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Ha’aretz, 25 janvier 2007

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Cet article étant relativement long, nous avons supprimé de cette traduction la première partie qui expose les faits (la mort d’Abir, ainsi que l’appartenance de Bassam Aramin au groupe des « Combattants pour la Paix »). Cela a de tout façon été relaté dans un article précédent :
« Le chemin de la paix est sanglant, mais il faut continuer » : [->http://www.lapaixmaintenant.org/article1507]


Bassam Aramin a 38 ans. Il est père de six enfants, dont Abir. Il a passé sept ans dans les prisons israéliennes, et il est né dans le village de Seir, près de Hebron. Depuis son mariage, il habite Anata, qui jouxte Jérusalem. Il travaille au Centre national palestinien des archives de Ramallah. Il parle couramment l’hébreu. Grâce à la carte d’identité bleue [israélienne] de sa mère, Abir était israélienne.

« Nous nous sommes rencontrés le 16 janvier 2005, deux ans jour pour jour avant qu’Abir n’ait été tuée. Nous avons rencontré sept anciens soldats israéliens qui refusaient d’accomplir leur service et souhaitaient rencontrer des combattants palestiniens. Cette rencontre a eu lieu à l’hôtel Everest de Bethléem. Quatre Palestiniens et sept Israéliens. Ce fut très difficile. Pour la première fois, on est face au type qui vous humilie, qui tire sur vous, qui vous arrête à un check point, qui participe à toutes les opérations menées contre vous en Cisjordanie. Au début, nous avons pensé qu’il pourrait s’agir de membres du Shin Bet, ou de soldats de Douvdevan (unité israélienne camouflée], qui nous tendaient un piège. Mais j’ai aussi vu la peur dans les yeux des Israéliens qui pensaient que nous pourrions les kidnapper. Ou les tuer.

« J’ai été arrêté pour la première fois en 1985, à l’âge de 16 ans. Même enfant, on a une certaine histoire. Un enfant comme moi, qui a commencé sa lutte en brandissant un drapeau palestinien la nuit, n’avait nul besoin d’être éduqué ou incité. Je sentais que je n’avais pas d’autre choix que de m’opposer à ces gens qui venaient me battre, de drôles de gens qui ne parlaient pas notre langue. Nous ne comprenions pas ce qu’ils voulaient. Quand je posais la question à mon père, qui a aujourd’hui 95 ans, c’est quoi tout ça, qui sont ces gens, il me répondait : Ce sont des Juifs. Et que veulent-ils? Ils veulent nous occuper. Pourquoi? Il n’arrivait pas à me l’expliquer. Tout ce qu’il voulait, c’était que ces étrangers s’en aillent, du village, de notre cour, que personne ne nous dérange. A l’époque dont je parle, j’aurais été incapable d’expliquer le sens de la liberté, de l’indépendance, de la Palestine. Cela ne m’intéressait pas.

« Une fois, il y a eu une manifestation à Khalkhoul [ville proche de Hebron, ndt] en hommage à une étudiante qui avait été tuée. J’avais 12 ans, et des soldats sont arrivés et se sont mis à tirer. Comment étaient-ils arrivés là si vite, comme s’ils étaient tombés du ciel? Il y a une manifestation, et ils étaient arrivés immédiatement avec du gaz lacrymogène et des balles. J’étais terrifié. Les gens se sont éparpillés. Moi, je boite de naissance, j’ai voulu courir, mais je n’ai pas pu m’enfuir comme les autres enfants et les soldats m’ont rattrapé. Quel souvenir! Des soldats effrayants, très grands, ils m’ont donné quelques coups et je suis tombé par terre. J’ai fini par m’enfuir et j’ai pensé qu’il fallait que je me venge. Je ne leur avais rien fait, et eux, voilà ce qu’ils nous faisaient tout le temps. Je me suis enfui vers les montagnes et là, j’ai hurlé dans le wadi.

« Je voyais que les soldats devenaient dingues à la vue d’un drapeau palestinien. Moi, je ne comprenais pas ce qu’il symbolisait et je n’avais pas d’armes, aucune façon de résister, alors s’ils haïssaient le drapeau, je leur montrerais. Voilà comment j’ai commencé à l’apprécier, tout en ne comprenant rien au symbole. Je suis rentré chez moi, j’ai fouillé dans mes vêtement en cherchant ce qui était noir, rouge, vert et blanc, en faisant attention de ne pas me faire attraper par ma mère, je suis allé retrouver des amis et nous avons cousu un drapeau. La nuit, nous sommes allés à l’arbre le plus haut de l’école et nous y avons accroché le drapeau. Le lendemain, les soldats sont venus. Ce fut notre jeu à nous, les enfants, notre lutte armée pendant des mois, jusqu’à ce que les soldats en aient assez. Ils ont scié tous les arbres de l’école. Alors, nous sommes passés aux poteaux électriques et téléphoniques. Nous écrivions aussi sur les murs « Longue Vie à la Palestine ». C’était notre espoir : sauver la Palestine. Si le drapeau restait, pensions-nous, nous avions gagné.

