article en anglais sur le site d’Haaretz

(Trad : Tal Aronzon pour La Paix Maintenant)


De jeunes Israeliens, juifs et arabes [[NdT : Nous avons, dans ce premier paragraphe tenant lieu de chapeau, rectifié une coquille, et precisant qu’il s’agit de jeunes Israeliens « juifs » (comme Ha’aretz l’ecrit constamment dans la suite de l’article) ou « arabes » – musulmans, chretiens, druzes… ]], se sont retrouvés la semaine derniere au kibboutz Sdot Yam ou, plutot que se contenter de parler
politique, ils ont joue ensemble de l’orgue, du oud et de la darbouka
[luth et tambour proche-orientaux] [[NdT : Precisions sur ces instruments familiers au Proche-Orient à l’origine données dans le corps de l’article.]].

Derriere le lourd rideau, on pouvait entendre une musique pleine de vie.
Les musiciens ne semblaient pas avoir conscience de la présence du public
ainsi masqué : ils se donnaient entièrement au plaisir de jouer, comme
quelqu’un qui mangerait avec les doigts quand nul ne le voit. La musique est « orientale » (venue du Proche-Orient ou d’Afrique du Nord), et les erreurs n’alterent pas son charme. « Qu’est-ce qu’ils jouent ? », demandons-nous a Sami Khashibon, professeur de violon a l’Académie de musique et de danse de Jerusalem – « Du bruit », repond-il, repoussant la question d’un geste de la main.

Un peu plus tard, il appelle par deux fois au calme. Mais, de l’autre côté de la séparation improvisee, on l’ignore. Lorsqu’il se lève finalement et rejoint les musiciens, on découvre un groupe d’ados jouant de l’orgue, du oud et de la darbouka avec le même serieux que s’ils étaient en plein concert du Philharmonique.

En un clin d’oeil, tous ces jeunes – les membres de l’ensemble Khashibon au séminaire musical du kibboutz Sdot Yam, la semaine passée, soit 18 Juifs et 12 Arabes – s’étaient préparés à nous donner un choix de pièces de Riad al-Sonbati. Ce compositeur égyptien est l’auteur de plusieurs des chansons interpretees par Oum Kalsoum. Avec tout le respect dû a Oum Kalsoum, cette musique nous ramène en arrière, telle une machine à remonter le temps, aux jours révolus de la chaîne unique de la television israélienne, quand nous étions contraints de fixer l’écran le temps que se fasse la transition des émissions en langue arabe aux nouvelles en hébreu, tandis que des hommes impeccablement vêtus, l’air austère, jouaient une musique étrangère et à nos oreilles étrange. Depuis lors,
nos oreilles s’y sont apparemment accoutumées et nous en suivons mieux les sonorités, pour etrangères qu’elles soient demeurées.

Le Forum pour un consensus national, qui a pris l’initiative de ce séminaire, lutte contre l’isolement et l’exclusion imposés depuis des années a la musique arabe classique, ses musiciens et ses fans. Cette institution fut mise en place durant le mandat d’Ehud Barak par le rabbin Michael Melchior, alors ministre des Affaires sociales au cabinet du Premier ministre, lequel s’engageait entre autres choses dans la voie du rapprochement entre Juifs et Arabes.

Sur place, l’objectif semblait avant tout culturel. Taiseer Elias, célèbre compositeur arabe et musicien jouant du oud, observe que la rencontre entre jeunes passait après une mission essentielle : etudier et promouvoir la musique arabe classique. « Au debut du séminaire, dit-il, le niveau des interprètes s’est montré très décevant mais, au bout de quatre jours, quelque chose avait changé. » En dépit du défi representé par son choix, deux oeuvres particulierement difficiles,
« leur jeu lors du concert final fut une agréable surprise », ajoute-t-il.

Avec sa double casquette – de directeur du département d’Etudes orientales à l’Académie de musique de Jérusalem et de responsable des
programmes de musique arabe sur les ondes israéliennes – Elias connaît
bien les problèmes inhérents à la musique arabe en Israël. C’est la
raison qui lui a fait délaisser ses multiples activités et participer au
séminaire sans se plaindre des conditions spartiates. Il proteste contre
la restriction drastique en secteur arabe [[NdT : L’Education nationale dispose en Israël d’un double reseau, une place particulière étant réservée dans le « secteur arabe » à la langue et la culture arabes.]] de bons professeurs de musique, pour ne rien dire des conservatoires, et conclut qu’en conséquence le niveau des jeunes musiciens n’est guère élevé. A cela, il faut encore ajouter l’absence de bons facteurs de oud en Israël.

