« Toute migration juive vers la Cisjordanie… ne changera rien au fait qu’à l’intérieur du territoire de ce qui était la Palestine mandataire, il y a une majorité non-juive. Si l’État d’Israël annexe la Cisjordanie (et plus tard, peut-être, Gaza), il devra faire l’un des deux choix suivants : être une « dictature de la minorité », comme David Ben-Gourion l’a décrit en 1949, ou devenir un État arabe démocratique avec une minorité juive. »


Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Auteur : Shaul Arieli pour Haaretz, 4 juin 2020

Illustration : Carte de Jérusalem. Réalisée pour le site Les Clefs du Moyen-Orient, cette carte montre les différentes frontières liées à la récente histoire. (Les Clefs du Moyen-Orient)

https://www.haaretz.com/opinion/.premium-west-bank-annexation-is-doomed-to-fail-just-look-what-happened-in-east-jerusalem-1.8897428

Mis en ligne le 6 juillet 2020


L’un des arguments avancés par ceux qui soutiennent l’annexion et rejettent l’idée d’un accord sur le statut final est le suivant : « Nous avons annexé Jérusalem-Est et le monde n’a rien dit« . Certains persistent à louer les réalisations de l’annexion, citant les remarques du Premier ministre Benjamin Netanyahu lors de la Journée de Jérusalem 2015 : « Notre capitale, Jérusalem, a été réunifiée… Sa division l’a fait dépérir ; son unification l’a conduite à la prospérité. »

Après toutes les célébrations de l' »unification » et de la « prospérité » de Jérusalem, la question doit être posée : L’annexion de Jérusalem-Est a-t-elle été un si grand succès qu’elle signifie que nous devions prendre le risque d’annexer des territoires en Cisjordanie ? Ou, comme l’indiquent les statistiques récemment publiées par le Jerusalem Institute for Policy Research, la proclamation de Nétanyahou reflète-t-elle une fausse réalité ?

Plus important encore, peut-être, le développement de Jérusalem et les tendances démographiques et économiques de la ville peuvent nous dire quelque chose sur ce qu’Israël peut attendre si la promesse de Netanyahu « d’appliquer progressivement la souveraineté israélienne à des parties de la Judée et de la Samarie » est tenue, conduisant finalement à l’annexion de toute la Cisjordanie et à un seul État.

Après la guerre des Six Jours, le gouvernement Levi Eshkol a choisi de ne pas se contenter de l’unification de la ville qui avait été divisée en 1949, mais d’ajouter six km2 de Jérusalem-Est aux 64 autres qui englobaient plus de 20 villages palestiniens qui n’ont jamais fait partie de Jérusalem. Ceci  conformément à l’explication donnée par Rehavam Ze’evi, chef du comité ministériel sur l’extension des frontières de Jérusalem, au ministre de la Justice Ya’akov Shimshon Shapira, à propos de l’annexion proposée en 1967 : « L’ajout d’un vaste territoire à Jérusalem permettra son expansion… en une métropole. »

Ce fut le coup d’envoi du processus de transformation de la ville, qui avait doublé sa population en 19 ans et qui était majoritairement juive à 99 %, en une ville où la minorité arabe représente 26 % (70 000 personnes) de la population, qui est depuis passée à près de 40 % (350 000 personnes) et qui est en passe de devenir majoritaire dans 15 ans. Certains rejettent cette préoccupation en citant la baisse du taux de fécondité des femmes musulmanes au cours des 20 dernières années, qui est passé de 4,5 à 3,2 enfants, tandis que le taux de fécondité des femmes juives est passé de 3,8 à 4,4 enfants. Mais ils ne tiennent pas compte du fait que, depuis 1992, Jérusalem « unifiée » a connu un taux de migration négatif de 6 000 à 8 000 Juifs par an. Et 44 % de ceux qui ont récemment quitté la ville sont des jeunes âgés de 20 à 34 ans.

La plupart des résidents palestiniens de Jérusalem n’exercent pas leur droit de vote aux élections municipales mais les boycottent (le taux de vote est inférieur à 2 %). Israël tente d’empêcher que ceux qui souhaitent obtenir la citoyenneté israélienne puissent participer aux élections générales – en rejetant leurs demandes de citoyenneté. En 2019, le nombre de demandes de citoyenneté approuvées a fait un bond considérable, passant d’une moyenne de 300 par an à 1 200, mais ce bond a été compensé par un bond similaire du nombre de demandes rejetées, passant d’une moyenne annuelle de 300 à 1 400. Seuls 20 000 Palestiniens de Jérusalem possèdent la citoyenneté israélienne.

