Introduction :

Dans son edition du week-end, Haaretz a donne la parole a plusieurs
intellectuels israeliens qui exposent leur vision du conflit, expliquant
notamment ce qui a pu a un moment ou a un autre, les mener a modifier leur
point de vue. Dans l’article que nous avons choisi de vous adresser, Ury
Avnery, leader de Gush Salom evoque le cheminement qui l’a conduit de
l’Irgoun a la gauche radicale. Il y evoque sa vision du conflit depuis la
fin des annees 30 jusqu’aujourd’hui. Les memes principes le guident
depuis toujours dit il , en expliquant ce qui fait la continuite de son
combat.

Concernant la situation actuelle, il invoque la necessite de « faire une
concession tactique » sur un point qui fait debat: « le mur de separation ».
Ainsi, malgre sa violente opposition de principe a ce projet Avnery
explique pourquoi et sous quelles conditions , il se declare aujourd’hui
pret a soutenir l’edification du « mur-barriere ».


[1]

Haaretz, le 25 septembre 2004

[->http://www.haaretz.com/hasen/spages/481236.html]


Il n’y a pas si longtemps, je repondais a un europeen qui me posait la
question suivante :
« vous avez ete membre, dans votre jeunesse, de l’Irgoun, mouvement de
droite. Vous appartenez maintenant au camp de la paix radical. Quand etes
vous passe d’un extreme a l’autre ? a quel moment cela s’est il produit ?
»

Il fut tres deçu lorsque je lui repondis que le moment dramatique qu’il
evoquait, n’avait jamais existe. (Il n’y a pas eu de bond comparable au
plongeon de Natahnson dans les profondeurs abyssales de la mer rouge.) Je
me suis engage a l’Irgoun a l’age de quinze ans.J’etais un gamin
independant, subvenant deja à ses propres besoins, et je m’etais forge
une opinion : il fallait expulser l’autorite britanique hors de la terre
d’Israel.

C’etait au temps des « troubles » (c’est ainsi que nous qualifiions la
revolte arabe a cette epoque), et la politique de la « retenue » menee,
par les chefs du yishuv ( communaute juive pre etatique vivant en
Palestine sous l’empire ottoman puis sous mandat britannique), ne
convenait pas a mon temperament. C’est ce qui m’a pousse vers le mouvement
clandestin le plus extremiste qui existait alors.

Aveugle par la lumiere d un projecteur, j’etais assis face au comite
charge d’examiner ma candidature . Ils me poserent alors la question de
savoir si je haissais les arabes, je repondis : non, et sentis alors le
silence tomber dans la piece obscure. Ils me demanderent si je haissais
les Anglais, une fois de plus, je repondis : non, et la encore un silence
etonne regna dans l’atmosphere. Mais ils accepterent ma candidature et je
devins membre de l’Irgoun. Cependant le cheminement qui me conduisit de
l’Irgoun a ha’olam Hazeh (‘ Ce Monde », journal radical cree et edite par
Avnery -Ed), pronant la creation d’un etat palestinien aux cotes
d’Israel, me paraît tres naturel.

Je suis un individu membre d’un groupe national. Je pense qu’au stade
actuel de developpement de la societe, le besoin d’un individu
d’appartenir a un groupe national, est une caracteristique naturelle.
Toute personne ressent un besoin « d’appartenance ». Elle veut faire
partie d’une nation dont elle puisse etre fiere et qui la defendra. C’est
ainsi que je ressentais les choses lorsque j’etais gamin et c’est ce qui
m’a mene vers l’Irgoun.

Mais etre membre d’un groupe national ne signifie pas etre nationaliste.
Un nationaliste dirait : « Nous et personne d’autre. Mon peuple aux depens
d’autres peuples.Nous sommes uber alles, au-dessus de tous les autres.

Meme a ce moment la, je comprenais qu’un individu membre d’un groupe
national pouvait avoir conscience de sa propre identite nationale tout en
respectant celle des autres.

J’ai quitte l’Irgoun lorsque j’ai compris que ce mouvement etait
totalement insensible aux droits du peuple Palestinien et qu’il ne
reconnaissait meme pas son existence. Le gamin que j’etais a l’epoque
etait plein d’admiration pour la capacite d’analyse de Zeev Jabotinsky
qui reconnaissait l’existence d’une entite nationale arabo-palestinienne
et allait meme jusqu’à railler les leaders sionistes qui l’ignoraient. Je
n’acceptai pas en revanche, sa solution qui consistait a briser leur
resistance par la force. Je muris. Ce qui me paraissait juste lorsque
j’avais quinze ans me sembla injuste lorque j’en eus vingt.

