« Les résultats des dernières élections résonnent encore dans nos têtes et on peut avoir l’impression qu’Israël a tourné vers l’extrême droite. En fait la situation est plus complexe. »


Auteur : Ouri WEBER pour Les Cahiers Bernard Lazare, janvier 2023.


Quelques remarques
1/ Si Netanyahou n’était pas le chef de file du Likoud et le Premier ministre désigné, les choses seraient très différentes. Une très large coalition formée du Likoud, de Yesh Atid (Yair Lapid), du parti de Gantz, de Liberman et des partis orthodoxes serait très rapidement constituée, laissant les extrêmes dans l’opposition. C’est-à-dire que nous aurions alors un gouvernement relativement modéré, représentant réellement les positions des citoyens israéliens.
Mais Netanyahou continue à être le chef de file et les partis se partagent entre les pro-Bibi et les anti-Bibi. Ainsi la coalition est formée par les pro-Bibi parmi lesquels l’extrême droite occupe une place primordiale.
Tout cela – bien qu’ayant un impact important – est un « accident de l’histoire » et n’exprime pas la réalité israélienne et son évolution ces 20 dernières années.
2/ Depuis plus d’une décennie, le Parti travailliste et le parti de gauche Meretz se battent pour leur survie. Tous leurs efforts sont concentrés dans le but de ne pas disparaître. Leur politique se résume dans la protection des droits de l’homme, des droits des minorités (femmes, LGBT, etc.), des Palestiniens et de la solution à deux États. Ces questions sont loin d’être prioritaires dans l’opinion publique en Israël et suscitent même réserves et objections.

Les sujets qui préoccupent la majorité des israéliens sont autres :
A. La sécurité d’abord, la sécurité face aux attentats et aux dangers de guerre, et non pas moins la sécurité face à la délinquance et la criminalité. Inquiets de la propagation des vols agricoles, des extorsions par la menace, des assassinats dans le secteur arabe et des saccages opérés par les Bédouins dans le Néguev – les Israéliens attendent une politique de main forte et déterminée (la main de Ben Gvir).
Les nombreux attentats perpétrés par les Palestiniens contre des soldats ou des citoyens juifs éveillent également le besoin de sécurité et l’exigence d’octroyer à la police la possibilité de réagir fermement sans être trop restreinte dans ses mouvements par le respect des « droits de l’homme ».

B. De plus, il est très important pour un grand nombre d’Israéliens de se sentir vivre dans un environnement juif, de ressentir au quotidien son identité juive et de ressentir le caractère unique de la nation juive. L’expression d’une identité juive clairement énoncée, à laquelle on peut appartenir avec respect et fierté, est également un élément important dans l’affiliation à un parti.
Aussi la composante identitaire est beaucoup plus dominante dans l’adhésion a un parti politique que toutes les autres positions politiques et sociales. C’est pourquoi il n’est pas rare d’entendre des déclarations du genre « Je peux être d’accord avec toute la plateforme sociale des « travaillistes » mais je ne voterai jamais pour eux, ils ne sont pas ma « famille ».

C. Le problème de la pauvreté et des conditions de vie difficile dans certaines régions touchent beaucoup de familles (près de 20%). Mais cela ne préoccupe aucun parti politique, même pas les partis de gauche.
Le gouvernement actuel d’extrême-droite – bien qu’il puisse causer d’importants dommages – n’exprime pas la réalité israélienne et son évolution de ces 20 dernières années.

Pour mieux comprendre le processus en cours, je voudrais présenter une étude sur la société israélienne, récemment publiée sous le titre « #JudaïsmeIsraélien – portrait d’une révolution culturelle », rédigée par Camille Fox et Samuel Rosner (2018).
Deux professeurs israéliens ont entrepris une vaste enquête qui touche plus de 3000 interviewés, répartis selon des critères statistiques, et qui représentent fidèlement la société israélienne. Ces personnes ont répondu à un questionnaire de 300 questions. Cette enquête tente de définir les différents éléments qui forment « le judaïsme israélien » et ce qui le caractérise. Pas de façon déclarative, mais par l’étude des conduites réelles.
Dans l’introduction les chercheurs écrivent : « Les Juifs d’Israël ont déjà construit un État. Ils ont pavé des routes, construit des maisons, développé des technologies, levé une armée. Les Juifs d’Israël sont toujours engagés dans la formation d’une nouvelle culture. Une culture particulière et révolutionnaire : judéo-israélienne« .
Ceci est le véritable défi actuel du pays. L’étude indique que 87% du public se sentent très juifs et qu’être juif est important pour eux. Le contenu de cette identité juive devient de plus en plus « israélien », c’est-à-dire lié à la Terre d’Israël, à l’Etat d’Israël et à la culture hébraïque qui s’y développe – et de moins en moins dépendant de l’observance des préceptes (mitzvot).
Lorsqu’on demande aux Juifs israéliens ce que signifie être un bon Juif, leurs réponses sont avant tout : être un bon être humain (87%), puis dans l’ordre d’importance, se souvenir de l’Holocauste (85%), servir dans l’armée (72%), prendre soin des autres Juifs où qu’ils soient (78%), agir pour améliorer l’état du monde entier (56%), éduquer nos enfants à vivre en Israël (60%), et en dernier observer tous les commandements de la Halacha (34%).
En Israël, vivre son judaïsme est facile et détendu. La tradition juive nous entoure au quotidien. Elle est intimement liée au calendrier juif avec le shabbat et les fêtes, chacune accompagnée de son expression à l’israélienne ». Il y a de la publicité pour le lait – Shavouot arrive. On vend des drapeaux au coin des rues – c’est l’approche de la fête de l’Indépendance. Il y a du miel à prix réduit dans les supermarchés– c’est Roch Hachana qui approche. A Lag Baomer, il faut fermer les fenêtres à cause de la fumée des feux de camps, et avant Tu B’Shvat, les enfants reviendront de la maternelle avec des feuilles d’arbres séchées collées sur un carton, et le jour du Kippour les rues se remplissent de vélos.
Les auteurs distinguent 4 groupes différents repartis sur deux axes : l’axe de « plus de tradition – moins de tradition » et l’axe de « plus de patriotisme et moins de patriotisme ».

