Répondant à l’attaque frontale d’un chroniqueur portée quelques jours plus tôt dans les colonnes de Ha’aretz contre le sionisme afin, affirmait-il, de préserver la présence et la vie des Juifs en terre d’Israël, Ruth Gavison nous propose une tout autre vision du sionisme.

Sionisme dont, rappelons-le, nous nous réclamons à la Paix Maintenant au nom même de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et à exercer leur souveraineté, ce qui vaut à notre sens pour le peuple palestinien comme pour le peuple juif, ou pour le peuple juif comme pour le peuple palestinien…

Mais, par-delà les principes, c’est une autre problématique qui est ici exposée, et qui remonte à la naissance de l’État. Pour Ruth Gavison, en bonne realpolitik « la question n’est pas de nous libérer du sionisme, mais bien de créer les conditions fondamentales indispensables à la réalisation du sionisme ».


Dans son papier d’opinion, vendredi dernier, Yitzhak Laor [1] concluait que « nous n’avons pas à partir d’ici, ni à sacrifier nos vie. Mais, pour les sauver, nous devrions nous libérer du sionisme » [2]. À ses yeux, le sionisme est responsable de l’erreur flagrante qui a conduit une fraction du peuple juif à s’accrocher aux territoires conquis durant la guerre des Six Jours et à les coloniser. Aujourd’hui, nous devrions reconnaître cette erreur et renoncer au sionisme. La conclusion de Laor est fallacieuse, et son analyse se fonde sur une erreur énorme quant à la nature du sionisme. La souveraineté juive dans les Territoires n’est pas vitale pour le sionisme ; aussi, renoncer à cette souveraineté n’implique-t-il en rien de se “libérer“ du sionisme.

Dans l’histoire du mouvement sioniste, il y eut ceux qui lui voyaient pour but la ré-unification du peuple juif et de son foyer historique, et ceux qui mirent en valeur l’idée que l’objectif du sionisme était la renaissance du peuple juif sur la Terre d’Israël. Pourtant, à chaque fois que la direction de la collectivité juive du pays, le Yishouv, fut confrontée au choix d’avoir un État juif sur une partie du territoire ou de s’accrocher au rêve d’un plus Grand Israël, elle prit, à une forte majorité, l’option d’une indépendance politique sur une partie de la terre, dotée d’une majorité juive stable et permettant à la minorité arabe de jouir de ses droits et de l’égalité.

Au cours d’un débat à la Knesseth en avril 1949, le Premier ministre David Ben Gourion mit les choses au clair : « Quand la question s’est posée de chercher à gagner le pays tout entier, sans avoir d’État juif, ou d’avoir un État juif sans le pays tout entier, nous avons tranché en faveur d’un État juif sans la totalité de la Terre d’Israël. » Telle était la vision qui se reflétait dans la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël. La plupart de ceux que Laor cite et congratule (David Ben Gourion et Yeshayahou Leibowitz [3], par exemple) pour avoir pris position, en 1967, contre les agissements d’Israël dans les Territoires comme s’il en était propriétaire, l’ont fait afin de garantir l’indépendance de l’État d’Israël.

C’est toujours vrai aujourd’hui. Une forte majorité de la population juive en Israël veut en finir avec l’occupation et créer une réalité qui préserve une majorité juive stable au sein d’un État d’Israël ne dominant aucun autre peuple dont les membres seraient dépourvus de droits civils et politiques. La question n’est pas de nous libérer du sionisme, mais plutôt de créer les conditions de base essentielles à sa réalisation.

La validité de ce but et ses progrès ne se fondent pas sur les intentions ou les ambitions des Palestiniens. Cela est visiblement compris par le Premier ministre lui-même, qui le présente lui aussi comme son objectif. Pourtant, ni lui ni son gouvernement ne lui ont apporté un soutien constant, non plus qu’ils n’ont suffisamment agi pour l’instaurer. Ils ont remis les clefs de sa mise en œuvre aux mains des Palestiniens.

Il est essentiel d’élucider ce point pour notre avenir sur place. Les chances de paix dépendent de tous les acteurs régionaux conscients que la guerre menée contre l’existence et l’identité mêmes d’Israël restera infructueuse. Il ne s’agit pas d’une société “d’araignées tissant leur toile“ ni d’individus sans racines venus prendre le contrôle d’une terre qui ne leur appartient pas à la faveur du colonialisme et de l’impérialisme. Le débat interne en Israël quant à l’avenir des Territoires ne remet pas en cause la justesse du projet sioniste dans son entier.

