Sur le site d’Haaretz

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Depuis plus de cinq ans, le livre de Samuel Huttington, professeur à Harvard, « Le Choc des Civilisations », a provoqué des débats passionnés. Depuis sa publication en 1996, et en particulier depuis les attentats du 11 septembre à New York et à Washington, le livre a servi à expliquer qu’il s’agissait d’une guerre d’islamistes fanatiques contre la culture de l’Occident, et non d’intérêts rationnels alimentant un conflit global. Oussama Ben Laden ne protestait pas contre la prise de contrôle des champs de pétrole saoudiens par les Etats-Unis, mais contre les femmes en uniforme de l’armée américaine conduisant des jeeps pendant la guerre du Golfe – « des putains à côté des mosquées », les appelait-il.

L’un des critiques les plus importants de l’approche d’Huttington est le professeur de Columbia Edward W. Said, universitaire renommé, dont les articles sont souvent publiés dans la presse palestinienne. La semaine dernière, il écrivait dans le Jerusalem Times qu’il ne croyait pas qu’il s’agissait d’un choc de civilisations. En fait, disait Said, il s’agit d’un conflit d’intérêts. « Aux Etats-Unis, on a l’impression que le conflit est entre les Americains et l’Islam, mais en réalité, il s’agit d’un conflit avec un nombre limité d’extrémistes, et c’est également l’opinion de l’administration à Washington. »

Ces débats deviennent particulièrement pertinents au regard de la guerre qui menace avec l’Irak, et concernant l’intifada palestinienne. Pratiquement tout le monde arabe pense que les Américains se préparent à attaquer Bagdad
uniquement pour des questions d’intérêts (l’ambition de Washington de contrôler les réserves en pétrole de la région), et uniquement pour ces raisons.

Concernant le problème palestinien, le débat gagne en complexité. Quelle est la nature du conflit israélo-palestinien? S’agit-il d’un conflit religieux/culturel, où les Palestiniens et l’Orient arabo-musulman considèrent Israël comme un élément étranger et cancéreux à l’intérieur de la nation arabe, introduisant en son sein des coutumes et des valeurs étrangères importées d’un Occident décadent? Ou s’agit-il d’un conflit d’intérêts, impliquant le contrôle de la terre, de l’eau, et des intérêts économiques et de pouvoir?

La différence entre ces deux approches est claire : un conflit d’intérêts peut être résolu relativement facilement. Les deux parties finissent par conclure que le conflit leur inflige davantage de dommages qu’il ne leur fait du bien, et recherchent des compromis comme le partage de la terre et de l’eau.

Plus dangereux

Mais quand le conflit est culturel/religieux, ne serait-ce qu’à moitié, la situation est beaucoup plus dangereuse. Il est difficile de faire des compromis sur la foi, les symboles, ou les identités culturelles. Il est clair que le conflit israélo-palestinien comporte des éléments des deux sortes de conflits.

Il s’agit d’un conflit d’intérêts comportant des éléments d’un choc religieux/culturel – ou vice-versa, un choc religieux/culturel comportant des éléments d’un conflit d’intérêts. La question est, lequel est le plus important. Qu’arriverait-il, par exemple, si les problèmes d’intérêts étaient résolus, et qu’il y avait un partage accepté du pays entre les deux parties? Cela resoudrait-il le conflit? Les réponses ne sont pas univoques. Différents groupes, des deux côtés, ont des perspectives différentes. Au cours des conversations qui ont lieu en ce moment au Caire entre les factions palestiniennes, il y a de nettes différences entre les représentants du Fatah, qui mettent en avant les intérêts, et le Hamas, qui considère le conflit comme total et sans compromis.

De plus, de temps en temps, les priorités changent. Il y a des moments où le conflit d’intérêts est plus important, et des moments où c’est le conflit culturel. C’est dans ce contexte que les commentaires du professeur Avishai Margalit, professeur a l’Université hébraïque de Jérusalem, sur la montée des éléments culturels dans le conflit éveillent autant l’intérêt.

