[Depuis le début des années soixante-dix, après la divine surprise de la prise de la Cisjordanie – et avec elle des hauts lieux du judaïsme antique à commencer par la vieille ville de Jérusalem et le caveau des Patriarches à Hébron – celle-ci se couvre d’implantations “autorisées” voire reconnues après coup par le gouvernement israélien, ou “sauvages” : les avant-postes montés en une nuit par les “jeunes des collines”.

Ceci en violation du droit international sur la propriété en territoire occupé, dans les deux cas ; mais également, dans le second, en violation de la législation israélienne sur la propriété des terres, ce qui a permis des recours devant la Cour suprême et, parfois, la destruction consécutive de tout ou partie de certains points de colonisation “illégaux”, comme ce fut récemment le cas pour trois maisons à Migron.

Si insignifiantes que soient les conséquences pratiques de ces recours au regard de la dynamique de colonisation, la portée symbolique d’un tel verdict est encore trop significative au gré des colons, qui s’acharnent à briser, avec la continuité territoriale de la Cisjordanie, toute perspective de solution à deux États – l’annonce de la construction de 200 nouvelles unités de logement dans les Territoires, présentée comme une mesure de rétorsion à l’adhésion de la Palestine à l’Unesco, le prouve une fois encore.

Aussi, du centre droit à la droite nationaliste extrême s’en prend-on aujourd’hui à la loi, qu’il s’agit de changer ; et à l’indépendance de la Cour suprême, que l’on entend contrôler.]


Ces derniers jours nous avons eu vent d’une nouvelle initiative de la bande de violeurs de la souveraineté de la loi dont les membres vont, sur le spectre politique, de Kadimah au parti de l’Union nationale : une loi permettant de passer outre la Cour suprême [1] en posant que toutes les implantations et les avant-postes établis avec l’appui du gouvernement (et lesquels ne l’ont pas été avec l’appui du gouvernement ?) deviendront cachers à l’usage [2]. Ainsi “cachérisera“-t-on également les avant-postes construits au mépris de la loi sur des terres de droit privé [3] appartenant à des Palestiniens, dont les propriétaires ne pourront plus obtenir la restitution. Si cette proposition de loi est adoptée, la révolution législative entreprise par la droite qui s’implante en Israël, au moyen d’une législation raciste et violente, fera un nouveau pas de géant dans le processus visant à subvertir Israël en « État pour les Juifs ».

Dans le cadre de cette révolution législative, un principe simple prendra force de loi : le droit des Israéliens à s’emparer des terres palestiniennes privées. De la sorte volera rétroactivement en éclats une des clefs de voûte des droits de l’être humain, dont Israël reconnaissait jusque-là qu’elle s’appliquait également aux habitants palestiniens de la Cisjordanie. Si cela se produit, le régime d’apartheid qu’Israël entretient dans les faits sur la rive occidentale du Jourdain sous couvert d’« occupation provisoire » se muera en apartheid officiel.

D’aucuns pensent qu’un apartheid officiel est préférable à la situation prévalant depuis 1967 en Cisjordanie, laquelle permet à Israël de se comporter en État mafieux à condition que tout se passe discrètement et sous le manteau. Jusqu’ici, Israël est parvenu à éviter d’en payer le prix en retombées politiques sensibles, à l’intérieur ou sur la scène internationale. L’une des raisons en est que l’envergure du vol des terres n’était pas connue ; une autre que les officiels, pour peu que ce fût par trop apparent, arguaient qu’il s’agissait d’une faille ponctuelle dans l’exercice de la force, faille qu’Israël s’engageait à corriger dans l’avenir – entendez lorsqu’on cessera de négocier avec les colons les conditions de leur évacuation, mais pas question de demander quand cela aura lieu au juste. Pourtant, dès lors que le vol des terres privées sera institutionnalisé par la législation proposée, la marge de manœuvre d’Israël avec ses « partenaires stratégiques occidentaux », à commencer par les États-Unis, pourrait se voir considérablement réduite.

Juridiquement parlant, il se peut qu’il s’agisse d’une proposition de loi infantile mais, en termes politiques, une logique cohérente se profile à l’arrière-plan. Ses initiateurs présument que, même en cas d’échec, à l’approche des primaires du Likoud on se souviendra d’eux comme des « défenseurs des colons ». Après tout, ce diplôme-là n’a jamais nui par le passé à la carrière politique de quelque “likoudnik[4] que ce soit. L’autre éventualité, préférable aux yeux des initiateurs de la loi, serait que cette proposition soit adoptée. En pareil cas, il est probable que la Cour suprême « serait contrainte de l’invalider sur la base de son inconstitutionnalité flagrante ».

Si cela devait se produire, ce serait une nouvelle avancée dans la longue marche entreprise par la droite colonisatrice ces dernières années afin de saper les fondements de la légitimité de la Cour suprême et de la présenter comme affiliée au Meretz [5]. Les initiateurs de cette proposition de loi supposent par conséquent, et à juste titre de leur point de vue, qu’ils ont tout à y gagner.