Les causes de cette situation sont nombreuses et complexes. La musique arabe est fondamentalement traditionnelle, et se transmet oralement d’une génération l’autre. Bien que certains, influencés par la musique occidentale, aient commencé dès le début du XXe siecle à noter et collationner la musique arabe, la majorité des musiciens l’ont, aujourd’hui encore, simplement en tête. « L’improvisation en fait partie intégrante, ajoute Elias, ce qui contribue encore au problème de la notation. »

« Nous sommes en état de siège »

Certes, la dimension politique existe, elle aussi. Taiseer Elias et Sami Khashibon se plaignent de la pénurie artificielle de musique arabe dans les pays arabes – et de leur propre éviction, en tant que musiciens. « Nous sommes en éat de siège, ici, dit Khashibon. Coupés de notre public naturel, nous, musiciens, ne pouvons pas nous épanouir. » Elias rapporte n’avoir pas ete invité à une importante rencontre de joueurs de oud, qui a récemment eu lieu en Jordanie, parce qu’on l’accuse de
collaborer avec le pouvoir juif.

Comme d’autres éléments de la culture et de l’identité arabes [en Israël], l’enseignement de la musique a été négligé dans le secteur arabe. Des musiciens arabes comme Khashibon – mais c’est également le cas des plus jeunes – n’ont reçu aucune éducation musicale formelle. Sami Khashibon, qui habite Kafr Kana, dit être le seul musicien du village ; dans son enfance, les jeunes n’apprenaient pas à jouer d’un instrument. Mais, à un moment, un professeur de musique est venu enseigner a l’école du village, et on a envoyé tout un groupe d’enfants, dont son frère, étudier le violon avec lui. Au bout de quelques cours ils ont tous arrêté, faute d’intérêt ; on s’est alors rendu compte que le plus jeune des enfants Khashibon avait écouté et s’etait éveillé à la musique. « Je passais mon temps le violon à la main », relate-t-il. « Je n’ai jamais étudié de façon suivie, un mois par ci, deux mois par là. Je ne tenais pas mon instrument comme il faut, c’etait l’anarchie. » Ce n’est qu’en classe de onzième [[NdT : La numerotation des classes va croissant en Israel, a l’inverse de la notre. La 11e (iud-aleph) israelienne correspond donc a la 1ère du système français.]] qu’il est allé étudier le violon avec un professeur réputé (et juif). « J’avais du talent, j’avais surtout
besoin d’etre repris en main », se souvient-il.

de Mozart au quart de ton

Hélène Sabila, arabe chrétienne de Jerusalem-Est et professeur de musique chargée de repérer et selectionner les participants arabes au séminaire, a commencé enfant à jouer sur l’orgue de la maison familiale. On l’a envoyée prendre des cours de musique a l’ecole chrétienne, mais son professeur lui administrait des coups sur les paumes à chaque erreur, si bien qu’elle a refusé de continuer. Jusqu’a la fin du secondaire, Hélène Sabila a continuellement joué de l’orgue, sans jamais l’étudier de facon organisée et sans savoir lire les notes du tout. Elle s’est ensuite interessée à la musique occidentale, qu’elle a commencé à écouter en amatrice fidèle. Elle s’est acheté la partition de « La Petite
Musique de nuit » de Mozart, et c’est ainsi qu’elle a appris par elle-même à jouer suivant les notes. Cela ne l’a pas empêchée d’être admise au département de Musique orientale de l’Académie de musique de Jérusalem, ni d’obtenir ses diplômes de musicienne et d’enseignante.

Bien qu’on dispense maintenant des cours de musique dans les centres
communautaires du secteur arabe, et que les parents soient mieux conscients de la valeur de la musique, la situation n’a pas radicalement changé. La plupart des professeurs de musique sont russes, dit Sami Khashibon, et ne se spécialisent pas dans l’étude de microtons et quarts de ton qui n’appartiennent qu’à la musique arabe. « Ainsi, les interprètes arabes ne se font-ils pas les ‘porte-parole’ de la musique arabe, observe Hélène Sabila. En musique, ils ont un accent. »

En grandissant, la plupart des musiciens de la nouvelle génération entreront dans des orchestres jouant dans les mariages. Le fait d’être une femme a aidé Hélène Sabila à faire sérieusement de la musique : on n’a pas coutume de voir les filles se produire aux mariages.

