Sceptique quant aux chances d’aboutir des négociations en cours, Anshel Pfeffer croit en revanche qu’une évacuation unilatérale de la Cisjordanie finira par se produire lorsqu’un Premier ministre ou un autre prendra conscience, comme Ariel Sharon pour Gaza il y a huit ans, que c’est de la liberté d’Israël – aujourd’hui otage des colons – qu’il s’agit.


Cela fait aujourd’hui huit ans qu’a débuté l’évacuation forcée des colonies juives de la Bande de Gaza par Israël, dans le cadre d’une opération unilatérale dite de “désengagement”. La première des implantations évacuées fut la petite colonie agricole de Morag, qui comptait alors une trentaine de familles. Je connaissais personnellement bon nombre des résidents de Morag et, en termes purement humains, cela me brisait le cœur de les voir délogés de leurs maisons. De nombreux drames étaient délibérément fabriqués : on leur avait notifié des mois à l’avance qu’ils devaient partir, et pouvaient profiter des programmes de relogement proposés. Ils avaient choisi de rester là jusqu’au dernier jour. Rien ne les obligeait à subir le traumatisme de voir un officier des Forces de Défense d’Israël entrer dans leur cuisine à l’heure du petit-déjeuner et intimer aux enfants l’ordre de sortir. Quelque chose en moi leur en faisait porter le blâme, mais le spectacle n’en était pas moins pénible.

Le moment le plus poignant pour moi, cependant, vint après que les derniers colons eurent été traînés dehors et hissés à bord des bus de rapatriement. Les véhicules destinés aux journalistes n’étaient pas encore là, et je pénétrai dans la petite synagogue de la colonie, restée intacte. Quelques-uns des hommes seraient autorisés à revenir plus tard emballer les Rouleaux de la Torah et les livres de prière et, en ce début d’après-midi, la synagogue ressemblait à n’importe quel oratoire tranquille attendant qu’un mynian [1] se rassemble pour l’office de Min’ha [2]. Dans le calme qui s’était abattu sur l’implantation, il m’était facile d’imaginer que je n’étais que le premier arrivant et que les autres suivraient d’ici quelques instants. Les livres et les châles de prière paraissaient guetter la venue de leurs propriétaires. J’aurais pu me trouver dans n’importe quelle synagogue au monde.

Cinq années plus tôt, en tant que réserviste, c’est dans cette même synagogue que j’avais connu ma propre conversion politique. C’était un vendredi soir, au plus fort de la Deuxième Intifada, et Morag était une cible de choix pour les obus et les tirs palestiniens ; j’avais quelques heures de liberté entre nos frénétiques tours de garde ou de patrouille, et je m’étais dit que les prières d’entrée du Shabbat dans une bourgade civile me calmeraient les nerfs. J’arrivai à temps, mais il n’y avait toujours pas de quorum et ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que suffisamment d’hommes vinrent constituer l’indispensable mynian. La vie était alors extrêmement difficile à Morag. Chaque arrivée ou sortie des lieux devait être planifiée avec l’armée et supposait, soit une escorte militaire, soit de rouler à 140 à l’heure sur deux kilomètres jusqu’à la relative sécurité du bloc d’implantations. Certaines familles étaient parties, d’autres saisissaient la moindre occasion de passer ailleurs leurs week-ends en famille. Tout en marmottant, épuisé, les prières avec la petite communauté, je réalisai qu’il y avait plus de soldats sur la base contiguë que de colons, et sentis l’absurdité de tous ces efforts, qui mettaient en danger la vie de civils et de soldats à seule fin de maintenir une minuscule collectivité isolée entre les villes palestiniennes de Rafa’h et Khan Younès [3].

Cette prise de conscience me porta pour la première fois à remettre en question la nécessité et la justification de la présence de la plupart des implantations au-delà de la Ligne verte, tant à Gaza qu’en Cisjordanie ; et lorsque qu’Ariel Sharon annonça le plan de retrait de la bande de Gaza et d’une petite partie du nord de la Samarie, quatre ans plus tard, je le soutins de tout mon cœur.

J’ai beaucoup pensé à Morag, ces derniers temps – et en particulier à la dissonance cognitive qui laissa des millions d’Israéliens présumer que l’implantation, comme toutes celles du Goush Katif, était là pour toujours ; et accepter avec égalité d’âme son démantèlement ultime. Le désengagement fut abondamment décrit comme un « traumatisme national », mais seul un cercle restreint d’anciens résidents et de sympathisants d’extrême-droite a pris part aux événements marquant l’anniversaire de la destruction de ces collectivités. Alors qu’à de nombreux égards la société israélienne a viré à droite, aucune vague de nostalgie pour le Goush Katif n’en a résulté.