Une autre proposition énergiquement poussée en avant par ce même groupe de députés de l’actuelle Knesseth mérite qu’on lui prête attention. J’entends par là la “loi Grunis”, destinée à permettre la nomination du juge Asher Grunis en lieu et place de la juge Myriam Noar. Grunis est perçu comme un juge peu enclin à la confrontation avec le gouvernement et la Knesseth sur des points considérés comme essentiels par les promoteurs de la révolution législative de la droite. Nous n’avons pas la prétention de déterminer ici s’il est souhaitable que Grunis siège à la tête de la Haute cour de justice, mais une question taraudante se doit d’être posée : comment se fait-il que ce dernier n’ait pas encore désamorcé la charge explosive de l’aile parlementaire qui se constitue sous ses yeux à l’instigation d’un groupe de députés aspirant à neutraliser l’institution de la Cour suprême ?

Il serait bon que Grunis proclame haut et fort que, si la “loi Grunis” [6] passe, il démissionnera séance tenante de ses fonctions à la Haute cour de justice. Le sol se dérobera ainsi sous les pieds de ces mêmes députés qui édictent une loi permettant son élection à la présidence afin de détruire les fondements de l’institution dont il s’apprête à prendre la tête. Le juge Grunis se trouve aujourd’hui face à un choix simple : demeurer dans les mémoires comme celui qui aura défendu le statut de la Cour suprême contre ceux qui œuvrent à la destruction de la démocratie israélienne, plongée dans une crise qui dure – ou entrer dans l’histoire en tant que collaborateur d’une droite nationalo-raciste qui attend de lui de se comporter en marionnette entre ses mains deux années et onze mois durant.


NOTES

1] Cour d’appel au pénal et au civil, la Cour suprême est également la Haute Cour de justice d’Israël, tenant lieu de Conseil constitutionnel et souveraine à ce titre en ce qui concerne le contrôle juridictionnel des décisions gouvernementales. Ses membres sont nommés par un comité de sélection établi par une loi fondamentale de l’État. Plus de précisions sur [

[2] Le terme araméen “bédi-Êved”, ici traduit par “à l’’usage”, renvoie à l’expression talmudique, « léké-Th’hillah ou-bédi-Êved » qui désigne deux états du texte, initial et après travail.

[3] Créé en 1901 afin de recueillir des fonds et d’acheter des terres en Palestine ottomane puis mandataire, le Kéren Kayémeth le-Israel (KKL) ou Fonds national juif voit en 1953 les terres qu’il détient déclarées “Terres d’Israël”. Ainsi rendues inaliénables au titre de l’une des quatre lois fondamentales qui tiennent lieu de constitution au nouvel État, 93% des terres constitueront un bien public administré par le KKL, auquel ses statuts interdisent tout octroi de terres à des résidents non-juifs. Ne pouvant en aucun cas les vendre, celui-ci en rétrocède l’usufruit par bail emphytéotique – jusqu’en août 2009, où la Knesseth vote une loi de Réforme de la Terre qui permet de transférer des terres en pleine propriété à une personne, une entreprise ou une collectivité… et s’applique aussi bien dans les Territoires qu’en Israël même !

[4] D’origine russe, la désinence “nik“ a été largement adoptée par l’hébreu moderne pour marquer l’appartenance : kibboutznik ou moshavnik pour les membres de l’une ou l’autre structure, mapaïnik ou comme ici likoudnik pour ceux de l’un ou l’autre parti, etc.

[5] Constitué en 1992 par l’union du Mapam (expression politique de l’aile gauche du mouvement kibboutzique, alors sioniste marxiste) avec Ratz (le mouvement pour les droits civiques et la paix) et une partie du Shinouï (libéral à tous les sens du terme, en économie comme par son anti-cléricalisme), le Meretz (acronyme que l’on peut également traduire par “énergie“, “vigueur“), représente l’aile gauche, sioniste et écologiste du mouvement socialiste en Israël et est membre de l’Internationale socialiste. Dirigé par H’aïm Oron, le parti se voit comme le porte-parole du camp de la paix à la Knesseth et dans les institutions politiques locales.

[6] Loi dite Grunis, du nom du juge à la Cour suprême qui en serait le bénéficiaire si elle était adoptée. Proposée par le député Katz (Union libérale), cette proposition de loi revient sur l’amendement de la loi introduit en 2007 par le ministre de la Justice de l’époque, Daniel Friedman, pour prévenir l’élection systématique à la tête de la Cour suprême du doyen de ses juges : n’étaient depuis lors éligibles à la fonction de président que les juges éloignés de trois ans et plus de l’âge de la retraite. Il se trouve que l’actuel doyen, le juge Grunis, sera très précisément à deux ans et onze mois de la date fatidique en février prochain, au terme du mandat de l’actuelle présidente, la juge Dorit Beinisch. Et que celle qui devrait lui succéder (sauf adoption de la “loi Grunis” dans l’intervalle), la juge Myriam Noar, compte au nombre des défenseurs des prérogatives de la Cour suprême et de la souveraineté de la loi.