D’après l’ancienne présidente du Meretz Zehava Gal-On, « nous ne sommes pas un pays occupant, nous sommes une occupation qui a un pays. L’occupation est notre grand projet national, et elle dure depuis tellement longtemps que nous ne sommes plus capables de nous concevoir sans elle. Depuis sa mise en place, nous lui donnons tout ce que nous avons en sachant pertinemment qu’elle en voudra toujours plus.

L’occupation a un prix : la perte de notre âme. Ce prix, ce n’est pas maintenant que nous le payons, avec l’annexion de ce qu’il reste de la démocratie que nous nous sommes gardé, mais dès son commencement en tant que frais d’entrée. Nous connaissions le prix. Nous pouvions le connaître. Il y eut des lanceurs d’alertes. Nous l’avons quand même payé, le cœur et l’esprit légers, les yeux fermés. »


Auteur : Zehava Gal-On, Haaretz, 8 juin 2023
Traduction de l’hébreu: Alon Tsalsela pour LPM
Photo : soutien aux habitants de la ville palestinienne de Hawara après le pogrom (mars 2023). Du moins, cela aura fait descendre les Israéliens dans la rue.
© : Hadas Parush (Sur le tee-shirt : « on regarde l’occupation droit dans les yeux » ndlr)
Mis en ligne le 29 août 2023

Ce projet, nous lui avons sacrifié le sang de nos enfants. Au nom de la sécurité, disions-nous, tandis que les attentats et les opérations militaires s’enchaînaient, que nos enfants patrouillaient dans des ruelles ou des champs étrangers et que leurs vies étaient sacrifiées. Nous avons appelé cela « gérer le conflit » ou encore « tondre la pelouse », nous expliquions que c’était le meilleur des choix. Chaque fois c’était le meilleur des choix et chaque opération était celle qui modifiait le rapport de forces.

Nous aimons modifier le rapport de forces. Nous le faisons à Gaza depuis des décennies. Ça fonctionne à merveille. Nous qualifions cela de cycles de combat puis forçons nos habitants et ceux de Gaza à célébrer cette fête annuelle du sacrifice.

Les colonies aussi, nous les justifions par des arguments sécuritaires, comme si envoyer des civils au cœur d’une zone hostile garantissait la sécurité. comme si nous pouvions ensuite en toute bonne conscience accuser la partie adverse de « se cacher derrière des civils« , comme si les écoles maternelles étaient des armes guerrières. Elles ne le sont pas, mais nous avons de toute manière été les premiers à ignorer les normes.

Nous avons engagé de brillants juristes qui se sont déshonorés en exploitant des lois datant de l’état d’urgence du mandat britannique afin de  justifier le pillage, régulariser l’appropriation de terres comme à Kerem Navot (1), et trouver des excuses à la torture, à la punition collective et au pilonnage aveugle.

Les juristes étaient présents quand nous dansions pour célébrer le vol, les routes exclusivement juives, la punition collective des villages, des villes et des bandes côtières. Ils étaient présents lorsque nous avons vérifié combien de calories par personne il fallait laisser entrer à Gaza pour garder ses habitants juste au bord de la crise humanitaire (nous n’avons d’ailleurs maintenant plus besoin de la formule, nous le savons par intuition).

Il n’est pas une seule vilenie en laquelle juristes et politiciens ne se soient vautrés. C’est quoi, en fin de compte, se salir un peu les mains quand c’est au nom de la croissance de l’État Juif ? « Un gouvernement  à droite toute déclare dans une loi que toute implantation de Judée et Samarie fait partie de l’État d’Israël et ça c’est complexe juridiquement ? », a dernièrement ironisé Sharren Haskel, députée du parti de Gantz à la Knesset, lors d’une discussion à la Commission des finances. Haskel connaît la situation juridique mais compte simplement sur le fait que ce ne soit pas le cas de ses électeurs. Si peu la connaissent. Comment la connaîtraient-ils ? Nous avons créé une loi qui est un écran de fumée, un château de cartes et nos avocats se comportent comme s’ils étaient les propriétaires des lieux.

Nous avons un équipage complet d’avocats. Ils s’occupent de tout, des affaires protocolaires aux affaires internationales. Ils justifieront n’importe quoi. Ils savent très bien s’y prendre. Leur travail est facile (et les juges ne leur compliquent pas la tâche.) La Cour Suprême – qui sert de Haute Cour de Justice – a approuvé que des communautés palestiniennes entières évacuent la région de Masafer Yatta (2) en Cisjordanie, parce que l’armée avait un besoin urgent d’un nouveau terrain d’entraînement qui devait impérativement se trouver sur ce territoire habité.

