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Ha’aretz, 9 juin 2005

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Les journalistes deviennent rarement les sujets de leurs propres articles. Cela s’est produit, par exemple, quand des soldats israéliens ont tiré sur notre véhicule, en août 2002. Pour un instant, nous sommes devenus les sujets de notre article, contre notre volonté. Cette semaine, cela s’est produit de nouveau, dans des circonstances tout à fait différentes.

Nous roulions vers Burka, le village sur les terres duquel s’est développée la colonie de Homesh [[Homesh est l’une des 4 colonies de Cisjordanie devant être évacuées en août prochain]], ce qui constitue le problème principal du village depuis 27 ans. Nous venions parler avec les habitants à la veille de l’évacuation de leurs encombrants voisins. (…)

Pendant le voyage, Miki Kratsman, mon photographe et ami, me raconta son service militaire. A la fin des années 70, Kratsman était conscrit, et participa au premier groupe de soldats du Nahal envoyés en Samarie Nord pour y établir un avant-poste militaire. Ils devaient clôturer une portion de terre qui deviendrait l’avant-poste.

Cela se passait en hiver 1978. Les soldats clôturaient un verger d’amandiers, sans poser de questions. Alors qu’ils posaient la clôture, apparut, juché sur son âne, un Palestinien qui parut âgé aux yeux du jeune Kratsman. « Cette terre est à moi! », cria le vieil homme aux soldats. Kratsman, embarrassé, demanda à son commandant ce qu’il fallait faire du vieil homme. Le commandant lui dit de le chasser. Le lendemain, le vieil homme revint, sur son âne, et demanda qu’on l’autorise à pénétrer sur sa terre, au moins pour qu’il puisse y récupérer des outils. Kratsman s’adressa au commandant qui, dans sa grande bonté, laissa entrer le vieil homme. Celui-ci entra, fit rouler quelques pierres et révéla la cachette : quelques houes en train de rouiller. Sans un mot, il prit les houes et disparut. Kratsman ne le revit plus jamais.

L’opération de clôturage terminée, Kratsman et les autres soldats s’établirent sur la terre et créèrent l’avant-poste « Maaleh Nahal ». Un an plus tard, le groupe fut transféré ailleurs. Dix ans plus tard, quand éclata la première intifada, Kratsman, qui travaillait déjà comme photographe dans les Territoires pour le quotidien Hadashot, apprit que Maaleh Nahal était devenu la colonie de Homesh. Les années passèrent. Kratsman était devenu l’un des témoins les plus importants de l’occupation, mais l’image du vieil homme sur son âne continuait à le hanter. Cette semaine, nous retournions ensemble à Burka.

Nous commençâmes le voyage par l’ancienne gare de chemin de fer de Sebastia [[Sebastia : lieu « mythique » dans la mémoire du Goush Emounim, lieu de l’une de ses premières colonies en Cisjordanie, encouragée à l’époque par Shimon Peres]]), qui se trouve être sur les terres de Burka. (…) La gare construite en pierre (la date de son inauguration, 1914, est encore visible) est aujourd’hui en ruines, avec quelques traces de sa beauté passée. Il s’agit d’une ancienne gare ottomane. Le chemin de fer qui menait à Istanbul passait par là, mais les rails ont disparu depuis longtemps. (…) Les murs de Sebastia qui menacent de s’effondrer. La zone est désertée. Avant l’intifada, il y avait là un parc, et un riche habitant de Naplouse y avait construit un complexe de loisirs, lui aussi aujourd’hui à l’abandon.

Le monument aux morts de Burka, 14 morts lors des deux intifadas, souillé de peinture noire (les habitants disent que c’est l’oeuvre de soldats israéliens) accueille le visiteur à l’entrée principale du village. La route n’est ouverte à la circulation que depuis 4 mois. Pendant les quatre années précédentes, des blocs de ciment fermaient la route qui mène au village, comme c’est le cas pour la plupart des villages de la région, et les soldats contrôlaient la situation depuis une maison, réquisitionnée pour l’occasion.

Le secrétaire du conseil du village nous montre le décret d’expropriation le plus récent, « numéro 62/02 », signé par l’ancien commandant du Front Centre de Tsahal, Moshe Kaplinsky, en date du 16 décembre 2002. Environ 500 dounams étaient expropriés, et attribués à Homesh. Seul la portion de terre où poussaient des amandiers était cultivée; le reste était de la rocaille. Homesh continuait à s’étendre, avec ses accès et ses routes de contournement (…).

Aujourd’hui, Homesh est censée être évacuée. Dans le village, il y a plusieurs opinions. Certains veulent que les maisons de la colonies soient détruites, pour qu’aucune trace n’en demeure, d’autres espèrent que les maisons aux toits de brique rouge resteront en place, et que le village en bénéficiera. Ici, on a très peur que l’armée reste dans la région.

Nous nous trouvons dans l’ancien monastère qui abrite aujourd’hui le conseil municipal. Un homme de grande taille entre dans la salle, en jeans et en chemise kaki, moustachu, beau comme une star de cinéma grisonnante. Fatahallah Haji, 55 ans, agriculteur. 2 dounams cultivés, sur la route vers Jénine, 21 dounams perdus à Homesh. Qu’aviez-vous sur les terres perdues? Du raisin, des pommes, des olives, des caroubes, des cyprès et – des amandes. Kratsman est tendu. Mais Haji ne sait rien du jour où les terres ont été prises : il se trouvait en Libye. « Ce n’est que quand je suis revenu, quelques années plus tard, que Père m’a dit que tout avait été perdu », dit-il en souriant tristement. Père? Est-il encore vivant? Oui, il a 91 ans, né en 1914, l’année de la construction de la gare de Sebastia.

