Amnesty International a publié le 1er février dernier un rapport dans lequel l’ONG affirme qu’Israël applique une politique d’apartheid à l’encontre des Palestiniens vivant en Israël, en Cisjordanie, dans la bande de Gaza, ainsi qu’à l’encontre des réfugiés palestiniens et de leurs descendants vivant dans des pays tiers. La charge est tellement outrancière que l’on est en droit de se demander s’il convient de porter une attention quelconque à ce rapport, tant comme l’avait déjà formulé Talleyrand en son temps, « tout ce qui est excessif est insignifiant« . Mais la réalité est toujours plus complexe qu’il n’y paraît. Amnesty jouit d’une réputation certaine et nombreux sont ceux qui, sur la base du sigle de l’ONG, sont enclins à prendre pour argent comptant un point de vue davantage partisan et partial que fondé(1).

Précisons dès à présent, et c’est important, qu’il ne s’agit en rien d’avaliser la poursuite de l’occupation ni d’avoir la moindre complaisance tant à l’égard de l’oppression dont sont victimes les Palestiniens dans les territoires occupés que vis à vis des discriminations à l’encontre des Palestiniens citoyens israéliens. L’opposition à cette politique et le combat que mène sans relâche le « camp de la Paix » israélien et les multiples ONG qui œuvrent sur le terrain depuis longtemps, en sont la preuve vivante. Il s’agit de s’interroger sur le sens que revêt le mode de dénonciation choisi par Amnesty, le message subliminal qu’il transmet et au final, sur la contre-productivité qui est la sienne si l’objectif est de faire advenir une solution politique acceptée par les parties en présence, et non pas démoniser et délégitimer l’existence même d’un État d’Israël.

Sans doute conscient du caractère outrancier de son affirmation, Amnesty International (AI) prend soin de nuancer quelque peu le propos en introduction, pour ne plus avoir à y revenir par la suite, ne plus en tenir compte et se dédouaner par avance de toute critique. En premier lieu, l’ONG admet que le terme « apartheid » évoque immédiatement l’Afrique du Sud, que c’est un système d’oppression et de domination d’un groupe racial sur un autre, institutionnalisé à travers des lois, des politiques et des pratiques discriminatoires. Deux grenades « morales » sont ainsi dégoupillées : Israël est entaché éthiquement par la référence à l’Afrique du Sud, qui suscite condamnation et répulsion immédiates et par celle à une domination reposant sur des considérations raciales, ce qui ne peut que provoquer dégoût et rejet.

Par la suite, il est indiqué que l’on peut recourir au concept d’apartheid sans rapport avec l’Afrique du Sud. Puis la référence raciale est explicitée …en diluant la dimension raciale dans une définition très large qui inclut « la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique« . Ainsi le racial est-il abandonné au profit du national, mais comme il a été question de race au départ, le rejet « moral » perdure.

Il convient de remarquer par ailleurs que la domination et l’oppression exercées par Israël à l’encontre des Palestiniens sont essentialisées : le contexte de guerre et de conflit national entre les deux peuples est évacué. Ce serait par nature, parce qu’il est ce qu’il est que l’Israélien opprimerait, occuperait et discriminerait le Palestinien. Certes, le conflit qui oppose les deux peuples ne saurait ni excuser ni justifier ce qui n’a pas vocation à l’être. Mais ce n’est pas une raison pour donner à croire que c’est parce qu’il y aurait vision inégalitaire à l’égard de l’autre, négation de son entière humanité qu’un dispositif discriminatoire aurait été mis en place.

Il est pour le moins paradoxal de constater qu’AI, en s’efforçant de nier – contre toute évidence- la séparation entre Israël et les territoires occupés s’aligne sur les positions de la droite israélienne qui nie la Ligne verte et récuse cette différenciation que défendent ceux qui oeuvrent à une solution politique du conflit sur la base de « deux États pour deux Peuples ». Certes AI mentionne une différence entre Israël et les territoires palestiniens occupés (TPO) pour ensuite ne plus en tenir compte et lancer une accusation systémique. On peut en outre se demander comment Israël peut pratiquer l’apartheid contre les Palestiniens dans les pays tiers : on sait qu’ « ils sont partout »… mais quand même! « …Si ces violations sont plus fréquentes et plus graves dans les TPO, elles sont également commises en Israël et à l’encontre des réfugiés palestiniens présents dans des pays tiers… »

Au final, le caractère outrancier, systématique et systémique de la charge, doublé de la délégitimation éthique, a pour effet de susciter un mouvement de rejet d’une large majorité de la population israélienne désormais sourde à toute critique de l’occupation qui véhicule un message remettant en cause l’existence de l’État, surtout lorsqu’il promeut la « reconnaissance du droit des réfugiés palestiniens et de leurs descendants à rentrer sur les lieux où leurs familles ou eux-mêmes vivaient autrefois. » Le statut de réfugié serait-il un héritage patrimonial se transmettant de génération en génération? Ce ne serait pas à nouveau pour déplaire à tous ceux qui revendiquent le droit des Juifs de rentrer chez eux, entre la mer Méditerranée et le Jourdain.

Critiquer ce rapport ne signifie pas pour autant s’aligner sur la position du gouvernement israélien qui, en exploitant ses faiblesses et erreurs, se refuse à débattre de l’occupation, de ses dangers pour le devenir d’Israël même et préfère, comme souvent, invoquer l’antisémitisme. On ne peut cependant pas faire l’impasse sur le soutien apporté à Amnesty International par un certain nombre d’ONG israéliennes dont le combat contre l’occupation est avéré. Pour certaines de ces ONG, il s’agit en réalité plus d’une dénonciation de la position officielle israélienne, de son attaque contre AI que d’un soutien explicite au rapport lui même, à son contenu, à la terminologie utilisée et à ses recommandations, s’agissant notamment du retour des réfugiés et de leurs descendants. D’autres ONG il est vrai ne sont pas opposées à la référence de l’apartheid. Au-delà des désaccords, il faut comprendre -nous semble-t-il- qu’en Israël même, parler d’apartheid pour éveiller, déstabiliser, sensibiliser l’opinion publique, ne véhicule en rien une possible remise en question du droit à l’existence d’Israël. Cette question ne se pose pas. Ce n’est pas un sujet. Tel n’est pas le cas, on le sait, partout dans le monde. Les raisons et les effets du recours au concept d’apartheid en Israël diffèrent de ceux qu’ils sont ici et ailleurs.

Quoi qu’il en soit, au-delà des questions sémantiques d’apartheid ou pas, ce qui demeure est le fait incontestable que la poursuite de l’occupation militaire et de la colonisation en Cisjordanie ne peut que mener à une remise en cause du caractère juif et démocratique de l’Etat d’Israël. Seule une solution politique au conflit sur la base de « deux Etats pour deux Peuples » permettra de préserver ce qui est tout à la fois objectif politique et aspiration éthique.

(1) Nous ne reprenons pas ici toutes les évidences concernant les Arabes (Palestiniens) israéliens qui récusent, malgré les discriminations dont ils sont l’objet, la thèse d’apartheid à leur encontre.

 

Mis en ligne le 9 février 2022