Apres mon depart de l’Irgoun, j’essayai de gerer la realite telle que je
la percevais : il y avait dans ce pays deux groupes nationaux, chacun
d’entre eux considerant l’integralite de cette terre comme sa patrie.
Le mouvement sioniste niait evidemment l’existence meme d’un peuple
palestinien.Les Cannaneens de Yonatan Ratosh, niaient l’existence du
nationalisme arabe en general et celui des palestiniens en particulier.
Ceux, peu nombreux, qui comprenaient le probleme, pronaient l’ « Etat
binational ». Je ne crois pas en cette solution, pas plus aujourd’hui qu’a
cette epoque.

Je developpai a ce moment-là, une idee differente. S’il y avait deux
groupes nationaux considerant la meme terre comme leur patrie, pourquoi
ne pas essayer de les fondre dans un meme mouvement national fonde sur
l’amour de la terre ? Pourquoi ne pas mettre en place un systeme
d’education commun au sein duquel les etudiants apprendraient à
s’identifier a l’histoire du pays dans toute sa diversite– depuis les
Cananeens et les Israelites, les Grecs et les Romains, les Arabes et les
Croises, Les Mamelouks et les Ottomans jusqu’aux mouvements nationaux
contemporains, hebreux et palestiniens ?

Cette idee resultait de ma conviction que nous constituions sur cette
terre, une nation, la nation hebraique. Mais je ne pensais pas comme les
Cananeens, que nous devions nier notre lien a la diaspora juive. Tout au
contraire, je pensais que la nouvelle nation hebraique appartenait au
peuple Juif, bien qu’en etant un element independant et separe. Je
pensais que notre histoire nationale devait etre reliee a la terre et non
a l’errance de pogrom en pogrom. Symetriquement celle des Palestiniens
devait l’etre egalement, au lieu de se disperser dans la peninsule Arabe.
Nous pourrions ensuite, a partir du destin commun d’une patrie partagee,
nous unir dans un mouvement national et combattre ensemble les Anglais
dans le double but de liberer notre terre et preparer notre vie future.
C’etait une idee audacieuse quasiment sans precedent (la Suisse ?), mais a
cette epoque nous pensions que nous etions a meme d’accomplir a peu tout
ce que nous souhaitions . Il nous suffisait de le vouloir.

C’est a partir de ces idees qu’en 1946, je fondai (avec Amos Elon, Michael
Ammaz et d’autres), un groupe ideologique. Sa denomination officielle
etait, en hebreu : la jeune terre d’Israel, en arabe falastin Al Fattat,
mais il etait plus communement designe par Kvutsat Bamaavak (groupe de
combat), d’apres le titre de la revue que nous publiions. Revue qui bien
que tres largement ditribuee trouvait un echo majoritairement negatif au
sein de la petite communaute du yishuv de l’epoque. La guerre de 48
changea tout. Je dus, a mon grand regret, abandonner l’idee du mouvement
national commun. En tant que combattant de l’unite d’operations speciales
Samson Fox, j’affrontai la realite du peuple Palestinien. Je fus temoin de
la creation de la Nakba (le terme palestinien designant la catastrophe
qu’ils subirent en 1948). Cest dans mon lit d’hopital ou je restai
longuement alite, apres avoir ete blesse a la fin de la guerre, que je
trouvai le temps de reflechir a cette situation nouvelle. J’arrivai a
quelques concluions categoriques qui m’ont guide depuis lors : 1.
L’existence du peuple palestinien est un fait irreversible. 2. Le partage
de la terre est un fait irreversible. 3. Nous ne pourrons vivre
tranquillement sans l’emergence d’un Etat Palestinien aux cotes du nouvel
etat d’Israel.

Je ne crois pas que nous ayons ete meme une douzaine dans le monde entier
a cette epoque , a defendre cette idee de deux etats. J’en parlai
abondamment quant a moi, tant oralement, notamment a la Knesset, que par
ecrit dans haolam hazeh. Le cinquieme jour de la guerre des six jours, je
proposai a Levi Eshkol alors Premier ministre, de prendre des mesures
immediates en vue de la creation d’un etat palestinien en Cisjordanie et a
Gaza. Depuis, j’ai participe a l’emergence de nombreux mouvements prechant
cette idee.

