[La lassitude, sinon la raison, fait-elle enfin entendre sa voix des deux
côtés ? C’est bien elle qui résonne, côté palestinien, dans l’article de
Bradley Burston au lendemain d’une tuerie de plus, suivie de représailles, à
la veille d’une tuerie de plus, suivie… A cette réévaluation palestinienne
des profits et pertes de l’Intifada, complétée par l’injonction de Yoel
Marcus dans Ha’aretz du 5 octobre : « Descendez du toit, bande de fous »,
répond la mise en question des proclamations israéliennes de victoire par
Ze’ev Schiff, dans « Une guerre sans vainqueurs ». Nous publions aujourd’hui
le premier volet de ces interrogations symétriques.]

[->http://www.haaretz.com/hasen/spages/483582.html]

Ha’aretz, le 1er octobre 2004

Trad. : Tal Aronzon pour La Paix Maintenant


La fête juive qui coïncidait avec le quatrième anniversaire de l’Intifada
d’Al-Aqsa a connu son lot de tragédie ordinaire.

Dans la ville de Sderot, creusée par un cratère de roquette, les habitants
d’un quartier d’immigrants russes et éthiopiens se préparaient à fêter
joyeusement Soukkot [[La fête des Cabanes]] en mangeant dehors dans des cabanes en préfabriqué, bois et branches de palmier. A l’abri d’un olivier, deux enfants trop jeunes pour l’école – deux et quatre ans – jouaient dans une allée derrière chez
leur grand-mère quand le missile éclata, faisant exploser leurs corps.
Derrière la frontière de Gaza, dans le camp de Jabalya – le Vésuve de la
Pompeï de Sderot – un responsable du Hamas promit que les mortelles
attaques de roquettes contre des zones résidentielles allaient continuer
sans se préoccuper de qui serait touché, au bout du compte, par ces
projectiles aveugles. « Nous poursuivrons cette bataille pour l’honneur
jusqu’a la victoire ou la mort », affirma Nizar Rayan, l’un des chefs de
l’aile combattante dans l’énorme camp.

De façon moins previsible, quelques Gazeens non combattants auxquels ces
quatre années de soulèvement ont coûté leur poids de chair voyaient les choses autrement et voulaient faire entendre leurs réticences. Un habitant de Beit Lehiya, au nord de Gaza, qui avait dû fuir la zone quand les troupes et les tanks de Tsahal [[Acronyme pour Tsvah Haganah le Israel, Armée de Défense d’Israël]] étaient entrés pour chercher les équipes servant les rampes de roquettes du Hamas, ne mâchait pas ses mots face aux dommages causés par plusieurs raids israéliens, mais il avait aussi un message pour les tireurs palestiniens. Il faut que les militants viennent voir « ce que des obus et roquettes meurtriers ont apporté au Nord de Gaza », a déclaré Basher Hamouda, 55 ans, à un reporter d’Associated Press. « Rien d’autre qu’un peu de distraction et de mort. »

La guerre que les Palestiniens ne pouvaient perdre

L’intifada d’Al-Aqsa, qui date de septembre 2000, commença à peu près comme celle qui l’avait précédée en 1987. C’était, en effet, une guerre que les Palestiniens ne pouvaient perdre, l’irrésistible image médiatique du David palestinien lançant des pierres au Goliath israélien massivement armé et blindé.

Presque tout de suite, pourtant, la guerre que les Palestiniens ne pouvaient perdre disparut de l’ordre du jour, supplantée par un combat d’activistes, une lutte jurée à mort avec l’Etat juif.

Telle que le Hamas la définissait, la plus violente des guerres était elle aussi celle que les Palestiniens ne pouvaient perdre. Il s’agissait d’une stratégie qui empruntait explicitement la « voie de la mort », transcendant les concepts terrestres de victoire et de défaite, tout comme celui du temps.

Alors qu’il se remettait d’une tentative de Tsahal pour le tuer, le dirigeant du Hamas Abdel Aziz Rantisi déclarait en juin de l’année dernière : « Le combat continuera jusqu’à ce que le dernier Juif ait quitté le pays. » Quand on lui demanda combien de temps il pensait que cela prendrait, il repondit : « Des dizaines d’années. »

Les Palestiniens sont-ils prêts à accepter un calendrier d’une telle amplitude ?

Tandis que l’Intifada fraye sa route, tracée par des extrémistes dont la vision d’apocalypse se fonde au sens propre sur l’autodestruction, les indices s’accumulent témoignant que la foi populaire en leur message vacille.

Reflet inversé de l’opinion publique palestinienne des années passées, un récent sondage réalisé à Naplouse, citadelle de la ligne dure, montre que les deux tiers des personnes interrogées soutiennent désormais les tentatives pour parvenir à un cessez-le-feu avec Israël.

Nous avons assisté à la destruction de la société palestinienne – ses institutions civiles, son économie, ses infrastructures », a déclaré au Los Angeles Times le gouverneur de Bethléem, Zuhair Manasra. « Le résultat a été un désastre total pour les Palestiniens, sur tous les plans. Maintenant, il nous faut réfléchir au moyen de reconstruire ».