Le mouvement sioniste a atteint son apogée avec la fondation de l’État. Au cœur de cette réussite est le désir de combler le besoin du peuple juif et son rêve de créer dans sa patrie les bases d’une renaissance nationale. Les chances de paix dépendent de la prise de conscience par nos ennemis que, si aucun accord diplomatique n’est conclu avec eux, le peuple juif fera ce qu’il lui revient de faire afin de perpétuer son existence autonome, quand bien même cela signifierait de ne se fixer que dans une partie de sa patrie historique. Lier le récit d’un Grand Israël, c’est à dire de la totalité de la Terre d’Israël, au discours sioniste est bien plus qu’une lecture erronée de l’histoire. L’ironie est qu’un tel lien joue dans les mains de ceux, juifs et arabes, qui s’opposent au partage de la terre.

Ce n’est qu’en comprenant qu’un profond et douloureux débat existe au sein du sionisme que le peuple juif en Israël pourra adopter les difficiles décisions à prendre afin de promouvoir notre vision, non celle de l’autre côté ; et ce n’est qu’en parvenant à de telles décisions dans le contexte d’un idéal commun que nous pourrons maintenir l’esprit de solidarité réciproque qui est l’un des piliers fondamentaux de notre force. Nous choisirons de concéder le contrôle politique d’une partie du pays, et nous exécuterons cette décision parce que nous avons un idéal sioniste commun qui ne saurait être préservé qu’au moyen de cette concession.

La voie choisie pour avancer dépendra, bien entendu, des conditions politiques et stratégiques dans le pays, la région et le monde. C’est là, en vérité, le défi existentiel auquel notre génération est confrontée. Nous n’avons que trop tardé. Une fois de plus, comme c’était le cas avant la naissance de l’État, le moment est venu de prendre notre destin en main, d’assigner des objectifs clairs au sionisme, et d’aller de l’avant avec détermination, sagesse et sens des responsabilités.


NOTES

[1] Romancier, poète et critique littéraire au quotidien Ha’aretz.

[2] « Get rid of Zionism“ [Débarrassons-nous du sionisme], Ha’aretz le 3 juin 2011 :
[->http://www.haaretz.com/print-edition/opinion/get-rid-of-zionism-1.365648.]

[3] Professeur de chimie organique, puis détenteur dès 1941 de la première chaire de biochimie à l’université hébraïque de Jérusalem, Yeshayaou Leibowitz y enseigne après sa retraite la philosophie. Les positions anti-conformistes de ce philosophe éthique, Juif orthodoxe épris de Maïmonide et résolument opposé à l’occupation des Territoires, en font l’intellectuel le plus marquant et le plus controversé de la société israélienne des dernières décennies du xxe siècle – laquelle lui attribue le beau nom de “prophète de la colère“.

Pour en savoir plus, on peut lire en traduction française son essai Judaïsme, peuple juif et État d’Israël, paru aux éd. J.-C. Lattès, Paris, 1985 ; le portrait intellectuel et religieux d’un prophète donné par Ami Bouganim dans Yeshayaou Leibowitz, le retour du Sadducéen (avec un choix de textes de Y. Leibowitz présentés et traduits de l’hébreu par l’auteur) aux éd. du Nadir de l’AIU, coll. « L’Essentiel », Paris, 1999 ; et l’essai de Jean-Marc Rouget Leibowitz, une pensée de la religion, aux éd. du Cnrs, coll. des « Mélanges du Centre de recherche français de Jérusalem », Paris, 2008.

Sans oublier l’article de A. Lavie dans Ha’aretz à l’occasion du centenaire de la naissance du philosophe, Yeshayaou Leibowitz, un prophète en son pays, dont nous avons donné la traduction par Marie-Hélène Le Divellec en deux livraisons toujours disponibles sur notre site :
[->http://www.lapaixmaintenant.org/article379 http://www.lapaixmaintenant.org/article380]

Deux conférences, enfin, sont visionnables sur le site d’Akadem : David Banon, Paroles de Yeshayaou Leibowitz – L’homme responsable devant Dieu, Paris, novembre 2004 (25 mn) ; Ami Bouganim, Hommage à Yeshayaou Leibowitz – Un judaïsme qui parle à la raison, Paris, novembre 2004 (16 mn) :
[->http://www.akadem.org/sommaire/themes/philosophie/1/9/index_philosophie1.9.php]