L’Académie a eu la plus grande peine à trouver des candidats de niveau pour étudier la musique arabe classique. Elias raconte qu’il leur faut souvent faire des compromis et accepter un candidat sur la foi de son potentiel de peur qu’il ne se décourage et ne cesse de jouer. Trouver des jeunes pour participer au séminaire ne fut pas tâche moins ingrate. Atar Oren, coordinatrice du Forum pour un consensus national et directrice du séminaire, dit avoir parlé l’an dernier, dans le cadre d’une étude, à tous ceux qui font quelque chose dans le domaine de la
musique arabe classique – de Yael Shai, responsable de la musique arabe au ministère de l’Education nationale, a Ori Ben David, du kibboutz Mizra, qui accueille des enfants (arabes) d’un village voisin dans une classe de oud a l’école de musique qu’il dirige. Personne, dit-elle, ne croyait que ce projet décollerait, du fait de la difficulté à trouver d’eventuels participants.

Ces réactions ne l’ont pas decouragée. Elle s’est adressée à tous les
conservatoires et professeurs de musique du pays, et a même fait quelque
chose de tout à fait original : elle a monté des concerts de musique arabe classique, dans le but avoué de mettre la musique arabe « sur la carte », comme elle dit, et de trouver d’éventuels candidats. Des concerts publics ont eu lieu l’année dernière dans des centres communautaires à Jérusalem, Jaffa et Nazareth, où un quatuor de musiciens arabes et juifs s’est produit. Hélène Sabila en etait.

Les jeunes gens qui participaient au séminaire n’avaient rien à débourser, en dépit de quoi il a fallu decider certains parents – surtout ceux de jeunes filles arabes – à laisser leurs enfants y aller. Nul besoin de persuader ceux de Nabila Nakad, une jeune Druze de Shfaram, d’y envoyer leur fille ; immédiatement enthousiasmée par cette idée, celle-ci fait [cependant] part de réserves parmi ses amies et dans la famille. Revital, une jeune violoncelliste [juive] de Carmiel, dit n’avoir guère eu besoin qu’on la pousse, elle non plus, ayant deja eu l’occasion
de se familiariser avec la musique arabe ; sa scolarité a l’école Misgav, qui a faite sienne la coexistence, a contribué à la convaincre de l’importance d’une rencontre avec des Arabes de son âge. Mais elle relate que d’excellents musiciens de ses amis déprécient la musique arabe ; elle décrit egalement la venue au seminaire de l’un de ses amis, incapable de s’intégrer à ce qui se passait là.

La plupart des jeunes sont apparemment parvenus a se forger un langage commun. Plutôt que se contenter de papoter, comme tous les jeunes du monde, ou de discuter politique, comme de coutume dans ce genre de rencontres, ils ont choisi de faire de la musique. L’un d’entre eux était Gilad Kaplan, dix-sept ans, d’Afula, venu a la musique orientale par l’intermédiaire du chanteur (aujourd’hui décédé) Zohar Argov ; de là, le saut lui fut facile jusqu’aux travaux du compositeur arabe Farid el-Atrash. Cette dernière année et demie, il a étudié le oud aussi
naturellement que s’il s’était agi d’une guitare electrique.

La musique arabe connaît-elle une floraison ? « Il y a des signes encourageants d’intérêt croissant », note Taiseer Elias, dont l’un des morceaux est inscrit au programme éducatif [dit des] Notes Clef, donné dans les écoles de Tel-Aviv par l’orchestre philharmonique d’Israel – avec pour but, là aussi, de sensibiliser a la musique arabe classique. « L’impression constante, cependant, est que les choses se produisent une fois par ci par là, explique Elias. La coexistence est importante – mais dans le cas de la musique arabe, nous devons en priorité nous soucier de sa survie même. Il nous faut ouvrir plus de conservatoires, et former de
bons professeurs de musique, pour qu’ils puissent façonner une nouvelle
génération d’interprètes. »