« C’est aux femmes palestiniennes de se battre contre la place excessive que leur société donne aux valeurs et aux symboles de l’héroïsme masculin qui condamnent la bataille contre l’occupation israélienne à une impasse tragique. »


Traduction : Marina Ville pour LPM

Auteur : Rajaa Natour pour Haaretz  du 17 octobre 2021 

https://www.haaretz.com/israel-news/.premium-the-only-hope-for-the-palestinian-struggle-is-to-rid-it-of-its-macho-narrative-1.10301497

Photo : On célèbre l’évasion du prisonnier palestinien Zakaria Zubeidi à Nazareth en septembre. © Rami Shllush

Mis en ligne le 3 novembre 2021


L’évasion de Hamza Younis d’une prison israélienne dans les années 1970 (à trois reprises!) n’est qu’un des nombreux moments fondateurs qui ont précédé la récente évasion de Zakariya Zubeidi et de cinq de ses codétenus de la prison de Gilboa.

La presse arabo-palestinienne a dégainé tous les superlatifs possibles pour décrire Zubeidi : combattant de la liberté, dragon de Palestine, panthère noire, légende, héros de la seconde Intifada. Zubeidi, en tant qu’homme palestinien, a réussi le test national auquel il a été soumis – le discours palestinien dominant a encensé et qualifié d’héroïque Zubeidi en particulier et la masculinité palestinienne, en général.

Le problème est que sa masculinité, comme celle de beaucoup d’hommes palestiniens, se définit en vis-à-vis de la violence de la masculinité de l’occupant israélien.

Les coups, les arrestations, la torture et l’emprisonnement qu’il a subis sont des rites de passage pour la masculinité palestinienne héroïque. C’est cela que la société palestinienne attend d’un homme qui passe d’homme ordinaire à héros. La masculinité ordinaire et mortelle est un signe de défaite, ce que le discours palestinien interne refuse d’absorber.

Il y a une recherche d’un contrepoids « égal » à la masculinité israélienne occupante. Chaque jour, l’occupation crée une forme de masculinité palestinienne, affichée ou défaite ; elle rétrécit l’espace où opérer, canalise et dicte les réponses sociales et politiques.

Il est prétentieux et trompeur d’affirmer que la masculinité palestinienne – qui est régulièrement alimentée et gonflée par le pathos palestinien – équivaut en puissance physique et symbolique à la masculinité israélienne occupante, simplement parce qu’elle est capable de réagir face à cette dernière. Cette réactivité ne modifie pas réellement l’équilibre des pouvoirs et, par conséquent, son dernier refuge est la reproduction du modèle héroïque encore et encore, dans une tentative d’insuffler de la vie au récit palestinien qui s’estompe lentement.

L’évasion de Zubeidi est une réponse de combat parmi un ensemble de réponses possibles  à l’oppression israélienne politico-masculine. Ce n’est pas la réponse ultime ou unique et donc elle ne peut pas être décrite comme une victoire nationale palestinienne complète sur l’occupation, comme cela a été le thème dominant dans le discours de la société.

En général, l’évasion de Zubeidi et l’héroïsme masculin palestinien ne devraient pas devenir le seul signifiant de ce qu’être palestinien veut dire, ou de la cause palestinienne. Il n’a pas vaincu l’occupation et ne la vaincra pas de sitôt. Son évasion n’a pas « compromis la sécurité d’Israël et des Israéliens ».

C’est un discours creux, historiquement faux et destructeur qui laisse entendre de façon nostalgique que seul l’héroïsme palestinien masculin peut triompher. De fait, aucun héroïsme palestinien masculin n’a mis fin à l’occupation, modifié le discours politique concernant l’occupation, ou offert une piste ou une boîte à outils alternative aux plus jeunes  – mise à part la glorification du sacrifice et du deuil.

Alors que le corps féminin palestinien est perçu comme quelque chose de honteux, les hommes exposent leurs propres corps battus et torturés au public et aux médias parce que les signes de torture sont une source de fierté et une indication d’avoir réussi le test de masculinité. Les hommes palestiniens contrôlent le récit via leurs corps, puis préservent et dictent ce récit: à leur libération, l’humiliation, l’incarcération et la torture qu’ils ont subies dans les prisons israéliennes sont mises à profit pour accéder au pouvoir, aux postes clés et à l’influence politique.