Jeudi dernier, je me suis rendu au festival annuel du Vin, au musée d’Israël à Jérusalem. La dernière nuit du festival, ils étaient des milliers à se battre pour un billet d’entrée et l’opportunité de goûter un nombre illimité de vins pour seulement 85 shekels [4]. Parmi les dizaines de stands montés par des caves israéliennes proposant des dégustations gratuites, figuraient une série de producteurs de Shiloh, Beith-El, Psagot, et du Goush Etzion [5]. Les hommes barbus et les femmes en jupe longue ne semblaient pas tout à fait à leur place au milieu de la foule essentiellement séculière, où la plupart des femmes portaient des robes d’été décolletées ou des shorts, mais personne parmi ces sybarites ne montrait de réticence à goûter les vins produits dans les collines de Judée et Samarie. Si le talentueux Danny Dayan – l’ex chef du Conseil des implantations de Yesha [6] et actuellement le plus efficace des porte-parole des colons auprès des médias tant israéliens qu’étrangers – avait été là, il aurait probablement dit que cela prouvait l’acceptation par la grande majorité des Israéliens de la persistance de la présence israélienne en Cisjordanie, laquelle est sans retour. Mais il aurait eu tort.

Les pourparlers qui ont démarré mercredi entre les représentants des Israéliens et ceux des Palestiniens, sous les auspices des États-Unis, n’entraîneront pas d’accords de paix. Nul besoin d’être un expert en diplomatie pour le savoir. Comme Ahmed Tibi l’avait finement noté, le maximum que n’importe quel dirigeant israélien est prêt à offrir aux Palestiniens est inférieur au minimum acceptable par n’importe quel dirigeant palestinien. Mais la prise de conscience graduelle que l’occupation de la plus grande partie de la Cisjordanie est intenable va discrètement croissant. Cela n’a rien à voir avec la morale. Les Israéliens vont joyeusement continuer à lamper les vins des colons et à assaisonner leurs salades d’une huile d’olive marquée au coin raciste du slogan « Avôdah ivrith » [7] ; mais il suffira d’un autre Sharon, Premier ministre issu de la droite idéologique mais qui connut sa propre conversion, pour les convaincre d’entreprendre un nouveau retrait unilatéral, évacuant cette fois de larges bandes de la rive occidentale du Jourdain et incluant le démantèlement de dizaines de colonies.

Cela ne viendra pas du désir de fonder un État palestinien et certainement pas afin de conduire à la paix ou de rendre justice aux Palestiniens. Cela se fera parce qu’un leader israélien sentira qu’il ou elle ne supporte plus d’être l’otage du lobby des colons ; il lui faudra faire quelque chose pour briser les chaînes, alléger les pressions internationales sur Israël, et peut-être même dégager un peu d’argent pour loger de jeunes couples. Peu importe la qualité des vins de Shiloh, cela aura le soutien d’une majorité d’Israéliens. Exactement comme ils ont soutenu la destruction de Morag, il y a huit ans.


NOTES

[1] Le mynian est le quorum de 10 hommes requis pour toute prière collective.

[2] Min’ha : l’office de la fin d’après-midi.

[3] Rafah (en hébreu Rafia’h) est une ville palestinienne au sud de la bande de Gaza, en lisière de la frontière égyptienne ; quelques kilomètres plus au nord et non loin de la côte, Khan Younès (ou Younis) compte plusieurs camps de réfugiés palestiniens dont le plus important, Al-Amal, héberge des milliers de personnes.

[4] Environ 6 €.

5] Shiloh, colonie israélienne du nord de la Cisjordanie, jouxte le site antique du même nom où la Bible situe l’arche d’Alliance ; au sud de la Cisjordanie, Beith-El (Maison de Dieu) où s’élève aujourd’hui une ville peuplée de colons est, selon la Bible, le lieu où Abraham construisit un autel et où l’échelle du rêve de Jacob unit les cieux à la terre, ainsi que le site archéologique d’une cité contemporaine du Second Temple ; quelques kilomètres plus au sud encore on trouve Psagot, bâtie en toute illégalité sur des terrains privés aux abords de Ramallah, dont la colonie bloque le développement ; enfin le Goush Etzion (Bloc de Sion), où quatre kibboutzim furent pris en 1948 par la légion arabe du roi Abdallah de Jordanie, regroupe sur le flanc sud de Jérusalem une vingtaine d’agglomérations dont deux villes et de nombreux villages. Les colonies ou blocs d’implantations mentionnés exploitent tous des vignobles et des caves. Pour en savoir plus : [

[6] La Judée et la Samarie (en hébreu Yéhudah et Shomron ou Yesha, qui en est l’acronyme) sont les dénominations bibliques des régions sud et nord de l’actuelle Cisjordanie, ou rive occidentale du Jourdain.

[7] Litt. « Travail hébreu » : Ce slogan des kibboutzim de la période mandataire, où l’on rêvait d’accoucher un pays et un homme / une femme nouveaux du sein d’un peuple d’intellectuels et de marchands renaissant ouvriers et paysans, est devenu celui de colons désireux d’asphyxier l’économie palestinienne jusqu’à pousser sa population à l’exil.