Catch 22 à la mode israélienne

Lundi, le mouvement Un Avenir Bleu-Blanc a tenu une réunion à son siège de Kfar haYarok, au nord de Tel-Aviv. Au programme : l’état des pourparlers de paix. Le mouvement a été fondé par le chef d’entreprise high-tech Orni Petrushka [1] dans le but de faire progresser la solution à deux États, y compris en dialoguant avec les colons. Deux autres membres de la direction d’Un Avenir Bleu-Blanc participaient à la réunion : l’avocat en vue Gilead Sher, qui fut le chef de cabinet d’Ehud Barak, alors Premier ministre, et mena l’équipe des négociateurs avec les Palestiniens ; et Ami Ayalon, qui fut ministre et chef du Shin Beth, le service de sécurité intérieure. Deux invités se trouvaient également là, dont les vues sur la question n’étaient guère éloignées de celles du mouvement : l’ancien ministre Dan Méridor et l’ancien chef du renseignement militaire, Amos Yadlin.

Il s’agit là d’un groupe très expérimenté, en matière de négociations de paix comme de renseignement et de sécurité. Ses membres ont la fervente conviction que le processus de paix doit aller de l’avant. En même temps, tous semblent très conscients du constant paradoxe qui fait flotter l’opinion publique israélienne à l’égard des négociations : en période de terrorisme palestinien, pas question d’évacuer des colonies, car c’est une erreur que de plier face à la terreur ; et, en période de calme, pourquoi se retirer lorsque tout va bien ? C’est une chausse-trappe philosophique, un original Catch 22 à la mode israélienne [2].

Tous les orateurs ont fait référence à l’occasion générée par Kerry mais sont restés sceptiques quant à sa traduction en termes d’avancées concrètes. Dan Méridor, à qui nulle place ne put être trouvée au Likoud version 2013, parla de l’illusion qui s’était forgée dans la population quant à la permanence du calme dans les territoires. Mettre la question palestinienne hors programme lors des dernières élections, dit-il, était tout à la fois provisoire et erroné !

« Il n’y a pas de morts dans les rues, dit remarquer Ayalon, aussi n’y a t-il pas de sentiment d’urgence. Seulement, les Israéliens n’ont pas conscience que le calme résulte dans une large mesure de la collaboration des forces de sécurité palestiniennes. »

Méridor, qui se souvient de son passé de jeune militant dans les rangs de l’ancêtre du Likoud, le Hérouth de Mena’hem Begin, voit comme « un immense succès le fait que les lignes de 1967 ne seront dorénavant plus celles qui délimiteront la fin du conflit. » Quoi qu’il en soit, souligna-t-il, on ne peut se passer de convergence entre la paix et les projets des colonies ; et d’insister pour que les constructions dans les implantations se confinent aux grands blocs : « Il n’est pas possible de conjuguer indéfiniment une terre libérée et un peuple occupé. »

Suite aux soulèvements dans le monde arabe, Israël a vu, en fait, sa situation s’améliorer au plan stratégique, affirma Yadlin, exhortant le pays à délimiter ses frontières par lui-même – mais pas de la façon dont Ariel Sharon avait procédé lors du désengagement de Gaza. Il parle, concernant la Rive occidentale, d’un retrait unilatéral limité, avec un maintien dans la vallée du Jourdain jusqu’à la conclusion d’un accord définitif. La clef d’un désengagement réussi est de préserver le processus démocratique, dit-il, notant que l’une des raisons de la colère des colons, en 2005, résidait dans le sentiment d’avoir été dupés par Sharon, lequel a fait fi des résultats du référendum du Likoud.

