Alors que le gouvernement de Benjamin Netanyahou poursuit une politique d’annexion rampante de la Cisjordanie, la majorité des anciens généraux de Tsahal regroupés au sein du mouvement Commanders for Israel’s Security (CIS) dénoncent publiquement cette politique en publiant ce mois-ci une vaste étude sur les conséquences de l’annexion sur la sécurité d’Israël et son avenir.


Publié dans Regards n°1034 par Nicolas ZOMERSZTAJN

Photo : ©   Reuters / Mussa Qawasma


Depuis le début de son mandat en mars 2015, la coalition de droite et d’extrême droite dirigée par Benjamin Netanyahou n’a jamais dissimulé sa volonté d’étendre la souveraineté israélienne aux territoires palestiniens de Cisjordanie. Il a non seulement favorisé une annexion rampante et de facto de la Cisjordanie, et de la zone C (60% de la Cisjordanie, entièrement sous contrôle israélien), mais également posé les bases d’une annexion par voie législative, en préparant l’infrastructure juridique nécessaire. Ce processus politique se déroule sans analyse approfondie des conséquences sécuritaires, diplomatiques, économiques, juridiques et sociales de telles initiatives, et sans que les instances professionnelles gouvernementales compétentes ne dévoilent leurs évaluations des conséquences d’une telle politique. « La discussion sur l’avenir de la Cisjordanie est dictée par des intérêts, des croyances partisanes et des émotions, sans aucune analyse approfondie, pourtant essentielle avant toute prise de décisions susceptibles d’affecter la sécurité et l’avenir d’un peuple et d’une nation », souligne Amnon Reshef, ancien général de division de Tsahal et fondateur et leader de Commanders for Israel’s Security (CIS), un mouvement composé d’anciens généraux de Tsahal et d’équivalents gradés de la police, du Shin Beth et du Mossad, prônant la mise en place de la solution à deux Etats afin de garantir la sécurité et l’avenir d’Israël en tant qu’Etat démocratique du peuple juif.

Ce processus d’annexion des territoires palestiniens va immanquablement provoquer des ondes de choc qui, en conséquence, menacera la sécurité d’Israël, son caractère juif et démocratique, ses relations avec ses voisins, avec la Diaspora juive, et influencera négativement l’attitude de la communauté internationale à l’égard du pays. C’est la raison pour laquelle les quelque 280 généraux de CIS ont décidé de mener et de publier une vaste étude analysant les répercussions de l’annexion de la Cisjordanie sur la sécurité d’Israël et son avenir. Cette étude inédite est importante, car elle révèle ce que beaucoup de citoyens israéliens ignorent. Son importance réside aussi dans la singularité de ses commanditaires : ce mouvement regroupe pratiquement l’ensemble des anciens généraux israéliens et leur équivalent dans les services de police et de renseignement. « Ce ne sont pas des doux rêveurs ni des gauchistes. Personne ne peut les prendre en défaut de patriotisme ni de souci sécuritaire », relève Elie Barnavi, historien et ancien ambassadeur d’Israël. « Ils ont beaucoup réfléchi sur ces questions sécuritaires et quand ils parlent de sécurité, on ne peut que les écouter. Ils ont aussi fait appel à des spécialistes pour évaluer les volets économiques, sociaux, politiques, juridiques et diplomatiques de la politique d’annexion de la Cisjordanie. Mais surtout, ils ne font pas de morale. Ils ne font que taper sur un clou : si le gouvernement poursuit dans la voie de l’annexion de la Cisjordanie, Israël va droit dans le mur ».

 

Effet domino

Dans cette étude, ils prévoient une réaction en chaîne ou un effet domino. « Si nous reprenons le contrôle des territoires palestiniens, nous risquons de perdre le contrôle sur l’ensemble de la situation du pays », analyse Amnon Reshef. « Par une réaction en chaîne ou un effet domino, chaque initiative d’annexion sera inévitablement suivie d’autres initiatives d’annexion plus importantes ». Le passage d’une annexion rampante et progressive à une annexion légale constituera le point de départ. Si ces initiatives d’annexion ne rencontrent pas d’opposition, elles conduiront inévitablement à d’autres initiatives d’annexion plus importantes, pour atteindre à chaque fois le niveau suivant d’escalade. L’annexion d’une partie importante de la zone C fera clairement comprendre à la population et aux dirigeants palestiniens qu’Israël ferme la porte à la création future d’un Etat palestinien viable avec une continuité territoriale, et donc à une solution à deux Etats.

Le tournant décisif sera atteint avec l’apparition de la violence armée généralisée en Cisjordanie, qui mettra fin à la coopération entre Israël et les forces de sécurité palestiniennes (et même leur possible implication dans le mouvement de révolte) et l’effondrement de l’Autorité palestinienne, soit par décision politique palestinienne, soit sous la pression de la population palestinienne, voire les deux ensemble. « Cela obligera Tsahal à prendre le contrôle des zones A et B et à imposer une administration militaire, ce qui constituera un point de rupture », enchaîne Amnon Reshef. Le point de non-retour surviendra avec l’annexion du reste de la Cisjordanie et des 2,6 millions de Palestiniens qui y vivent.