L’histoire de Marwan Barghouti qui est emprisonné en Israël depuis 2004 (pour son implication dans des attentats pendant la deuxième Intifada) est un exemple classique de la mise à profit de la persécution, de l’incarcération et d’une peine de perpétuité afin d’obtenir du pouvoir politique et de l’influence. L’homme continue de fonctionner comme un leader national depuis l’intérieur des murs de la prison ; il a été impliqué dans la mise en œuvre des « accords du Caire » visant à réaliser l’unité nationale palestinienne, et dans la réorganisation des rangs du Fatah. Il s’est également présenté comme candidat à la présidence de l’Autorité palestinienne l’année passée.

Les réalisations politiques de Barghouti ne dépassent pas celles des activistes et députées Khalida Jarrar ou Hanan Ashrawi, mais c’est quand même lui qui considéré comme le prochain leader politique grâce à cette mise à profit mentionnée plus haut.

La dynamique que j’ai décrite ci-dessus ne s’applique pas du tout aux femmes palestiniennes. La violence physique que l’occupation utilise contre elles ne sert pas de rite de passage à une femme palestinienne  nationale héroïque. Il n’y a pas de «voie» vers l’héroïsme féminin palestinien. Les femmes palestiniennes sont complètement exclues de ce discours héroïque et des récompenses socio-politiques qui vont avec, principalement parce que les hommes palestiniens sont les seuls responsables, selon le discours actuel, de  la lutte et de l’honneur et la protection des femmes palestiniennes ; il en résulte qu’on n’a pas besoin de l’héroïsme des femmes.

La création d’une voie pour l’héroïsme féminin palestinien reviendrait à bouleverser le rapport de forces du récit sur la base du genre, et à le rendre accessible à la femme palestinienne exclue. Même si elles le voulaient, les femmes palestiniennes n’ont pas accès à cet héroïsme palestinien car il implique des contacts physiques qui sont religieusement, moralement et nationalement interdits avec des hommes étrangers, en l’occurrence les soldats de l’occupation.

Les prisonnières palestiniennes n’essaieront jamais de s’évader parce qu’elles auront toujours à l’esprit la honte et la peur de sanctions sociales après qu’elles auront recouvré leur liberté, au cas où elles auraient été battues et torturées. D’ailleurs, sortir de prison ne sera pas pour elles une fierté ni un moyen d’accéder à un ascenseur socio-politique.

Rôles d’uterus-mère

Ainsi, le corps féminin palestinien a été poussé dans des rôles de mère-matrice traditionnels dans lesquels les femmes palestiniennes sont censées fonctionner comme «témoins» de la violence que l’occupation commet contre les hommes et les enfants palestiniens.

Dans l’ensemble, les femmes palestiniennes sont documentées par les médias et reflétées dans le récit presque exclusivement comme jouant le rôle de tampon entre les enfants et les soldats, criant devant les soldats et éloignant leurs enfants d’eux ; elles fonctionnent comme les mères de tous les enfants et de tous les hommes palestiniens. Et parce qu’on les empêche de raconter l’histoire de ce qui s’est passé sur leur corps, elles racontent la seule histoire légitime : celle des hommes palestiniens qui sont battus, torturés et tués. Les femmes sont autorisées à être dans le deuil et la perte parce que ce sont des choses qui correspondent à leur rôle religieux, moral et liées à leur genre dans leur société. L’héroïsme féminin est tabou. Le récit qui est raconté ne va pas inclure la peur et l’anxiété des femmes à l’ombre de l’occupation.

Actuellement, 40 Palestiniennes sont incarcérées dans les prisons israéliennes. Pour le public, elles sont anonymes, sans noms ni histoires. La seule dont le nom revient de temps en temps dans la presse palestinienne et arabe est Israa al-Jaabis. Elle purge une peine de 11 ans pour un acte qu’elle insiste ne pas avoir commis (faire exploser une cartouche de gaz dans son véhicule au checkpoint près de la colonie de Ma’aleh Adumim).

Jaabis n’est pas devenue un symbole de l’héroïsme féminin palestinien parce que son déni de l’acte dont elle est accusée et sa demande de soins médicaux sont perçus comme une négociation avec les forces d’occupation et une prise de distance par rapport à la cause nationale palestinienne.

La tâche des femmes palestiniennes aujourd’hui n’est pas d’adopter l’héroïsme masculin national palestinien, de le faire connaître et de le soutenir ou de le défendre comme le faisait la génération précédente de femmes. Leur tâche consiste à le casser, à le critiquer, à le combattre et à le détruire politiquement et en termes de conscience publique. A refuser de continuer à l’accepter. Ce refus sera probablement accueilli avec violence, avec des cris de trahison et de mépris de la part de la plupart des hommes palestiniens, mais un autre type de féminité palestinienne doit voir le jour.