Batya Ungar-Sargon :  » L’Amérique – et son courant progressiste – sera certainement plus mal lotie si les Juifs n’y trouvent plus de foyer politique, et c’est pour l’âme de ce pays que nous nous battons autant que pour nous. Car la sécurité et la souveraineté des Juifs et la sécurité et la souveraineté des autres qui ont besoin de justice ne sont pas un jeu à somme nulle. »


Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Révision et notes : Yvette Métral pour LPM

Photo : Linda Sarsour et Ihlan Omar   https://www.facebook.com/photo.php?fbid=10157221027140572&set=a.10150324677425572&type=1&theater …

Forward, le 6 mars 2019

https://forward.com/opinion/420430/the-left-is-making-jews-choose-our-progressive-values-or-ourselves/


Au cours des trois dernières semaines, Ilhan Omar, députée du Minnesota, a tenté à trois reprises de débattre des relations américano-israéliennes. Et chaque fois, son discours s’est transformé en un énoncé de stéréotypes antisémites.

« Tout tourne autour des Benjamin ! » a-t-elle écrit dans un tweet ensuite effacé qui présentait le Lobby israélien selon le stéréotype antisémite de l’argent juif  contrôlant les leviers du pouvoir.

« Je veux parler de l’influence politique dans ce pays selon laquelle il n’y a rien de mal à ce que l’on fasse pression en faveur de l’allégeance à un pays étranger« , a-t-elle déclaré lors d’une assemblée publique, évoquant le cliché antisémite de la double appartenance.

Faisant une fois de plus allusion à l’idée que des forces malveillantes sont à l’œuvre qui exigent l’allégeance à Israël et sapent la démocratie américaine, elle a tweeté qu’ « On ne devrait pas s’attendre à ce que je fasse allégeance ou apporte mon soutien à un pays étranger « ,  puisque «  notre démocratie est fondée sur le débat « .

Si Ihlan Omar s’est excusée pour le tweet initial et a reconnu le mal qu’elle avait causé, dans le second, elle s’est bornée à réitérer les sentiments mêmes qui avaient offensé les Juifs en premier lieu.

Sur la gauche progressiste, la réaction aux propos d’Omar a été presque aussi navrante que celle d’un membre du Congrès qui ne cesserait de répéter les épisodes les plus horribles de l’histoire juive. Au lieu d’exprimer leur soutien aux Juifs américains, – horrifiés qu’une membre du Congrès en exercice donc  une personne ayant accès au pouvoir de l’État, qui a le droit de voter d’envoyer en guerre les militaires les plus puissants du monde -, les partisans d’Omar ont lancé un hashtag sur Twitter : #IStandWithIlhan. (Soutien à Ilhan) : « Omar, réfugiée et l’une des deux premières femmes musulmanes à avoir été élue au Congrès, a été prise pour cible à plusieurs reprises et de façon déplorable par des racistes anti-musulmans, qui ont même menacé sa vie. Tout être humain décent devrait s’opposer vigoureusement à ce genre d’attaques. »

Mais ils sont allés plus loin encore. Ils ont fondé leur défense sur une bizarre combinaison d’arguments qui se contredisaient eux-mêmes, niant que les propos d’Omar évoquent des stéréotypes antisémites tout en admettant implicitement qu’ils les évoquaient, par des détournements de sens et des contre-accusations savamment élaborés  ( » Ne jetez pas l’opprobre sur une femme musulmane de couleur tout en ignorant les très nombreux membres chrétiens blancs du Congrès qui ont propagé des stéréotypes antisémites et dites-moi que vous le faites pour protéger les Juifs  » telle était la réaction typique).

Ce whataboutisme1 s’est accru après que les Démocrates de la Chambre eurent annoncé qu’ils allaient présenter une résolution contre l’antisémitisme à la suite des commentaires d’Omar. « Les Démocrates en font plus contre Omar que contre Donald Trump« , a tweeté Symone Sanders de CNN. « Où est la résolution sur le Président ? »

Naturellement, les Démocrates de la Chambre ont réclamé que le Président Trump soit condamné pour sa défense des tenants de la suprématie blanche qui ont manifesté à Charlottesville; le blâme a été bloqué par les Républicains, qui contrôlaient la Chambre. Et il y a tout juste deux mois, Steve King, membre du Congrès, a été blâmé en son nom pour avoir défendu la suprématie blanche, et démis de toutes ses fonctions de membre de commission.

Pourtant, il reste que des Républicains comme Kevin McCarthy et Jim Jordan ne se sont pas excusés pour leurs propres tweets profondément antisémites, tout comme le Président ne s’est jamais excusé d’avoir soutenu une théorie conspirationniste antisémite citée par le meurtrier des onze Juifs en prière dans la synagogue Tree of Life. Et pour l’instant, la résolution des Démocrates sur l’antisémitisme semble en suspens, les membres des caucus noirs et progressistes ne souhaitant apparemment pas détourner l’attention du combat contre le président Trump.

D’accord. Mais un raisonnement plus dérangeant a fait jour chez  certains partisans d’Omar au sein de la gauche progressiste : une sorte de ressentiment envers les Juifs sous prétexte que les Démocrates de la Chambre se porteraient à leur défense.

Et c’est ce ressentiment qui s’est substitué à l’idéal commun de combattre ensemble toutes les formes de sectarisme. Car, lorsqu’il s’agit de lutter contre l’antisémitisme, il y a toujours une question plus urgente.

Ainsi, sur sa page Facebook, Linda Sarsour s’est emportée quant aux années de « racisme anti-musulman flagrant, d’islamophobie, de propagande contre les musulmans » que « les dirigeants démocrates n’ont jamais rapidement condamné« . « Vous voulez une résolution ? Condamnez toute forme de sectarisme. Toutes les formes de sectarisme sont inacceptables. » a-t-elle écrit.