C’est ainsi. Quelqu’un a soutenu cette position devant la Cour et, malheureusement, les juges l’ont acceptée. Ils ne sont pas sévères envers l’armée. Mais à présent, nous nous retrouvons dans l’obligation de les soutenir, puisque la Cour Suprême est le dernier obstacle qui protège nos droits à nous.

Nous avons recruté les meilleurs de nos publicitaires : il faut bien effacer la tache. Ils nous ont tissé une toile d’arguments, « c’est complexe » ou « qu’en est-il de la Syrie ?», dans laquelle nous nous sommes vertueusement drapés. Nous envoyons une armada de professionnels des relations publiques se battre à l’étranger contre chaque carte géographique qui distingue la Cisjordanie d’Israël. Mais ils ne sont pas capables de trouver sur une carte l’objet-même de leur combat : les frontières de cet État.

Et puisque nous ne pouvons pas vendre des mensonges aux citoyens du monde tout en disant la vérité chez nous, nous sommes obligés de mentir aux deux.

Et nous y croyons facilement. Dans cette campagne, nous utilisons chacune de nos avancées majeures, de nos réussites libérales obtenues par le sang et la sueur pour démontrer que « Voilà, nous sommes corrects, un pays progressiste, les femmes participent à l’armée et des repas végans  sont servis » ; c’est pourquoi on n’a pas besoin de trop parler des soldats qui chaque nuit pénètrent dans les maisons des gens, effectuent des simulations d’arrestation, des blocus, des zones fermées et du sang versé. nous avons mené des interrogatoires

Nous avons initialement appelé la campagne « Explication » : vous n’avez pas compris, ce n’est pas ce qui s’est passé ; et si c’est ce qui s’est passé, ce n’est pas grave, c’est comme ça. Mais à un moment donné nous avons décidé de renommer la campagne « Lutte contre la délégitimation ». Nous avons investi énormément dans cette lutte. Elle s’est rapidement répandue jusqu’au ministère des Affaires étrangères, à l’armée, dans le bureau du premier ministre, puis s’est inévitablement retournée vers le pays lui-même.

Au nom de cette lutte, nous avons mené des interrogatoires d’activistes de gauche à l’aéroport et eu des « conversations amicales » avec des agents du Shin Bet ((Service de sécurité intérieure). Nous avons rendu l’essence-même de l’opposition à la politique du gouvernement illégitime ; nous n’avons même pas pensé un instant à quel point c’était dangereux. Il y a du linge sale, mais il est interdit de le laver dehors. Dedans non plus, en fait. Bouchez simplement les narines ou respirez librement ; on s’habitue très vite à l’odeur.

Dans l’ensemble, on sait très bien s’habituer. Le pogrom à Hawara (3) à sorti les Israéliens dans les rues. Ils ont vu de si bons juifs prier devant un village enflammé et s’en sont horrifiés. La semaine dernière, des colons sont allés brûler des maisons à Jaloud. Comme d’habitude, la police est n’est arrivée qu’après l’événement. Comme d’habitude, personne n’a été arrêté. Les forces de l’armée et du Mishmar Hagvoul (gardes frontières) sont arrivées et, comme d’habitude, ça s’est terminé avec trois autres Palestiniens blessés.

Une année auparavant, des colons ont brûlé cinq voitures à Jaloud. Une vengeance contre un attentat aux armes à feu à Hadera où ont été tués deux policiers de Mishmar Hagvoul. Mais pas la peine e remonter si loin : il y a deux semaines de cela, deux cents bédouins Palestiniens ont quitté leurs maisons à Ein Samiya. Ils ont expliqué qu’ils sont partis à cause des enfants. Ils ne pouvaient plus les laisser vivre dans la peur. Les attaques – sécurisées par les meilleurs de nos fils – étaient incessantes, tandis que la police détournait le regard.

Deux jours après cela, les colons ont brûlé une caravane et plusieurs maisons à Burka. Cette fois-ci, ce n’était pas en guise de vengeance contre un attentat, les villageois avaient péché en accueillant une délégation de l’Union européenne. Ahh!, notre vieil ennemi. Tout ça n’a même pas fait sortir un seul homme dans la rue. Cela a à peine été communiqué. Les politiciens non plus n’ont pas pris la peine de réagir : ils ont fait leurs calculs et ont compris que ce n’était pas le moment. Maintenant n’est jamais le bon moment.