En classant les réponses des interviewés ils ont obtenu les groupes suivants :
1. Un groupe surnommé « les Juifs », 17% de la population, religieux selon la Halacha et peu liée à l’Etat (majoritairement ultra-orthodoxes), ils ressentent une forte affinité avec la tradition et la religion mais une faible affinité avec la nation.
2. Un second groupe surnommé « Les Israéliens », 15 % de la population, peu liés au judaïsme, en majorité laïcs, patriotes dévoués au pays. Ils ont une forte affinité avec tout ce qui touche à la nation mais une faible affinité avec la tradition (en gros ce sont les partisans du mouvement travailliste).
3. Un troisième surnommé « Les universalistes », 13% de la population, ils sont caractérisés par l’universalité, le libéralisme et la laïcité, peu porté sur la tradition et peu d’affinité avec le nationalisme (en gros partisans du Meretz et du Rakakh).
4. Enfin, le groupe majoritaire, surnommé « Les juifs israéliens », 55 % de la population, il est très lié au caractère juif du pays, à différents niveaux d’observance des coutumes et des cérémonies, mais tout autant lié aux obligations nationales et aux fêtes du pays. Ces membres ont une forte affinité avec la nation israélienne aussi bien qu’avec la tradition juive. Pas de soumission aux rabbins et à la Halacha, mais pas non plus de laïcité dénuée de tradition. C’est un groupe en pleine croissance (il regroupe les partisans des différents partis modérés).

La majorité des Israéliens est donc modérée, exigeant de choisir par elle-même son mode de vie et ses croyances, sans se soumettre à des règlements religieux dogmatiques. Mais l’identité juive lui est importante et la praxis quotidienne doit exprimer un contenu réadapté. Ce qui est intéressant, c’est que les chercheurs observent un net processus de sécularisation : les personnes interrogées déclarent de façon probante que leur foyer propre est moins religieux que celui de leurs parents. Dans la pratique, et au-delà de toutes les lois et prédications, une nouvelle culture juive israélienne se crée, très imprégnée de la tradition juive mais aussi de la culture de consommation occidentale et de la créativité israélienne.
Une autre constatation qui illustre ce que nous savions mais qui le concrétise, c’est que plus les interrogés sont traditionalistes et religieux, plus ils sont de droite. A l’inverse, plus ils sont laïcs, plus ils sont proches de la gauche.
En Israël, l’appui à un parti de gauche ou de droite n’est pas déterminé par des positions idéologiques sociales ou politiques mais par le rapport à l’identité juive.

Conclusion :
1. La société israélienne est majoritairement modérée et adhère à des positions politiques de centre-droit.
2. La question de l’identité juive est au centre du débat israélien d’aujourd’hui.
3. La gauche a ignoré et délaissé la question de l’identité juive, elle a donc été rejetée en marge de la scène politique.
4. La société israélienne évolue aujourd’hui vers moins d’influence des préceptes de la Halacha et de l’autorité rabbinique mais plus d’imprégnation d’une tradition choisie et diversifiée et d’une sécularisation progressive.

Israël est confronté à une nouvelle question concernant sa vocation : il ne s’agit plus d’être principalement un refuge du peuple juif dans un État souverain, mais de définir une nouvelle vision de ce qu’est un Etat juif. Il s’agit de donner un nouveau contenu à l’identité juive. Comment se vit-elle en dehors de la religion ? Comment l’assumer dans un Etat indépendant et souverain ? Quel est l’objectif commun aux divers courants de la société ? Comment cela va-t-il être mis en pratique ? Le défi est relevé.

Mis en ligne le 16 février 2023