un journal américain très connu, « les
Arabes israéliens ne vivent pas dans les villes israéliennes ? »


 « Non non, vous n’y êtes pas du tout. Les Arabes habitent des villes et des
villages arabes, très à l’abandon, vous savez, ray-cee-zem, tout ça. Il y a
quelques villes mixtes, mais dans la plupart des endroits, il y a une
séparation nette entre les quartiers arabes et juifs. Dees-kreem-ee-nay-shun.[[« Discrimination » (idem) »]]


 « Alors, ce que vous dites en fait, c’est que la plupart des Arabes en
Israël vivent dans des camps de réfugiés »
, résuma le journaliste.

Ya’allah, comment expliquer ça à cet imbécile ? Je repris depuis le début.

 « Vous savez, der ar deefreent kayndes off Erabs. »

 « Dites-moi, s’il vous plaît », demanda une journaliste venue d’Allemagne,
« avec tout ce que vous m’avez dit, je n’arrive pas à comprendre comment vous
habitez un quartier juif. »


 « Comment ? Euh …Eh bien … »
Je commençai à bégayer. Après avoir sorti tous ces ray-cee-zem et ces
dees-kreem-ee-nay-shun, habiter un quartier juif devait lui paraître
suicidaire.

  « C’est pour une recherche », me retrouvai-je en train de lui expliquer.
« Oui, c’est pour un livre que je suis en train d’écrire. Une enquête sur le
ray-cee-zem dans la société israélienne, j’ai dû déménager du village très
très à l’abandon où j’ai grandi pour m’installer dans un quartier juif. »


 « Alors, comment avez-vous fait pour survivre », me demanda-t-elle avec
empathie. « Comment vos voisins ont-ils réagi ? »

 « Il est évident que le ray-cee-zem sera la conclusion de mon étude. » Je me
calai au fond du canapé. « Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que nous
subissons ici. Un cauchemar. Veuillez m’excuser, je dois aller voir qui est
à la porte »
, dis-je, en faisant un gros effort pour m’ébrouer et me
débarrasser de toute cette souffrance. Je me levai d’un air las pour aller
voir qui avait sonné. C’était mon voisin, un type vraiment très bien, qui
voulait savoir si j’avais envie de me faire une toile avec lui.

 « OK. Laisse-moi juste le temps de me débarrasser de cette Allemande et
j’arrive. »

Je retournai au salon et m’assis face à la journaliste, horrifiée.

 « Qui était-ce ? »

 « Le voisin. »

 « Et tout va bien ? Que voulait-il ? Pouvez-vous me le dire ? »

 « Oh, toujours la même chose »
, répondis-je avec une expression angoissée.
« Tous les jours, c’est la même histoire. Il frappe à la porte et quand
j’ouvre, il me crache dessus et s’en va. »

Je levai la main comme pour m’essuyer le visage, et la journaliste allemande
versa une larme.