« Après, nous avons vu que ça ne marchait pas. Parler et écrire ne menait à rien, jeter des pierres, c’était perdre son temps, alors nous avons voulu des armes. Par chance, ou par malchance, nous avons trouvé dans une grotte quelques vieilles armes qui avaient appartenu à des soldats jordaniens qui s’étaient enfuis en 1967. Deux grenades et un pistolet. Je me suis dit : A partir d’aujourd’hui, Israël n’existe plus. J’ai des armes. Tout ce qu’il faut, c’est se procurer des balles, une balle pour chaque Israélien.

« Je me sentais devenu adulte, plus un enfant, mais mes amis m’ont dit que je ne pouvais pas aller avec eux parce que je boitais, et que nous voulions une mission qui réussisse. Ils ont lancé deux grenades sur des soldats, sans toucher personne, puis ils ont tiré sur une jeep, sans que personne ne soit blessé là non plus. Ils ont tous fait plusieurs années de prison sans sang sur les mains. Moi aussi, j’ai été arrêté et je me suis retrouvé en prison pendant sept ans. J’étais un combattant, un héros, des jeux d’enfants j’étais passé aux choses sérieuses. En prison, j’ai voulu lire des livres sur la lutte, comprendre le problème palestinien, qui étaient les Juifs, pourquoi l’occupation, comprendre la situation dont je faisais partie. J’ai commencé à comprendre notre problème, notre histoire et celle des Juifs : l’esclavage en Egypte, comment ils ont souffert pendant la Shoah et comment nous payions le prix de leurs souffrances.

« Un jour, j’ai vu un film sur la Shoah. Je me souviens, c’était en 1986, dans la salle 6 de l’aile B de la prison de Hebron. J’ai compris beaucoup de choses. Avant ce film, je me demandais pourquoi Hitler ne les avait pas tous tués, s’il les avait tous tués, je ne serais pas en prison. J’ai voulu me concentrer sur ce film, comprendre ce qu’avait été la Shoah. Au bout de 15 minutes, je me suis retrouvé en train de pleurer sur ces gens qui allaient mourir, nus, innocents, pour la seule raison qu’ils étaient juifs. La plupart des autres prisonniers dormaient. Moi, je ne voulais pas qu’ils me voient pleurer et me disent : Tu pleures sur qui? Sur le peuple qui t’a mis en prison, qui nous occupe?

« Dans ce film, j’ai vu des gens qui baissaient la tête. Sans résistance. Des gens être enterrés vivants par des bulldozers, entrer dans la chambre à gaz, être jetés dans des fours. Cela m’a fait très mal, et en même temps, j’étais en colère. Comment quelqu’un qui sait qu’il va mourir peut-il ne pas résister? Pas même crier, pour sentir qu’il est vivant?

« Le 1er octobre 1987, une centaine de soldats sont entrés dans l’aile réservée aux jeunes de la prison, la plupart masqués. Nous avons dû tous nous déshabiller, ce qui est très humiliant pour nous, puis passer par le couloir. Des deux côtés, on recevait des coups jusqu’à ce qu’on atteignait la cour. Je me suis rappelé ma colère contre les Juifs qui n’avaient pas résisté pendant la Shoah, et sans m’en rendre compte, je me suis mis à crier. Quelques minutes plus tard, je n’ai plus vu les soldats. Je me suis senti plus fort qu’eux. Nous étions environ 120 enfants qui avions été battus. Quand j’ai demandé à l’officier de service pourquoi, il m’a dit : Ils ne sont pas de la prison, ce sont des soldats qui font un exercice. On les entraîne à tuer l’humanité chez les gens, à ne ressentir que de la vengeance.

« Pas mal de choses que j’avais vues dans le film sur la Shoah, je les ai vues après dans la vie réelle. Pendant l’Intifada, j’ai vu enterrer des gens vivants à Salem, tuer une femme et la laisser au bord d’une route, exactement comme j’avais vu un officier nazi tuer une femme depuis sa fenêtre. Après, les gens passaient à côté d’elle et continuaient à marcher. Comment quelqu’un qui connaît le goût de la souffrance, de l’esclavage, du racisme,peut-il faire la même chose à une autre nation? Malgré cela, j’avais beaucoup d’amis chez les gardiens de la prison, mais pour moi, les Israéliens, c’étaient les colons, les soldats et les geôliers.

« Quand j’ai été libéré en 1992, il régnait déjà un climat d’espoir. Je me suis marié et j’ai eu des enfants. Pour eux, je rêvais d’une vie meilleure que celle de notre génération. Je voulais les protéger. Tout leur expliquer pour qu’ils ne grandissent pas comme moi, sans rien comprendre. Qu’ils sachent qui sont les Palestiniens, qui sont les Israéliens… qu’ils combattent l’occupation et contribuent à développer une bonne économie, qu’ils jouent, créent, étudient comme tous les enfants. Tous les enfants veulent être médecins. En fait, Abir voulait devenir ingénieur. C’est comme cela que j’ai voulu élever mes enfants.