Le vieux Youssef Salah Haji est chez lui, dans son lit, une corde l’aide à se soulever un peu. Il ne peut plus bouger. Le numéro de téléphone de son fils, qui habite à côté, est écrit au crayon sur le mur. La nuit, son petit-fils dort avec lui. Il a tout près de son lit : la radio, la théière, le pot de chambre, le téléphone portable, la pita à demi entamée, les médicaments et les sachets d’herbes. Son regard a baissé, mais il est totalement lucide.

Savez-vous qu’ils vont évacuer Homesh? « Inch Allah, si Dieu veut. J’espère que c’est vrai et que cela va vraiment arriver. J’ai planté et cultivé les arbres pendant 20 ans, et quand je suis venu cueillir les fruits, ils sont venus et ne m’ont rien laissé. J’espère qu’ils partiront et qu’on m’amènera sur un brancard. Pour que je puisse voir ça. Je prie pour avoir une chance de voir ma terre. Même si je dois ramper. Je veux y aller et je prie pou qu’on me laisse le faire. J’ai des fils en Egypte, en Jordanie, en Arabie Saoudite et en Amérique. J’ai 50 petits-enfants, et tout ce que je veux, c’est voir encore une fois ma terre. Je voulais y avoir ma tombe ». Cela fait 27 ans qu’il n’a pas vu sa terre, qui ne se trouve qu’à quelques dizaines de mètres de lui, à vol d’oiseau. Il l’a achetée en 1957, de retour d’un séjour en Arabie Saoudite.

Que vous rappelez-vous du jour où votre terre vous a été prise? « Autant que je me souvienne, ça s’est passé en 1977. Je venais de labourer, et soudain, ils sont arrivés. Je ne savais pas parler hébreu, et je ne comprenais pas ce qu’ils me disaient. Le premier et le deuxième jours, j’ai essayé de leur parler. Le troisième ou le quatrième jour, ils ont commencé à élever une clôture. Je les ai suppliés de me laisser prendre mes houes. Le lendemain, ils m’ont envoyé voir Yehezkel qui était le responsable au nom de l’Administration civile, et il m’a dit qu’ils me dédommageraient avec une autre terre. Je leur ai dit que je ne voulais que ma terre. J’ai envoyé une lettre au gouverneur militaire. J’avais déjà 60 ans, et je ne pouvais pas recommencer tout depuis le début. Le gouverneur militaire m’a dit qu’ils me prenaient ma terre pour cinq ans, pour faire des exercices militaires. Ils m’ont proposé une autre terre ». Il finit par accepter la terre qu’on lui proposait, mais il s’avéra, quelques années plus tard, qu’elle appartenait à l’un des habitants du village, qui vivait au Koweit. Quand le propriétaire revint au village, il exigea sa terre, et Haji resta pratiquement sans le sou.

« J’avais les meilleures amandes. Trois pommes pesaient un kilo. Des pommes Golden Delicious. 21 dounams avec toutes sortes d’arbres. Mais je préférais encore les amandes. Elles étaient comme des pistaches. J’en ai même vendu à Tel-Aviv. Un dinar le kilo. Les amandes nourrissaient mes enfants et les enfants de mes voisins ». Pour la première fois, il paraît au bord des larmes : son fils en Amérique, qui l’a soutenu financièrement toutes ces années, ne répond plus à ses lettres depuis six mois.

Vous rappelez-vous qui est venu vous évacuer à l’époque? « C’étaient tous des soldats, plus un civil, un surveillant ». « Qu’avez-vous pensé d’eux, à l’époque? « Ce n’était pas de leur faute. C’était le gouvernement qui les avait envoyés là ». L’atmosphère était à couper au couteau. Kratsman était livide. Après un long moment d’hésitation, il se décida à parler :

 depuis 1986, je travaille dans les territoires. Je photographie les injustices de l’occupation. En 1978, j’étais soldat, et on m’a envoyé dans un endroit appelé Maaleh Nahal. Quelques années plus tard, j’ai découvert qu’on avait changé le nom en Homesh.

Silence dans la chambre. Nous étions assis en arc de cercle autour du lit du vieil homme, plusieurs villageois et nous deux, et Kratsman poursuivit :

 Nous étions huit soldats. On nous a demandé de construire un clôture autour de Maaleh Nahal. J’ai très honte de ça. Mais j’avais 18 ans.

 Ceux qui faisaient toutes sortes de travaux avaient l’âge de mes petits-fils. L’un d’entre eux m’a dit de partir.

 Le mardi, un Arabe est arrivé sur un âne.

 C’était moi, c’était moi.

 Nous avons demandé à notre officier : que faire? Il a dit : chassez-le d’ici. Puis le vieil homme est revenu nous dire qu’il avait des outils cachés sous des pierres.

Le fils interrompit le dialogue : « Père nous a toujours dit qu’il s’était débrouillé pour récupérer ses outils ». Kratsman reprit :

 Je répète, j’ai honte.

 Ca n’a rien à voir avec toi.

 J’y repense depuis toutes ces années

 Ils ont traité la terre comme si elle appartenait à des propriétaires absents, mais je leur disais : « me voilà, je suis vivant, je suis là ».

 Pour nous, que quelqu’un apparaisse, ça a été une surprise. C’est là que nous avons commencé à comprendre où nous étions et à quoi nous participions. Tout d’un coup, nous avons compris, pour la première fois, ce que signifiait l’occupation. Je suis heureux de vous avoir rencontré. Je ne pensais vous revoir. Je n’avais pas l’intention de vous rechercher, mais quand votre fils est entré dans la salle du conseil municipal, c’était vous tout craché.

Haji regarda longuement Kratsman. Et garda le silence.