(Source: The Forward, 19 septembre 2007)

Common Grounds, 13 octobre 2007

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Traduction : Common Grounds


La première fois que je suis allée faire un entretien avec les Frères musulmans, c’était en 1995. Dès mon arrivée, un officier m’a prêté un foulard pour que je me couvre la tête. La deuxième fois que je leur ai rendu visite, en 2005, aucun foulard ne m’attendait.

J’ai commencé à me poser des questions. Je vivais aux Etats-Unis depuis 2000, mais j’avais entendu, au cours de mes voyages en Egypte que la confrérie, ou Al-Ikhwan comme on les appelle en arabe, était en train de changer. Elle avait adopté le jargon de la réforme et de la démocratie. Des expressions comme « pluralisme politique » se glissaient dans les entretiens qu’elle donnait à la presse.

Cette nouvelle confrérie existerait-elle vraiment?

Lors de notre rencontre d’il y a deux ans, le Guide suprême des Frères musulmans, Mohammed Mahdi Akef, était entré en matière sur les « les moyens pacifiques d’apporter le changement ». Je dois dire que je fus impressionnée, tout au moins jusqu’à ce que je lui demande si, au cas où ils arriveraient au pouvoir, les Frères musulmans apporteraient des modifications à la constitution égyptienne sur la question des droits de la femme.

Les Arabes favorables à un système politique fondé sur les principes de l’islam défendent leur cause de différentes manières. Mais dès lors qu’il s’agit des droits de la femme, ils se retrouvent dans une belle unité conservatrice. Au Kuwait, ils ont bloqué jusqu’à l’année dernière le droit des femmes à voter et à se faire élire. En Jordanie ils ont fait abolir une loi donnant aux femmes le droit de demander le divorce et ont fait obstacle à des lois visant à aggraver les peines prononcées pour les crimes dits d' »honneur ». Les conservateurs égyptiens seraient-ils aussi hostiles à la cause des femmes?

« Non », m’a assuré Akef, « et la preuve en est d’ailleurs ici. Même si tu te promènes toute nue, tu as pu entrer dans mon bureau ».

Il faut dire que je portais un T-shirt et des pantalons.

L’expression « toute nue » m’a particulièrement indisposée parce qu’il se trouve que j’avais porté auparavant le foulard, ou hijab, pendant neuf ans quand j’étais une jeune femme. J’avais choisi de le faire à l’âge de 16 ans, croyant qu’il s’agissait d’une obligation religieuse. Puis, m’étant convaincue par mes recherches que le port du foulard n’avait rien d’obligatoire, j’y avais renoncé à 25 ans.

Pourtant, il m’a fallu des années avant de ne plus me sentir coupable d’avoir rejeté cette façon de s’habiller qui est devenue depuis une quinzaine d’année pratiquement l’uniforme de la femme égyptienne musulmane, ce dont nous sommes en grande partie redevables aux Frères musulmans.

En fait, peut-être que si je n’avais pas eu cette expérience personnelle du hijab, j’aurais laissé filer et n’aurais pas relevé la pique d’Akef. Mais j’avais déjà donné, je connaissais la musique, j’étais censée me trouver devant le frère musulman nouveau modèle, pluraliste politique etc. Ce n’est pas à moi qu’il fallait faire le coup de la culpabilité.

« Je ne suis pas toute nue », ai-je cru bon de préciser. « Les versets dans le Coran concernant l’habillement des femmes ont été interprétés différemment ».

« Selon la loi de Dieu, tu es toute nue », répondit-il. « Tes bras sont nus, ta tête est nue. Il n’y a qu’une seule interprétation ».

Une seule interprétation? Autant pour le pluralisme. De toute évidence, les Frères musulmans avaient encore du chemin à faire.

En tant qu’Egyptienne musulmane, laïque et libérale qui défend le droit de chacun de participer au processus politique, je perçois douloureusement le paradoxe qu’il y a à vouloir défendre les droits de quelqu’un qui ne me rend pas la pareille. Cette « interprétation unique » que venait de m’asséner Akef prouvait clairement à mes yeux que les Frères musulmans continuent d’agir comme les gardiens de l’islam et que quiconque ose les critiquer est accusé de critiquer la religion elle-même.

Mais, précisément parce que je suis cette Egyptienne musulmane, laïque et libérale, j’estime avoir le devoir de défendre le droit de la confrérie à être présente sur la scène politique égyptienne. Si je ne le fais pas, je serai aussi coupable que le régime qui, depuis des dizaines d’années, suce l’oxygène du corps politique égyptien. Maintenant que le pouvoir prépare Gamal Moubarak à prendre la succession de son père vieillissant, le régime semble être reparti pour gouverner encore toute une génération.

A part l’Etat, la confrérie est le dernier homme debout en Egypte. Voilà ce qui nous reste: l’Etat et la mosquée. Les Frères musulmans doivent rester sur la scène politique de l’Egypte, ne serait-ce que parce que leurs idées doivent être exprimées en public pour pouvoir être contestées.

Bien que les Frères aient recueilli 88 sièges aux parlementaires de 2005, rien ne me fera croire que la majorité des Egyptiens voterait pour eux dans le cadre d’une consultation libre et loyale. La participation ayant été inférieure à 22 pour cent lors de ce scrutin, je crois pouvoir en conclure qu’ils ne veulent ni cet Etat, ni la mosquée: ils veulent un choix honnête.

Soumis aux pressions internes exercées par des oppositions diverses et par les manifestations de rue, ainsi qu’aux pressions externes exercées par un Washington qui s’est mis en tête de démocratiser les Arabes, le régime égyptien semble plier quelque peu. Mais en assurant le succès électoral des Frères musulmans, le Président Hosni Moubarak a joué sa carte maîtresse, la carte de l’ogre, avec le plus grand succès.

Le régime a passé les deux dernières années à emprisonner et à harceler ses opposants. Cette semaine encore, et pour la première fois depuis vingt ans, il interdisait la plus importante réunion annuelle des Frères musulmans – un dîner de gala en période de Ramadan. Une quarantaine de frères sont actuellement devant les tribunaux militaires, sous l’inculpation de blanchissage d’argent sale et de terrorisme.

La carte de l’ogre va encore faire les beaux jours du régime égyptien, en tout cas tant qu’on se bousculera pour une place sur la scène politique du pays. Alors, toute « nue » que je sois, je continuerai de me battre pour le droit des Frères musulmans à avoir une place sur cette scène.