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Ha’aretz, 27 janvier 2006

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Pour Matti Steinberg, la victoire du Hamas na pas été une surprise. Il est seulement surpris que ceux qu’il a alertés de cette éventualité soient surpris. Steinberg, qui a été conseiller pour les affaires palestiniennes auprès des deux récents chef du Shin Bet, Ami Ayalon et Avi Dichter, dit qu’il se sent comme le dissident chinois qui a fait graver sur sa tombe : « ci-gît un homme qui a accompli des choses qui devaient être accomplies, et dit certaines choses qui devaient être dites« .

Pendant des années, comme Caton l’Ancien, Steinberg n’a cessé d’alerter ministres et généraux de la calamité qui risquait d’arriver, et qui a fini par arriver cette semaine dans les territoires. Hier matin (jeudi), quand il s’est avéré que sa prophétie apocalyptique s’était réalisée, il disait qu’il ne ressentait pas la satisfaction de l’homme des services de renseignement prescient : « je ne peux pas dire : j’ai sauvé mon âme. Il s’agit de ma famille. Je pense à l’immense fardeau que nous imposons aux générations futures, et j’ai le sentiment d’avoir échoué« .

Avec quelques autres, dont Ephraïm Lavie, à l’époque à la tête du secteur palestinien au renseignement militaire, il a contesté publiquement la mode du « il n’y a pas de partenaire » [Voir par exemple : « Conceptions erronées, mais populaires (et réciproquement) » [ ]]. Depuis le début de l’intifada, il a tenté de convaincre les décisionnaires et l’armée que s’ils tournaient le dos au camp pragmatique dans les territoires, le jour viendrait où ils regretteraient Yasser Arafat. Depuis qu’Ariel Sharon a conçu son plan de retrait unilatéral, Steinberg a nagé contre le courant qui a lavé le cerveau des Israéliens, à droite comme à gauche : « je suis très en colère contre les niveaux les plus élevés de l’Etat, qui n’ont pas fait ce qu’ils devaient faire. Ils se conduisent comme un lapin pris dans les phares d’une voiture qui va les écraser et qui reste scotché sur place« . Aujourd’hui, il se bat contre une autre mode, qui propose d’habiller les fanatiques islamistes dans de beaux costumes. Il s’arrache les cheveux lorsqu’il entend des menaces comme celles qu’a proférées Shimon Peres (frapper les Palestiniens au porte-monnaie) pour les punir de soutenir le Hamas.

Q. : Pourquoi toujours nous accuser nous-mêmes ? Peut-être le Hamas a-t-il gagné parce que l’opinion palestinienne en avait assez de la corruption du groupe d’Oslo ?

Steinberg : « Il est vrai que la responsabilité est partagée entre nous et l’Autorité palestinienne (AP), mais, parce que nous sommes le côté le plus fort, le gros de la responsabilité repose sur nous. La corruption endémique au sein de l’AP est une question essentielle quand l’opinion perd l’espoir de voir se produire un progrès politique, quand elle arrête d’espérer des améliorations économiques et sociales. Un horizon politique est la seule chose qui puisse neutraliser les critiques de corruption. Pendant les périodes où des négociations ont eu lieu avec Israël, l’opinion palestinienne a soutenu l’AP et le Fatah. Pourtant, à ce moment-là non plus, ils n’étaient pas connus pour leur incorruptibilité. Les Palestiniens savent qui si le Hamas ne s’est pas sali les mains, c’est parce qu’il n’en a pas eu l’occasion : il n’était pas au pouvoir. Les défauts du Fatah et de l’AP éclatent quand il n’y a pas de résultats politiques« .

Q. : Peut-être votre crainte du Hamas est-elle exagérée? Certains affirment que leur grande victoire va les forcer à adopter une ligne plus pragmatique.