Tous ignorèrent l’éléphant au beau milieu de la salle : la question de savoir si l’armée israélienne est en mesure de réitérer une opération de désengagement à la puissance 10, à savoir l’évacuation de quelque 90 000 Israéliens des colonies sises hors les blocs. Ils ne tiennent apparemment pas compte des bouleversements tectoniques survenus depuis le désengagement de Gaza au sein de l’armée, où 30 à 40 % des sous-officiers d’active sont maintenant pratiquants. Nombreux sont ceux, parmi eux, qui ne trouvent pas légitime l’évacuation d’implantations telles que Tapouah et Itamar.

Impossible également d’ignorer l’intensité de l’émotion religieuse et idéologique ressentie pour “la Judée et la Samarie”, comparées aux colonies isolées de la Bande de Gaza. En réalité, l’appartenance même de Gaza à la “Terre d’Israël” [3] est discutée.

« Je parle avec des rabbins », dit l’ancien directeur du Shin Beth Ami Ayalon lors de cette réunion. « Ma conclusion est sans équivoque : si nous menons le processus comme il faut, en dépit de la vaste crise que cela suscitera, l’évacuation sera exécutée. »

Yadlin confirma. « Les rapports sur les changements dans l’armée sont exagérés, dit-il. On pourra le faire, comme alors dans le Goush Katif [le bloc d’implantations de la Bande de Gaza]. En majorité, les officiers se soumettront à l’autorité du commandement civil. Politiquement, le processus sera possible si nous expliquons aux gens que nous sauvons ainsi le sionisme, en quête de justice et de légitimation, sans que soient négligés les impératifs de sécurité. »

Autre élément de ce débat théorique, les réticences affichées par les décisionnaires à l’échelon politique, tant en Israël qu’au sein de l’Autorité palestinienne. Ceux qui ont rencontré Netanyahu ces derniers temps ont été surpris de voir le peu temps qu’il consacre à la question palestinienne. L’Iran et la Syrie l’inquiétaient bien plus et, pour lui, l’agitation dans le monde arabe exige une extrême prudence dans le dossier palestinien.

Ses nouveaux partenaires dans la coalition, Yair Lapid et Naftali Bennett, suivent. Bennett n’envisage pas de quitter le gouvernement du fait de l’initiative Kerry, convaincu que rien n’en sortira de toute façon. Et, dans un entretien donné ce mois-ci au New York Times, Lapid s’est lui-même positionné au centre, voire légèrement à la droite du centre. Il faudra à John Kerry beaucoup de talent et de chance pour percer ce front.


NOTES

[1] L’épopée burlesque du capitaine Yossarian, capitaine-bombardier au sein d’une escadrille basée sur la petite île italienne de Pianosa pendant la Seconde Guerre mondiale, est au centre du roman homonyme de Joseph Heller (1961) et de son adaptation cinématographique par Mike Nichols (1970), alors que la contestation de la guerre du Vietnam battait son plein. Leur titre commun est devenu synonyme en anglais d’une situation absurde, voire kafkaïenne, comme celle que l’auteur fait vivre à son anti-héros, coincé entre la folie qu’il simule pour échapper à la mort dans un monde qui a perdu la raison, et l’article 22 du règlement intérieur de la base édictant que « quiconque veut se faire dispenser d’aller au feu n’est pas réellement fou ».

[2] Á la différence de Médinath Israel (l’État d’Israël), intitulé officiel à usage tant domestique qu’international qui renvoie à l’Israël contemporain et s’inscrit dans le registre socio-politique, Eretz Israel (la “Terre d’Israël”) comme on nomme le pays, remonte au narratif biblique, s’inscrivant ainsi dans l’histoire et la géographie politiques.

Utilisée au quotidien sans détermination réelle de frontières, la formule inclut cependant insidieusement les territoires pris en 1967 sur la Rive occidentale du Jourdain (la Judée au sud et la Samarie au nord), qui ressortissent à cet Israël biblique… Quand les tenants du Grand Israël (Eretz Israel haShlemah – litt. “la Pleine Terre d’Israël”) n’en débordent pas largement au gré des déplacements de frontières à l’époque de David et Salomon.