Personne ne se suicide par intérêt, dit Margalit. « Même si la famille du kamikaze reçoit de l’argent, cela n’aide pas le jeune qui va mourir. Le fait est que nombreux sont ceux qui sont prêts à se suicider même si la maison familiale sera détruite. De même, il est impossible de décrire le suicide à la bombe comme une sorte de nouvelle arme découverte par les Palestiniens. Le suicide n’est ni un fusil, ni une bombe intelligente que les Palestiniens auraient rationnellement choisi d’utiliser à cause de son efficacité. La motivation essentielle des kamikazes est la vengeance, et les recherches sur le sujet prouvent que la vengeance est une affaire de culture, une valeur. Le kamikaze paie de sa vie, son bien le plus précieux, afin que l’autre souffre. »

Margalit montre aussi que l’humiliation dans les territoires est pour beaucoup dans le fait que le conflit devient davantage un conflit de symboles que d’intérêt. L’humiliation est devenue un élément clé des griefs des Palestiniens. Margalit, auteur de « La Société Honnête », ce qui signifie une société qui n’humilie pas ses membres, dit que l’humiliation des Palestiniens des territoires par les Israéliens ne porte pas seulement atteinte à leurs vies, leurs biens et leur niveau de vie, mais aussi à leur dignité d’hommes.

Pas de dignité arabe

« Parfois, nous discutons du sujet de l’honneur ou de la dignité arabes ou orientales, come dans le cas de la tentative de lynchage contre le couple de Tira qui avait participé a un film pornographique », dit Margalit. « Mais les plaintes à propos d’humiliations en provenance des territoires ne parlent pas d’atteintes à leur dignité en tant qu’Arabes, mais d’atteintes à leur dignité en tant qu’hommes. »

Cela est confirmé par les centaines de cas d’humiliations endurés par les habitants des territoires. La semaine dernière, il s’est agi de soldats qui ont coupé les cheveux de jeunes qui avaient violé le couvre-feu, et d’un jeune auquel un soldat a dit de choisir l’os qui serait cassé, un bras, une jambe, une côte. D’après la plainte deposée, c’est le nez qui a été cassé.

Il est difficile de savoir dans quelle mesure les plaintes sont justifiées. Depuis le début de l’intifada, 281 enquêtes ont ete menées par la police militaire contre des soldats et des officiers pour offenses pendant leur service dans les territoires. Quelques-unes de ces plaintes concernent des actes délibérés d’humiliation de Palestiniens. Mais il n’y a eu que 37 inculpations. La plupart du temps, les Palestiniens évitent d’aider les enquêteurs israéliens qui examinent les plaintes.

Mais pour se rendre compte combien le sujet de l’humiliation est devenu important dans les relations entre Israël et les Palestiniens, il n’est pas la peine d’examiner chaque plainte. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur les photos qui paraissent à longueur de temps dans la presse palestinienne. Beaucoup sont consacrées a l’humiliation. On y voit des personnes âgées se frayant un chemin à travers des collines boueuses à cause des checkpoints, des femmes enceintes tentant de passer à travers des clôtures de fils barbelés, et des enfants portant leurs cartables grimpant sur des rochers pour se rendre à l’école. De nombreuses photos montrent des soldats pointant leur arme sur des femmes et des bébés.

Tous les jours, on voit des photos de jeunes Palestiniens, les mains en l’air, ou alignés contre un mur, alors que des soldats les menacent de leurs fusils. Ou des jeunes retirant leur chemise ou leurs pantalons, pour prouver qu’ils ne portent pas de bombe, sous le regard des soldats. Les photographes de presse palestiniens capturent les visages douloureux de femmes qui ont perdu leur enfant, et de personnes âgées pleurant devant les ruines de leur maison ou de leur verger détruit par l’armée.

A Jérusalem Est aussi, les conversations tournent quotidiennement autour de l’humiliation, comme les conditions déplorables qui règnent au ministère de
l’Intérieur, à Jérusalem Est. Des dizaines d’articles ont été écrits là-dessus, mais les images de foules qui se pressent pour pénétrer dans les bureaux du ministère font partie de la routine quotidienne des Arabes de la Jérusalem unifiée.

L’importance de l’humiliation dans la conscience publique palestinienne constitue une indication de l’importance du symbole dans le conflit, qui est en train de prendre le dessus sur les intérêts matériels. Encore un signe de la détérioration des relations entre Israël et les Palestiniens, depuis le début de l’intifada.