R. : « L’effort principal du Hamas va être de consolider ses acquis. C’est ce qu’il a fait avant les élections, et à partir du moment où les responsabilités lui échoiront, il fera le maximum pour rester au pouvoir. En même temps, le Hamas ne renoncera pas à ses objectifs, mais suspendra la résistance (lutte armée). Il va fourbir ses armes et ne les rendra pas. La résistance est un moyen parfois utilisé, et parfois remisé au placard jusqu’au moment opportun. Le danger essentiel du Hamas n’est pas militaire, mais politique : le processus de prise du pouvoir, ce qu’ils appellent ‘tamkim’, par lequel l’Islam accède au pouvoir dans le monde arabe. Sous nos yeux, un Etat des Frères musulmans prend forme, en chair et en os. Cela est en train de se produire à côté d’Israël, et non loin de la Jordanie et de l’Egypte, deux pays où les Frères musulmans ont un certain poids. Les gouvernements y ont limité les islamistes à un tiers du parlement. Le gouvernement égyptien a opéré contre eux avec la plus grande fermeté quand ils menaçaient de devenir un groupe charnière. Cela est bien plus dangereux encore quand la ligne de front se trouve être le conflit israélo-arabe, qui a une grande importance à la fois sur les plans stratégique et théologico-religieux. Le Hamas considère le conflit sous un angle religieux, et ses positions dérivent de la loi religieuse musulmane. Pour la première fois dans l’Histoire, nous sommes témoins d’une transition entre un conflit politico-national, où la dimension territoriale est d’une extrême importance, vers un conflit religieux dont la dimension territoriale est induite à partir de fondements théologiques. En conséquence, sur le fond, il n’y a pas de compromis possible qui accorderait une légitimité à l’autre côté. La première phrase du programme électoral du Hamas, distribué à des centaines de milliers d’exemplaires, appelle à un Etat palestinien indépendant sur tout le sol de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem. Et il poursuit : ‘pas un pouce de la terre de la Palestine historique ne sera cédé’, en référence à Tel-Aviv et à Haïfa. »

Q. : Mais nous avons entendu des leaders du Hamas dire qu’ils étaient prêts à négocier avec Israël.

R. : « Leur marge de manœuvre est extrêmement limitée. Un accord définitif est interdit aux musulmans, quels que soient le moment ou les conditions, parce qu’il impliquerait une légitimation de l’abandon de terres musulmanes et une renonciation totale au djihad en tant que moyen de les reconquérir. Cela concerne les accords de règlement du conflit du type de ceux qu’a acceptés le Fatah, comme les paramètres de Clinton ou l’Initiative de Genève. Aux yeux du Hamas, cela reviendrait à délégitimer l’islam lui-même. Le Hamas, comme les Frères musulmans de manière générale, est prêt à un compromis du type ‘hudna’ (trêve ou cessez-le-feu). Il s’agit d’un accord provisoire, comme le traité de Khudaybiyya, où le prophète Mohamed a déclaré un cessez-le-feu avec la tribu des Koreishites pour 10 ans. Il peut être prolongé de 10 ans, à condition que la prolongation bénéficie aux musulmans. L’école Hanafi, qui prévaut aujourd’hui, considère également qu’il n’y a rien de répréhensible à des cessez-le-feu qui ne soient pas limités dans le temps. Cela permet de conclure des accords provisoires, mais à condition qu’aucune concession ne soit faite vers l’autre partie. L’accord peut également être violé s’il est décidé que cela bénéficie aux musulmans.
Une lecture attentive du programme du Hamas montre que même si le mouvement est prêt à entamer des négociations avec Israël, de façon directe ou indirecte (à travers des représentants indépendants), il n’y a aucune raison de supposer qu’il sera plus pragmatique que le Fatah. Ce sont des durs de durs quant au problème du retour des réfugiés. Ils ne sont prêts à aucun compromis sur Jérusalem, insistent sur le démantèlement de toutes les colonies et ne veulent rien entendre des blocs de colonies. Il est étrange que des gens en Israël qui pensent que le camp pragmatique palestinien n’est pas intéressé à rechercher le soutien de l’opinion publique pour parvenir à un accord se mettent soudain à croire que le Hamas, un mouvement religieux, changera de religion.
 »

