« L’opposition en Israël est un groupe inefficace et pitoyable qui s’imagine qu’imiter la droite est le seul moyen de revenir au pouvoir », écrit ici Ze’ev Sternhell, qui appelle les travaillistes et Yesh Âtid à se reprendre pour sauver Israël, après cinquante années d’occupation.

Ce qui est en jeu, pour l’historien des droites françaises et des fascismes européens, c’est la nature et l’avenir mêmes de l’État créé à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale.


Par Ze’ev Sternhell
Ha’Aretz, le 7 avril 2017
Trad. de l’hébreu, chapô & notes, Tal Aronzon pour LPM


L’article de Ze’ev Sternhell

Après les succès de l’aile droite en Europe et aux États-Unis depuis l’été et l’automne derniers, règne l’impression grandissante que la vague nationaliste marécageuse qui balaye actuellement l’Occident est impossible à arrêter. C’est pourquoi l’on s’imagine dans les cercles de droite en Israël pouvoir également dormir tranquilles, puisque faisant partie d’un phénomène victorieux à l’échelle mondiale.

Le socialisme est sur le déclin, le centre s’émiette, et seule l’extrême-droite reste sur pied, dit-on, parce qu’elle est proche du peuple et de ses soucis quotidiens ; et parle au nom de l’authenticité nationale tribale, celle qui abhorre les valeurs universelles, l’humanisme et les droits de l’homme. Le peuple, nous assène-t-on, ne voit pas dans le corps politique un instrument de défense de l’individu, mais un appareil dont le rôle est de mettre les particuliers au service de l’État-nation.

Heureusement, c’est absurde. C’est vrai, les forces combattant les valeurs démocratiques [1] sont inséparables de la culture européenne, à laquelle elles étaient déjà entrelacées dans la Grèce antique ; sous leur forme moderne, les opposants au libéralisme ont fait constamment et résolument leur possible pour saper la culture politique élaborée à l’issue de trois révolutions appelant au progrès de l’humanité – les révolutions anglaise, américaine et française. Néanmoins, l’étendue de la réussite de ces forces anti-démocratiques est fonction de l’évolution de conditions socio-politiques changeantes et, en particulier, de la détermination et du courage montrés par ceux qui les affrontent. Le libéralisme humaniste des droits de l’homme – le seul véritable – ne survit que lorsque la société est prête à le défendre sans peur en toutes circonstances.

Mussolini fut appelé à former un gouvernement par la caste dirigeante réactionnaire et libérale [2] – le “centre”, en termes contemporains – composée de la maison royale et de la grande bourgeoisie soutenue par l’Église, alors qu’il était à la tête d’une faction parlementaire de 30 députés seulement. La descente au fascisme se fit sous les yeux neutres ou complices de ce même centre.

En 1928, les nazis obtinrent moins de 3% des votes exprimés, mais devinrent progressivement le parti le plus puissant d’Allemagne du fait de leur base culturelle agressivement nationaliste partagée avec le centre et les “conservateurs” [3]. Hitler accéda au pouvoir grâce à eux, et à la haine de la gauche.

Ainsi les fascistes et les nazis se construisirent-ils sur la trahison du contenu intellectuel du libéralisme et des lumières par la droite traditionnelle et le centre.

En Israël, les ultra-nationalistes de toute sorte – tant laïques que religieux – prêts à inféoder sans hésiter  l’État-nation à la religion nationale, saboteurs de l’ordre national et des droits de l’homme, ne resteraient pas au pouvoir s’ils ne représentaient pas le coup de balancier à droite du centre et du parti travailliste.

Là réside le vrai point faible et la singularité de la réalité israélienne : on ne trouve à l’avant-garde de la lutte contre l’occupation et la destruction graduelle de la démocratie dans ce pays que les associations fruit de la société civile ; et non les travaillistes ou Yesh Âtid. Ces deux partis essaient de toutes leurs forces d’imiter la droite et d’ignorer les organisations de défense des droits de l’homme, dans l’espoir que cela leur permettra de succéder au Likoud. Telle est la voie suicidaire suivie par le parti travailliste depuis 1977, qui le précipite à intervalles réguliers d’échec en faillite.

Au lieu d’attaquer la droite à chaque occasion ; au lieu de combattre les colonies de chaque façon possible ; au lieu de manifester et conquérir rues et parvis ; au lieu de passer de maison en maison en mobilisant chaque once d’énergie pour stigmatiser l’érosion de la démocratie israélienne – la plupart des hommes ou femmes politiques d’opposition au pouvoir en place ne font qu’éveiller la pitié pour leur propre impuissance. Individuellement, chacun d’eux est quelqu’un de bien ; mais ensemble ils ne sont qu’un tas pitoyable, servile et lâche.

Ce n’est pas ainsi que l’on convainc les masses hésitantes qu’il y a encore là des gens de valeur, déterminés et confiants, ayant besoin de grossir leurs rangs et d’accueillir de nouveaux membres pour renverser la droite au pouvoir et sauver Israël du colonialisme et de l’apartheid.


Notes de la Rédaction

[1] “Libéralisme” est ici pris dans son acception de concept de la philosophie politique, et non dans le sens purement socio-économique qu’on lui prête dans la France d’aujourd’hui – contrairement au monde anglo-saxon, et en Israël par imprégnation britannique puis américaine, où il a conservé une dualité héritée des penseurs du 19ème siècle.

[2] Après avoir prôné le pacifisme, l’anarchie et le socialisme, Mussolini obtient l’appui de la monarchie et de l’Église… et invente le fascisme, accédant ainsi au pouvoir. Pour en savoir plus > 

[3] L’armée, les propriétaires terriens, les industriels, les banquiers, etc. Pour en savoir plus >


L’Auteur

Spécialiste des droites françaises et de leur idéologie, ainsi que des fascismes européens au siècle dernier, Ze’ev Sternhell, historien, analyste politique et chroniqueur de longue date au journal Ha’aretz, est membre de Shalom Akhshav en Israël depuis la fondation du mouvement.