À l’intérieur de la ligne verte (et avec Jérusalem-Est), Israël a une solide majorité juive de 79 %. Toute migration juive vers la Cisjordanie (bien que le Bureau central des statistiques ne prévoie aucune augmentation ici) ne changera rien au fait qu’à l’intérieur du territoire de ce qui était la Palestine mandataire, il y a une majorité non-juive. Si l’État d’Israël annexe la Cisjordanie (et plus tard, peut-être, Gaza), il devra faire l’un des deux choix suivants : être une « dictature de la minorité », comme David Ben-Gurion l’a décrit en 1949, ou devenir un État arabe démocratique avec une minorité juive.

Les deux groupes les plus faibles économiquement en Israël, les Arabes et les Haredim, ont progressivement fait de Jérusalem la plus grande ville appauvrie du pays. Le taux de participation à la vie active à Jérusalem n’est que de 68 %, alors que la moyenne nationale est de 81 %. Le salaire mensuel moyen à Jérusalem est de 8 700 shekels (2 500 $), alors que la moyenne nationale est de 10 600 shekels. Selon le bureau central des statistiques, la ville est classée à l’avant-dernier rang en termes de niveau socio-économique, et fait partie des 50 villes les moins habitables, avec Bnei Brak et Jisr al-Zarqa.

Il en serait de même s’il existait une solution à un seul État. Israël, un pays développé, devrait absorber une population qui vit au niveau du Tiers-Monde. La différence de PIB par habitant – 45 000 $ contre 3 500 $ – dit pratiquement tout.

Les territoires annexés souffriraient très probablement aussi du même type de politique discriminatoire que celle qui a été le lot de Jérusalem-Est, comme l’a admis Teddy Kollek dans une interview accordée à Ma’ariv en 1990 : « Nous avons dit et répété que nous égaliserions les droits des Arabes avec les droits des Juifs dans la ville. C’était un discours vide de sens… Ils étaient et ils restent des citoyens de deuxième et troisième classe… Pour la Jérusalem juive, j’ai fait quelque chose ces 25 dernières années. Pour Jérusalem-Est ? Rien ! » A quoi Ehud Olmert a ajouté en 2012 : « Aucun gouvernement israélien depuis 1967 n’a fait la moindre chose pour unifier la ville… y compris le gouvernement que je dirigeais. » Et le mois dernier, lorsque l’actuel maire de Jérusalem, Moshe Leon, a parlé des développements à venir pour Jérusalem, les quartiers arabes ont été à peine mentionnés.

Les territoires annexés à la Cisjordanie, et peuplés de Palestiniens, recevront probablement le même type de traitement de la part du gouvernement et de la municipalité que les quartiers de Jérusalem qui ont été laissés à l’est de la barrière de sécurité et de séparation. Kafr Aqab et le camp de réfugiés de Shoafat sont devenus un « no man’s land » où un tiers de la population arabe de Jérusalem vit dans des conditions précaires qui découlent en partie de budgets inadéquats, de services municipaux insuffisants et d’un manque d’application de la loi.

Même avec cette politique discriminatoire, Israël ne pourra pas éviter les paiements de soutien social de la Caisse nationale d’assurance (Bituah Leumi), ni les dépenses importantes dans les domaines de l’éducation, de la santé et du bien-être pour une population qui se classe dans le groupe socio-économique le plus bas. Sur le plan positif, l’annexion de Jérusalem-Est a permis aux Juifs de reprendre l’exercice de leur droit à la liberté de culte sur les lieux saints, principalement le Mur occidental. Ce changement a pu être préservé en adoptant les propositions antérieures qui ont été faites lors des négociations sur l’avenir de Jérusalem. Yasser Arafat et Mahmoud Abbas ont proposé que le mur occidental, le quartier juif, la moitié du quartier arménien et le reste du mont Sion restent sous souveraineté israélienne. Par ailleurs, lors des pourparlers de Taba en 2001 et d’Annapolis en 2008, Israël a proposé la mise en place d’une administration spéciale pour le « bassin sacré », qui préserverait la liberté d’accès et la liberté de culte pour toutes les confessions.

Il est impossible de développer ici tous les effets négatifs causés par l’annexion du territoire qui serait connu sous le nom de Jérusalem-Est. Mais la leçon doit être tirée, et nous ne devrions plus célébrer cette « unité » et cette « prospérité » imaginaires. Comme l’a si bien décrit Meron Benvenisti : « Alors que le sentiment que la « ville unifiée » est en fait déchirée par des barrières de haine s’approfondit, l’administration extrémiste et zélée redouble d’efforts pour faire de l’anniversaire de sa conquête un événement de défiance, de xénophobie et de dénonciation des traîtres« . (Haaretz, 4 octobre 2012).

Nous devons éviter que le destin d’Israël ne soit le reflet de celui d’une Jérusalem et ne pas en faire un pays appauvri, en proie aux tensions et à la violence, avec une majorité arabe, et qui deviendra un État paria en raison du régime d’apartheid qu’il imposera au foyer des deux peuples, comme il l’a fait dans la capitale.