Toutes sauf celle dans laquelle Omar est passée à l’attaque, apparemment. « Nous sommes aux côtés de la représentante  Ilhan Omar. Notre priorité absolue est la sécurité de notre sœur et de sa famille « , a conclu Sarsour.

En comparant ce qu’Omar a dit de l’islamophobie, Sarsour admet implicitement que ses paroles étaient blessantes pour la communauté juive. Et pourtant, cela ne les rendait pas dignes de censure. Au contraire, Sarsour était furieuse que des membres du gouvernement américain prennent la défense des Juifs. L’indignation qu’il n’y ait pas de résolutions protégeant d’autres personnes vulnérables s’est assimilée sans transition à l’indignation qu’il pourrait y en avoir une qui protège les Juifs.

Quelques jours plus tard, ces sentiments s’étaient propagés au fil Twitter d’Alexandria Ocasio-Cortez, membre du Congrès de New York.

« Ce qui est blessant quant à la réprimande infligée à Ilhan, c’est que personne n’en réclame une aussi lourde quand certains font des remarques sur les Latinos et d’autres communautés (lors du shutdown, un Républicain avait lancé  « Retournez à Porto Rico ! » devant la Chambre) », a-t-elle tweeté.

Elle aussi semblait admettre implicitement que les propos d’Omar étaient racistes en les comparant à une remarque raciste adressée contre elle-même. Et pourtant, au lieu d’en conclure qu’il est merveilleux de voir un langage raciste attaqué de plein fouet, elle a prétendu être « blessée » en voyant le Congrès défendre les Juifs.

Ocasio-Cortez a poursuivi en suggérant que les Juifs « invitent » Omar au lieu de la critiquer, ignorant apparemment que les électeurs juifs d’Omar ont vainement essayé de le faire depuis un an déjà, en raison d’un autre tweet antisémite datant de 2012 qui accusait Israël d' »hypnotiser le monde« . « Sauter  à chaque fois à l’option nucléaire ne laisse aucune place à des mesures correctives « , a écrit Ocasio-Cortez, oubliant apparemment que c’était la quatrième fois de la semaine qu’Omar invoquait un stéréotype antisémite.

« Ce n’est pas à moi de dire aux gens ce qu’ils doivent ressentir ou que leur blessure n’est pas valable, a-t-elle écrit. « Mais de tels incidents éludent la question suivante : où sont les résolutions contre les déclarations homophobes ? contre les Noirs ? la xénophobie ? contre celui qui dit qu’il « renverra Obama chez lui au Kenya ? » »

Mais ces incidents éludent-ils vraiment la question ? Et pourquoi ces questions ne se posent-elles que lorsque les Juifs cherchent à obtenir réparation pour le préjudice subi ?

Ocasio-Cortez, comme Sarsour, a introduit la notion qui prévaut à gauche et à droite : soit c’est la sécurité des Juifs, soit la sécurité des musulmans ; soit l’autodétermination des Juifs, soit l’autodétermination des Palestiniens ; soit les Juifs peuvent prospérer soit les Noirs le peuvent.

Et surtout, lorsque les Juifs entendent des stéréotypes racistes, il nous incombe de ne pas appuyer sur le bouton nucléaire et de garder le silence, de tendre la main au délinquant en privé (encore et encore et encore et encore et encore et encore) et si cela ne fonctionne pas, de ne jamais, jamais, jamais impliquer les autorités.

Cela aussi nous est familier. Le ressentiment contre les Juifs pour avoir cherché la protection d’un souverain – et pour les rares fois où nous l’avons obtenu – est autant un élément fondamental de notre histoire que les vilains stéréotypes qu’Omar semble incapable de se retenir d’utiliser.

Les Juifs sont-ils censés rester dans un mouvement progressiste qui leur en veut de s’être défendus ? dont des dirigeants sont « blessés » de voir le Congrès les défendre ? Un mouvement qui encense une femme parce qu’elle nous a offensés?

Ce n’est pas parce que les Républicains utilisent de manière problématique les gaffes répétées d’Omar tout en ignorant hypocritement les remarques antisémites de leurs camarades, que les Démocrates – ou les Juifs – devraient garder le silence sur l’antisémitisme, surtout après des tentatives répétées de « dialogue ».

L’Amérique – et son courant progressiste – sera certainement plus mal lotie si les Juifs n’y trouvent plus de foyer politique, et c’est pour l’âme de ce pays que nous nous battons autant que pour nous. Car la sécurité et la souveraineté des Juifs et la sécurité et la souveraineté des autres qui ont besoin de justice ne sont pas un jeu à somme nulle2.

Nous pouvons nous opposer vigoureusement au sectarisme écoeurant d’Omar tout en exigeant qu’elle ne nous rabaisse pas. Nous pouvons nous opposer vigoureusement à l’occupation des Palestiniens tout en exigeant que les gens se joignent à nous dans cette entreprise sans retomber dans des clichés antisémites.

L’antisémitisme est encore beaucoup plus dangereux à droite. Mais c’est la gauche progressiste qui demande aux Juifs de choisir entre leurs valeurs progressistes et eux-mêmes.

 

NOTES

Les Américains emploient le terme de « whataboutism » pour désigner cette variante du sophisme « tu quoque » (toi aussi) qui cherche à discréditer la position de l’adversaire en l’accusant d’hypocrisie sans réfuter directement ses arguments.

2 Un jeu de somme nulle est un jeu où la somme des gains et des pertes de tous les joueurs est égale à 0. Cela signifie donc que le gain de l’un constitue obligatoirement une perte pour l’autre.

 

L’AUTEUR :

Batya Ungar-Sargon est rédactrice en chef de la rubrique Opinion du Forward.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles du Forward.