Dans tous les plans de paix a l’elaboration desquels j’ai participe,
l’idee de deux etats impliquait le principe suivant : « la frontiere entre
entre l’etat d’Israel et l’Etat de Palestine sera ouverte ». Meme lorsqu’
1995, Gush Shalom, en etroite cooperation avec feu Feisal Husseini,
inventa le slogan « Jerusalem, capitale des deux etats », nous insistames
pour que Jerusalem reste geographiquement unie et qu’il n’y ait ni murs
ni barbelés en son sein.

C’est pourquoi je me suis oppose de toutes mes forces au mur de
separation. J’aurais rejete ce projet, meme si son trace avait ete
exactement calque sur la ligne verte (frontiere preexistante a la guerre
des six jours). Je pense que l’idee meme de mur est contraire a l’esprit
meme de paix, sans lequel l’avenement d’une paix reelle est impossible.
C’est tout recemment que j’ai compris la necessite de faire une concession
tactique sur ce sujet. Il est impossible d’ignorer la peur bien reelle que
provoquent les attentats suicides. Elle est le lot commun de la majorite
de la population. israelienne. C’est pourquoi je suis pret aujourd’hui a
soutenir l’edification du mur-barriere le long de la ligne verte, en
insistant sur le caractere imperativement provisoire de cette mesure, et a
la condition qu’il n’empiete en aucun lieu sur le territoire Cisjordanien.
Je pense qu’il est possible de convaincre la majorite de la population sur
cette base.

Je suis optimiste comme je l’ai toujours ete. Les idees pour lesquelles
j’ai combattu – necessite de reconnaître l’existence du peuple
palestinien, necessite de la creation d’un etat palestinien aux cotes de
l’etat d’israel, necessite de negocier avec l’Organisation de Liberation
de la Palestine etc?- ont fini par remporter la bataille.

Apres que tous les murs auront ete demanteles , que tous les tours de
magie trompeurs d’Ariel Sharon auront ete dejoues et que tous ceux de son
espece se seront effondres, il restera un fait, basique, crucial et
determinant : nous sommes la et nous y resterons. Les Palestiniens sont la
et ils y resteront. Ils ne nous extermineront pas et nous ne les
exterminerons pas. L’idee de nettoyage ethnique est un cauchemar
illusoire.

Mais nous ne pourrons pas vivre ensemble dans un etat binational– une
utopie qui n’a aucune racine dans la realite de notre histoire commune des
120 dernieres annees.Cette position m’a valu d’etre tres recemment la
cible d’attaques venant de ces cercles qui en Israel et en Europe,
desesperant de voir un jour se concretiser une solution a deux etats, sont
revenus a l’idee de l’etat binational. Mais les Israeliens n’accepteront
jamais de dissoudre leur etat et les Palestiniens ne renonceront jamais a
créer leur propre etat.

Cela n’est pas tres clair pour une partie de la gauche europeenne, qui
considere, apres 50 annees de paix, que l’ere des nationalismes est
revolue. Ils m’accusent ici et la d’etre un nationaliste israelien.
M’adressant un jour a un public Berlinois, j’ai dit: « lorsque vous-memes
et les Français dissoudrez vos nations respectives pour former une seule
et meme nation, nous ferons de meme ».

Il n’existe qu’une solution pratique : Israel et Palestine, deux etats
pour deux peuples, deux drapeaux distincts, deux gouvernements distincts,
mais une alliance entre les deux qui ne fera que croitre tout
naturellement au fil des annees.Lorsque le monde entier sera passe d’un
nationalisme etrique a un ordre international, nous serons sans aucun
doute au premier rang.

Il convient d’être extremement clair : le Nationalisme est l’ennemi de la
nation , une excroissance cancereuse de son organisme. Il s’approprie les
drapeaux et les symboles de la nation pour mieux les detruire de
l’interieur. C’est ce que fit le fascisme europeen. C’est ce qui s’est
produit dans de nombreux endroits en Asie et en Afrique. C’est la raison
pour laquelle nombre de braves gens ont honte de revendiquer leur identite
nationale. Mais c’est la une approche erronee.

Mon souhait profond est que le visage d’Israel se modifie, qu’il devienne
un etat humain, laique, democratique, pluraliste, egalitaire, liberal et
anti-raciste, un etat a majorite hebraique, mais au sein duquel tous les
citoyens le soient a part entiere, un etat qui vive en paix et soit ouvert
sur le monde-un etat dont je puisse etre fier.

Mon but est de pouvoir a nouveau un jour, declarer en bombant le torse et
la tete haute: je suis Israelien.

[1] L’auteur est ecrivain et journaliste et dirigeant de Gush Shalom (Bloc
de la paix)