Trois jours durant, note Eva Illouz, la France devint aux yeux des Israéliens « ce sombre lieu où la police et d’autres forces de sécurité bloquaient la circulation et contrôlaient les rues, un spectacle qui n’est [ici] que trop familier ». À droite, on mit en cause le laxisme sécuritaire et l’idéologie du “politiquement correct” ; et d’aucuns, avant que l’attentat au supercasher ne changeât la donne, se réjouirent discrètement de la situation : comme l’énonçait l’une de mes cousines, « au tour des Français de comprendre ce que terrorisme veut dire. »

Mais contre toute attente, la réaction de la société française contrasta singulièrement avec ce que l’on peut voir ailleurs en semblable situation. Et la sociologue de s’interroger sur ce que cette réaction dit des valeurs de la société qui la produit, sur ce qu’elle signifie en termes de positionnement identitaire, et sur sa force paradoxale face à celle des armes : « Le message que les Israéliens devraient retenir des événements récents en France, conclut-elle, est qu’une solidarité mue par la peur n’est pas une vraie solidarité. Une authentique solidarité ne peut naître que du partage de valeurs universelles, pas d’un patriotisme dominé par la sécurité. »


La France – l’exotique patrie de la littérature sophistiquée, du raffinement des manières et de l’élégance en matière de mode — fut la semaine dernière le sinistre site d’actes de terreur perpétrés par ses propres citoyens, membres de factions meurtrières de l’islam, tuant des Français de toutes origines, et frappant au cœur les valeurs qui lui sont les plus chères: la liberté d’expression, la laïcité, l’irrévérence et l’humour.

Usuellement critiques de la politique étrangère de la France et de sa rhétorique pompeuse, les Israéliens ont éprouvé un bizarre sentiment de fraternité avec une société touchée par de vils actes de terreur – «Maintenant, peut-être qu’ils vont comprendre ce que nous avons traversé», ont pensé nombre d’entre nous dans les profondeurs secrètes de leur âme. Mais l’on pouvait également discerner en Israël une légère condescendance pour ce qui semblait une preuve irréfutable de l’échec du modèle républicain français.

Pourquoi la France était-elle restée aveugle à la piste Al-Qaïda au Yémen de l’un des frères Kouachi, telle fut la première question des médias du pays en hébreu ou en anglais. La réponse, furent-ils nombreux à penser, se trouvait dans la politique française d’immigration et l’espoir mensonger que toutes les identités religieuses et tous les groupes ethniques peuvent s’intégrer au sein d’un type de citoyenneté unique, le fameux modèle républicain français.

La France, assénèrent les commentateurs israéliens, avait été victime de son excès de politiquement correct, de sa conviction naïve qu’un porteur d’identité religieuse peut s’effacer sous le fin vernis de la citoyenneté laïque. La veuve de Charb, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, confirma dans une interview à la BBC cette allégation voulant que la France ait été aveugle face à son propre échec: «Nous sommes en guerre», déclara-t-elle.

Trois jours durant, la France fut ce sombre lieu où la police et d’autres forces de sécurité bloquaient la circulation et contrôlaient les rues, un spectacle qui n’est que trop familier aux Israéliens.

Quand les nouvelles du carnage au supermarché casher éclatèrent, le ton changea en Israël: la tragédie française devint “notre” histoire.

Les médias israéliens annoncèrent fiévreusement l’imminence d’un exode massif de Juifs de France; quelques politiciens israéliens les appelèrent sans vergogne à faire leur “alyah”. Des Juifs français furent interviewés déclarant fièrement qu’ils ne se sentiraient en sécurité qu’en Israël, que seul Israël combat efficacement la terreur islamique. Les journalistes, ici, se demandèrent aussi si l’État français avait tout fait pour protéger ses concitoyens juifs, s’il n’aurait pas dû poster un gardien devant chaque magasin juif, avant de noter que si les Français s’étaient montrés prompts à dire «Je suis Charlie», ils avaient été lents à dire «Je suis juif».

En trois brèves journées, Israël s’est joué la scène qui lui est la plus familière: l’islam est sombre et dangereux; le monde occidental est soit antisémite, soit complice des ennemis de la tolérance du fait de sa morale politiquement correcte. Seul un État à la politique de sécurité musclée, qui régule l’immigration, surveille efficacement sa population immigrée au moyen de ses services de renseignements et de sa police, peut combattre efficacement la terreur islamiste.

Valeurs morales versus valeurs militaires

Il ne fait pas de doute que les formes les plus obscures de l’antisémitisme, aujourd’hui, se trouvent dans les factions extrémistes de l’islam sunnite, salafiste et chiite. Nul doute, non plus, qu’une culture d’intégrisme religieux et de haine s’est développée sans frein en France. Mais la réaction israélienne aux événements récents est-elle la seule possible? En comparaison, la réaction de la France elle- même montre combien ce que j’appelle le “sécuritarisme” s’est profondément enraciné dans la psyché israélienne. Telle des lunettes aux verres teintés, l’obsession sécuritaire modifie tout, rendant impossible de se souvenir de la couleur originelle des choses ou d’ouvrir le champ de l’imagination politique.

En particulier, la vision sécuritaire de la droite israélienne rend difficilement compréhensible le modèle unique et puissant de citoyenneté à la française. Ne devrions-nous pas, nous Israéliens, nous montrer un tout petit peu plus humbles dans nos jugements, et essayer de voir ce que nous pouvons apprendre de ce modèle de citoyenneté, si vulnérable et fragile qu’il puisse être?

L’analyste politique Bruce Ackerman notait sur le site du Huffington Post que la constitution française autorise le président à instaurer l’état d’urgence – lorsqu’une situation de danger réel et sévère justifie la suspension des règles normales de conduite des affaires de l’État. Mais, contrairement aux États-Unis (ou à Israël), cela n’est possible que pour une durée de 60 jours, après quoi il lui faut requérir une nouvelle autorisation du Conseil constitutionnel.