« Je me suis retrouvé chez les Combattants pour la Paix, et après notre première rencontre, nous avons su que nous allions rester ensemble pour longtemps, que nous avions la lourde responsabilité de nous battre pour la vie, pour la liberté, d’expliquer la valeur de la vie humaine, car nous sommes les instruments de la guerre des deux côtés. Expliquer aux Israéliens qui ne le savent pas que l’occupation consiste en ce que leurs fils deviennent des meurtriers cruels qui pensent protéger la sécurité et qui font le contraire, mettre en danger la sécurité.

« Une fois, je donnais une conférence à Hatzor Haglilit. On m’avait dit que c’était un endroit difficile, parce qu’ils avaient été la cible de nombreuses [roquettes] Katioushas [tirées depuis le Liban par le Hezbollah, ndt]. Une étudiante est venue vers moi. Elle m’a pris dans ses bras et m’a dit : ‘Vous êtes le premier Palestinien que je rencontre. Plus jamais je ne croirai les informations ni le gouvernement, ni tous les mensonges. J’ai compris, tout simplement.’ Cela m’a donné beaucoup de courage, parce que,de l’autre côté, il y avait quelqu’un qui vous comprenait et vous acceptait.

« Mardi dernier, je dormais quand Abir est partie pour l’école. Elle avait un contrôle de maths. A 9h30, je suis parti à Ramallah pour travailler. La veille, Abir m’avait dit qu’elle voulait aller chez une amie pour étudier ensemble, et je lui avais répondu : Oh non, je t’aiderai.

« J’étais dans un taxi, cherchant mes filles qui devaient sortir de l’école. Sur la gauche, j’ai vu une jeep de la police des frontières. Je les ai regardés et je me suis dit : Qu’est-ce qu’ils font là aujourd’hui? Provoquer nos enfants? Inch’Allah, rien ne va arriver. Les filles vont inhaler un peu de gaz, c’est tout. Quand je suis arrivé au carrefour d’al-Ram, un enseignant de l’école m’a appelé et m’a dit qu’Abir était tombée et qu’il avait appelé sa mère pour qu’elle vienne la chercher. J’ai appelé chez moi. Arin, ma fille aînée, était en pleurs. Je n’y comprenais rien. Un voisin a alors pris le téléphone et m’a dit : Les soldats ont tiré sur ta fille à la tête, elle est blessée.

« J’ai appelé l’école, et on m’a dit qu’elle avait été transportée à l’hôpital Makassed (à Jérusalem Est). Je suis immédiatement parti pour Makassed. Sur la route, j’ai vu la jeep de la police des frontières près du bâtiment du Conseil régional, mais je me suis dit que ce n’était pas le moment de faire des discours. Arrivé à Makassed, on m’a dit qu’elle était dans un état critique et qu’il fallait l’opérer. J’ai eu peur et je leur ai dit qu’elle avait une carte d’identité israélienne et que je voulais la transporter à l’hôpital Hadassah (Jérusalem Ouest). Pour accélérer les choses, j’ai contacté le Centre Peres pour la Paix, dont l’équipe m’a bien aidé. Ils ont envoyé une ambulance du Magen David Adom (équivalent israélien de la Croix Rouge, ndt) qui l’a transportée à Hadassah. Là, les médecins ont décidé qu’une opération n’était pas nécessaire. Dieu soit loué, me suis-je dit.

« A 19h, son état s’est aggravé. Soudain, il fallait l’opérer. Les médecins m’ont dit : Espérons un miracle. J’avais compris. Ma fille avait besoin d’un miracle, mais en ce moment, il n’y a pas de miracles. Je me suis dit que je voulais pas me venger. La vengeance serait que ce « héros » que ma fille avait « mis en danger » et sur lequel elle avait « tiré », soit jugé. Puis on l’a déclarée officiellement morte.

« De ce qu’on m’a raconté, j’ai compris que les enfants avaient jeté des pierres et que la police des frontières avait lancé une grenade à la tête d’Abir, de derrière, à une distance de quatre mètres. Au début, ils ont dit qu’elle avait été blessée par une pierre. Je connais bien ce petit jeu, mais je ne pensais pas qu’ils tomberaient à un niveau aussi méprisable – excusez-moi d’employer ce mot – quand ils ont dit sur la chaîne 2 qu’Abir avait joué avec quelque chose qui lui a explosé la tête. Ses doigts étaient intacts et sa tête avait explosé? C’est méprisable. Menteurs. On envoie un gamin de 18 ans armé d’un M-16 et on lui dit que nos enfants sont ses ennemis, et il sait que personne ne sera jugé, et donc, il tire de sang-froid et devient un assassin.

« Je ne vais pas exploiter le sang de ma fille à des fins politiques. Il s’agit du cri d’un être humain. Je ne vais pas perdre mon jugement, ma direction, pour l’unique raison que j’ai perdu mon coeur, mon enfant. Je continuerai à lutter pour protéger ses frères et soeurs, ses copines de classe, les Palestiniens et les Israéliens. Ce sont tous nos enfants. »