Q. : Quelles sont les options dont dispose aujourd’hui Mahmoud Abbas?

R. : « Il est clair que le Hamas contrôlera le parlement, et la question qui reste en suspens est de savoir s’il sera prêt à participer au gouvernement, et si oui, s’il préférera le faire de façon directe ou indirecte. Si oui, nous aurons alors une situation où le président Abbas du Fatah aura face à lui un parlement et à un gouvernement du Hamas. Le président dispose d’importantes prérogatives. C’est lui qui choisit le Premier ministre et qui le charge de former le gouvernement, et il a aussi le pouvoir de le renvoyer, et même celui de l’envoyer se faire interroger par la police. Le président est également le commandant en chef des forces palestiniennes, et à ce titre, il peut leur ordonner d’agir contre le Premier ministre. Mais s’il recourt à ces prérogatives, il s’aliénera l’opinion publique qui a amené le Hamas au pouvoir.
Il est possible qu’Abbas démissionne, auquel cas il y aurait de nouvelles élections présidentielles, mais il se peut qu’il préfère rester en poste et placer l’opinion palestinienne, Israël et les Etats-Unis devant leurs responsabilités pour l’impasse et le chaos ainsi créés. Si la menace de Shimon Peres concernant l’arrêt de l’aide se concrétise, nous allons assister à une crise humanitaire. Mettre fin à l’aide reviendrait à attiser les flammes, et ces flammes toucheraient aussi Israël. Nous ne pourrions plus nous désengager de ce chaos à nos frontières, et cela aura des répercussions pour Israël et pour la Jordanie. L’opinion publique mondiale ne pourra pas rester les bras croisés quand la plupart des Palestiniens souffriront de la faim.
On ne peut être une île tranquille au milieu d’un océan déchaîné. Pour se désengager de ce chaos, il se peut qu’Israël agisse de façon unilatérale en Cisjordanie. Si c’est le cas, nous rapprocherons le jour où le Hamas aura achevé sa victoire : le président sera lui aussi son homme, et nous inviterons Al-Qaïda, passé maître dans l’exploitation de situations chaotiques, dans les territoires. Il faut que l’aide soit conditionnée à une suspension des violences, mais à ce stade, il est impossible d’exiger qu’ils y renoncent totalement
« .

Q. : que conseilleriez-vous aujourd’hui à Ehud Olmert de faire?

R. :  » J’arrêterais de faire des déclarations et allusions à des mesures unilatérales. J’inviterais Mahmoud Abbas afin de nouer un lien politique qui donnerait aux pouvoirs « d’en haut » un large soutien populaire. Aujourd’hui déjà, Abbas pense à la démission, nous devons lui présenter un accord définitif sur la base des paramètres Clinton et renoncer à la Feuille de route, qui nous promet une impasse. Il est important de le faire pour que le Fatah ne soit pas tenté de former un gouvernement d’unité nationale avec le Hamas, car cela signifierait pour lui une défaite totale et l’effacement des différences entre deux visions du monde. Je lui ferais quelques concessions pour lui montrer que le pragmatisme paie. Si nous agissons ainsi, il y a une chance que le Hamas devienne prisonnier de l’opinion publique palestinienne. Le noyau dur du Hamas ne se monte pas à plus de 15 à 20%. Les deux tiers de ceux qui ont voté Hamas ne sont pas favorables à sa vision théologique du monde. Ils sont allés au Hamas à cause de leur déception créée par l’échec de la voie politique. Et ils constituent une masse réversible. Ce large public soutiendra la voie politique à condition qu’elle soit concrète. Par conséquent, notre cible principale est constituée des 80% des Palestiniens qui soutiennent un accord définitif impliquant une solution à deux Etats. Dans ce contexte, qui serait limité aux trois années qui restent à Abbas en tant que président, il est possible de parvenir à un accord avec lui où le droit au retour ne serait pas dominant« .

Les expériences amères qu’il a connues ne laissent à Steinberg aucune illusion quant à la perspective que, cette fois, ses remarques seront entendues : « je le regrette, mais je n’ai pas cessé d’alerter sur ce qui allait se produire, avec l’espoir que cela pourrait être empêché, et quand cela se produit, on me demande encore une fois ce qu’il faut faire. Jusqu’à la prochaine fois. »