En d’autres termes, la constitution française renâcle à suspendre les droits fondamentaux (en autorisant par exemple la pratique de la détention administrative) ou à empiéter sur la vie privée des citoyens, et son interprétation vise généralement à la défense desdits droits.

C’est un modèle que nous devrions respecter au lieu de le rejeter, car il comporte un type de force et de puissance non moins impressionnant que celui des militaires. Il définit le pouvoir politique au moyen des valeurs qu’il incarne. La pensée sécuritaire, à l’inverse, ne définit pas de valeurs.

C’est plutôt à l’aune de ses ennemis qu’elle définit une société entière, limitant ainsi la politique à la peur, et les dirigeants politiques au déploiement de stratégies de survie. L’obsession sécuritaire naît de la peur, et répand la peur en retour. Elle apprend aux citoyens à ne pas songer à s’épanouir, mais uniquement à survivre. En ce sens, le “sécuritarisme” est la politique des faibles. Il ne dit rien au monde, sinon sa propre peur.

Le refus français de l’endosser se fonde sur un modèle positif de la nation vue comme entreprise morale, comme expression directe des valeurs morales que la France s’est choisies au cours des deux siècles derniers. Il ignore, tourne en dérision, et contredit les valeurs de l’ennemi. Il met l’ennemi en déroute en refusant de voir l’ennemi définir ses idéaux, ses luttes et ses guerres. Il refuse que l’ennemi définisse ce que sont les Français. (La couverture de dernier numéro de Charlie Hebdo, qui montre le prophète Mahomet disant «Je suis Charlie», en est un bon exemple: l’équipe ne s’est laissée aller ni à la peur, ni à la haine).

C’est pourquoi au cours de ces journées dramatiques, contrairement à ce que les Israéliens pourraient avoir attendu, l’héroïne du jour ne fut pas Martine Le Pen, à la tête de l’extrême-droite, mais les idéaux de la révolution française: liberté, égalité, fraternité.

Songez-y: juste après la première attaque terroriste, contre Charlie Hebdo, un large consensus se forma entre journalistes, analystes et intellectuels français sur la nécessité d’établir, en dépit de l’horreur de l’attentat, un distinguo net entre musulmans pacifistes et terroristes, faisant ainsi barrage à la tentation de stigmatiser les musulmans de France travailleurs et pacifiques. Tout glissement vers la généralisation à l’encontre de l’islam fut sciemment contré. «La terreur n’a pas de religion», pouvait-on lire sur les affichettes brandies lors de la manifestation de dimanche à Paris.

Debout en signe de solidarité

Des réunions inter-religieuses furent aussitôt organisées, rassemblant clergés musulman, juif et chrétien. Des représentants des communautés musulmanes de France condamnèrent les attentats dans les termes les plus forts qui soient et proclamèrent sans ambiguïté leur allégeance à la nation française.

L’imam Hassen Chalghoumi – prêcheur musulman de renom – prit part samedi soir à la cérémonie en mémoire des victimes à la synagogue de la Victoire, où il embrassa et donna l’accolade à des représentants de la communauté juive. Le Premier ministre Manuel Vals et le président François Hollande se tinrent kippa sur la tête dans la synagogue, soudés dans leur solidarité avec les Juifs, citoyens français. Ceux-ci chantèrent La Marseillaise. Vals déclara dans une interview à The Atlantic [mensuel publié à Washington] que, «s’il arrivait que 100 000 Français d’origine espagnole partent, jamais il ne dirait que la France n’est plus la France. Mais si 100 000 Juifs partent, la France ne sera plus la France. La République française sera vue comme un échec.» Une phrase telle que celle-ci ne peut être prononcée que grâce au modèle d’intégration de la citoyenneté française.

Le plus impressionnant furent peut-être les formidables masses, estimées à 3,7 millions de personnes, qui défilèrent dans les rues des villes de France – la plus grande manifestation dans l’histoire du pays. Quelles que soient leur classe sociale, leur religion, leur appartenance ethnique, leur race ou même leur tendance politique, les citoyens français ont marché ensemble et réaffirmé d’une seule voix et d’un seul corps que leurs valeurs politiques, la liberté et la citoyenneté laïque à la française, étaient sacrées.

Un État sécuritaire serait incapable d’organiser de tels témoignages massifs de solidarité car, après avoir avoir suscité la peur, il réduit les droits du citoyen à ceux de l’État, générant apathie et aliénation parmi des citoyens qui savent au fond de leur cœur que l’État ne se préoccupe guère de leurs droits fondamentaux.

Ainsi la droite américaine nous a-t-elle vendu et continue-t-elle de nous vendre un énorme mensonge: sa politique de la peur n’est pas forte, mais faible, parce qu’elle ne soutient aucune valeur; elle n’unit pas, elle divise. Plus crucial: la politique de la peur n’est pas créatrice de patriotisme, parce qu’elle ne saurait forger de vrais liens de solidarité.

Une solidarité véritable ne peut émerger que du fait de partager et chérir des valeurs communes. Et qu’est-ce qui permet de partager des valeurs? C’est qu’elles sont universelles. Seule l’affirmation d’un projet moral universel est capable d’unir à large échelle des groupes différents de façon soutenue, parce que seules des valeurs universelles peuvent mobiliser l’ample diversité des êtres humains en tant qu’êtres humains.

François Hollande peut porter une kippah et des Juifs français chanter La
Marseillaise
parce qu’ils sont unis par une commune et puissante identité universelle. L’essence d’un patriotisme authentique unissant tous les citoyens n’est pas sécuritaire mais universaliste.