 

Etat voyou ou état binational

Un processus d’annexion totale, et la politique discriminatoire qui l’accompagnera, sapera gravement la sécurité d’Israël, ses intérêts nationaux, et conduira le pays à un statut de paria au sein de la communauté internationale. Israël risque de connaître la plus grave crise stratégique de son histoire et d’être contraint de faire un choix terrible : soit devenir un Etat voyou, similaire à celui de l’Afrique du Sud et sa politique d’apartheid, soit se transformer en Etat binational, en abandonnant son caractère juif. « Car sous l’effet de pressions nationales et internationales de plus en plus fortes et dures, Israël sera contraint de mettre un terme à l’administration militaire et d’accorder la citoyenneté à des millions de résidents palestiniens de Cisjordanie, ce qui entraînera inévitablement l’émergence d’un seul Etat, binational », insiste Amnon Reshef.

La nécessité de faire respecter la souveraineté israélienne dans toute la zone située entre le Jourdain et la mer Méditerranée et d’imposer la loi et l’ordre israéliens à des millions de Palestiniens aigris, voire hostiles, risque de s’avérer trop lourde. Les traités qu’Israël a conclus avec l’Egypte et la Jordanie seront suspendus et les relations avec les Etats du Golfe seront totalement gelées, la situation d’Israël au sein de la Communauté internationale sera détériorée, les relations d’Israël avec les démocraties occidentales, y compris les Etats-Unis feront face à une crise sans précédent, et la délégitimation d’Israël en tant qu’Etat apartheid atteindra de nouveaux sommets. « Même les relations avec des pays asiatiques traditionnellement amis, tels que la Chine et l’Inde, se verront considérablement refroidies », ajoute Amnon Reshef.

Les conséquences économiques et financières de l’annexion de la Cisjordanie seront très élevées. Si l’intégralité de l’effet domino décrit dans cette étude se concrétise, Israël devra se préparer à couvrir des dépenses annuelles supplémentaires d’un total de quelque 14,5 milliards de dollars, ainsi qu’un coût ponctuel de 9 milliards de dollars. Ces coûts couvrent non seulement les nombreuses mesures sécuritaires (construction de check-points et d’une nouvelle barrière de sécurité) qu’entraine l’annexion, mais aussi l’extension des prestations sociales et éducatives aux Palestiniens absorbés. « Il s’agit d’un fardeau qui représentera une moyenne de 7.190 dollars par an pour chaque foyer israélien », assure Amnon Reshef. Cela, en plus des graves dommages subis par l’économie israélienne en raison de la baisse du PIB, de la réduction des investissements étrangers et des conséquences néfastes prévisibles des boycotts.

 

Secouer le cocotier

« Ce que disent ces généraux israéliens à travers la longue étude qu’ils publient, c’est que cela ne peut pas durer », observe Elie Barnavi. « C’est la raison pour laquelle leur discours tient la route, d’autant plus qu’il se fonde sur des analyses chiffrées réalisées de manière non idéologique par des spécialistes de différentes disciplines ». Pour que le scénario catastrophe qu’ils envisagent ne se produise pas, les généraux de CIS lancent ce mois-ci une vaste campagne médiatique visant à faire connaître leur étude sur les conséquences de l’annexion. Ils sont décidés à secouer le cocotier pour que les responsables politiques et l’opinion publique prennent conscience de la menace que fait peser l’annexion de la Cisjordanie sur l’avenir d’Israël. « Ce n’est qu’en leur mettant le problème sous le nez qu’ils comprendront ce qui se joue », déclare Michel Maayan, membre du comité directeur de CIS. « Car ceux qui nous parlent d’annexion de blocs, de la zone C ou même de l’ensemble de la Cisjordanie doivent répondre à toutes ces questions. Nous voulons que cette problématique qui compromet l’avenir d’Israël soit au cœur du débat de la prochaine campagne électorale qui se tiendra en 2019. Il n’est pas question que les candidats s’y dérobent en évitant d’en parler ».

Certains objecteront que les généraux de CIS n’utilisent jamais le mot « paix » ou ne parlent pas de création d’un Etat palestinien. C’est vrai, car ils se concentrent sur l’essentiel : la fin de l’occupation. Plus que quiconque, ils ont conscience qu’il existe des actes politiques qui ont pour conséquence de mettre en danger l’avenir de l’Etat d’Israël tel qu’il a été défini par un demi-siècle d’existence et par un siècle de sionisme : un Etat démocratique à majorité juive appartenant aux nations civilisées. Ce projet national ne peut exister dans la perspective de l’occupation ni dans celle de l’annexion.

 

Source : http://www.cclj.be/node/12093