Quand des milliers de beaux jeunes gens ont participé à la Marche du Drapeau (4) et ont crié « Que votre village brûle! » dans les quartiers musulmans de Jérusalem Est, quand des Palestiniens ont été frappés dans les rues, les politiciens israéliens nous ont confié à quel point cette journée les émeut, à quel point cette ville leur est importante, depuis leur enfance. « Dix mesures de beauté sont descendues dans le monde. Jérusalem en a reçu neuf et le reste du monde en a eu une », a écrit Nir Barkat (5) sur sa page Facebook tout en souhaitant « Joyeuse fête de Jérusalem et Shabbat Shalom à tout Israël ».

Pas un mot des coups, des crachats et des chants de vengeance. Quelle est cette lâcheté, sinon la crainte de passer pour quelqu’un qui pense que les Palestiniens sont des êtres humains, que leur douleur existe, que leur vie est importante. Après la Marche du Drapeau, nous nous sommes félicités, car voilà encore une marche qui « s’est déroulée paisiblement ». Aucun juif n’a été blessé pendant l’évènement.

Un jour plus tard – un seul jour ! – l’État d’Israël s’est déchaîné parce que la journaliste de télévision Galit Gutmann a traité les ultra-orthodoxes de «suceurs de sang». Des débats entiers dans lesquels les politiques habituellement silencieux comme des moines ont soudain trouvé quelque chose à dire.

Nous nous sommes créé une réalité alternative, notre propre monde d’illusions. Nous le renouvelons quotidiennement, en mentant ou en ignorant. Nous nous infligeons des tests de fidélité périodiques puis punissons ceux qui ne parviennent pas à les passer. Nous avons appris à fixer un prix pour tout signalement concernant l’occupation, toute référence à cette dernière ou toute suggestion que le sang des Palestiniens est aussi rouge que le nôtre. Les politiciens et les journalistes le savent, et agissent en conséquence. C’est ce que reflètent nos médias et notre politique.

Quand on s’habitue à marcher en courbant le dos – et on s’habitue à tout – le dos finit par se courber de lui-même.

L’occupation a 56 ans. Joyeux anniversaire !

 

1Z.Galon mentionne l’épisode biblique de Kerem Navot (la vigne de Naboth) : Naboth possède à Jezraël une vigne qui touche le palais d’Achab, roi d’Israël. Le souverain lui propose de la lui acheter mais Naboth refuse, car elle est l’héritage de ses pères et la loi défend toute aliénation des biens patrimoniaux. Il sera finalement lapidé et Achab prendra possession de la vigne.
Kerem Navot est une ONG israélienne fondée en 2012 par Dror Etkes (qui a longtemps travaillé à Shalom Akhshav-Observatoire des colonies) et qui suit de près l’implantation israélienne et la politique de gestion des terres en Cisjordanie, en particulier dans la zone C qui inclut 61% de la Cisjordanie.

2La région de Masafer Yatta, au sud d’Hébron, est composé de 20 villages palestiniens. Les Palestiniens y vivent et y élèvent leur bétail depuis des générations. A la suite d’une très longue bataille devant la justice israélienne, le 4 mai 2022, les tribunaux israéliens ont donné le feu vert à la démolition de 8 hameaux où vivent quelque 1300 Palestiniens.

3 Hawara, situé dans le nord de la Cisjordanie, est le village palestinien dans lequel, pour venger la mort de deux jeunes Israéliens assassinés quelques heures plus tôt, des colons ont incendié dimanche 26 février des dizaines de maisons, de commerces et des véhicules et agressé des civils au hasard, un Palestinien ayant été tué par balles.

4 La Marche des drapeaux se tient le Jour de Jérusalem qui marque chaque année, selon le calendrier juif, la « réunification » de la ville à la suite de la conquête de Jérusalem-Est par Israël lors de la guerre de 1967. Manifestation nationaliste passant par la Vieille Ville, la Marche des drapeaux est souvent accompagnée de slogans racistes et donne lieu à des débordement anti-palestiniens.

5 Nir Barkat : Ancien maire de Jérusalem (2008-2018), député Likud, Nir Barkat est ministre de l’Économie.