Âgé de 29 ans, un membre des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, la milice à la gâchette facile du Fatah de Yasser Arafat, s’est montré plus concis. « Nous n’avons rien gagné du tout cette fois-ci, et tellement perdu », a dit ce militant, qui ne s’est fait connaître que comme Abou Fahdi [[« Père de Fahdi » : pseudonyme allant de soi dans la société palestinienne où le père comme la mère se voient gratifier du titre de Abou ou Oum de leur premier-né.]]. « Les gens nous haïssent pour cela, et voudraient nous voir morts. »

Le rapt cette semaine d’un producteur de CNN, un Arabe israélien unanimement
admiré par les Palestiniens pour la rigueur de ses reportages, a suscité un flot supplémentaire de remise en question de l’efficacité des méthodes des combattants.

« Nous voici une fois de plus entachés de cette souillure qui consiste à nous en prendre à des innocents », soutient Nazir Majali, journaliste sur les chaines arabes de télévision et au quotidien Al-Shark Al-Awsat. Dans un contexte où les prises d’otages se sont récemment multipliées, l’opinion publique internationale et les organisations pro-palestiniennes pourraient bien réagir envers la bande de Gaza – et la Cisjordanie – de la même façon qu’envers l’Irak : « Ils prendront leurs distances comme si cela
devait les brûler. Cela portera un grand coup à la légitimité du peuple palestinien et de sa lutte pour se libérer de l’occupation et gagner son indépendance nationale. Nous ne nous débarrasserons pas des stigmates de la terreur. »

D’apres Majali, Israël ne saurait être exonéré de la « responsabilité d’avoir affaibli le statut de l’Autorité palestinienne et répandu la haine aveugle et le désespoir qui sont à l’origine des souffrances dans lesquelles se débattent les deux peuples. Mais cela ne veut pas dire qu’Israel est coupable de tout. Il y a des gens, des organisations et des gangs au sein du peuple palestinien qui portent plus atteinte à l’intérêt national palestinien que qui que ce soit d’autre. »

La victoire, une simple affaire de perception : la fin de la guerre

Si, dans un conflit politique, la victoire n’est qu’affaire de perception, alors il y a des endroits où la guerre que les Palestiniens ne pouvaient pas perdre est déjà finie.

Quelques observateurs chevronnés ont commencé à conjuguer la défaite palestinienne au passé. Comme Laura King, du Los Angeles Times, le remarquait cette semaine, « de nombreux Palestiniens craignent que ce qui est devenu, en fait, leur défaite militaire face à Ariel Sharon, ne les laisse démunis de tout levier pour obtenir les concessions politiques et territoriales permettant de poser les bases de l’Etat qu’ils appellent de leurs voeux ».

Jackson Diehl du Washington Post notait cette semaine dans un éditorial qu’il est « maintenant ind »niable que la ‘solution militaire’, dont beaucoup croyaient qu’elle ne pourrait réussir, a procuré aux Israéliens une phase de paix relative. Alors que les perspectives d’un règlement de paix israélo-palestinien restent anémiques et que nul ne s’attend à une fin de la violence, la vie en Israël est redevenue proche de la normale ».
L’offensive militaire israélienne en cours à Gaza, qui pourrait se révéler l’une des plus massives et critiques de la guerre, peut peser d’un poids décisif sur l’avenir de cette relative accalmie – comme sur celui du Hamas lui-même.

En face, l’attaque de Sderot par le Hamas s’accorde parfaitement à la stratégie globale du groupe activiste dans le contexte de la proposition de désengagement faite par le Premier ministre Ariel Sharon : attirer de vastes forces de Tsahal à Gaza, les attaquer et trompeter en cas de retrait israélien de la Bande qu’il s’agit « d’une fuite sous le feu palestinien » plutôt que du fruit d’une décision politique israélienne mûrement pesée.
Mais ce que le Hamas peut n’avoir pas pris en compte est un éventuel retour de
boomerang de la part d’une population palestinienne dont les sacrifices perpétuels frôlent le point de rupture.

La réaction la plus frappante au relatif échec de l’Intifada a peut-être été celle de la presse israélienne, longtemps regardée comme prenant trop le parti des Palestiniens et souvent vilipendée à ce titre. Avec toute l’ambivalence de rigueur, l’éminent commentateur israélien Ben Caspit a peut-être donné au Hamas, dans un éditorial de Maariv cette semaine, une réponse déefinitive à la question posée en sous-titre de La
Septième Guerre, une histoire de l’Intifada co-écrite par le correspondant militaire de Ha’aretz, Amos Harel : « Comment nous avons gagné et pourquoi nous avons perdu la guerre ».

« La définition est juste, écrit-il. Nous avons gagné, car nous n’avons pas fui. Nous avons fièrement affronté l’enfer, écrit Caspi. Nous avons gagné car nous avons réussi à réagir au choc, à nous faire à la situation, à revenir à une certaine normale même si nous écoutons avec angoisse le nouveau bulletin special d’informations. »

En même temps, dit Caspi, Israël a perdu pour n’avoir pas su traduire sa force en accord de paix, pour avoir pas su donner aux Palestiniens des raisons d’avoir confiance et pour avoir vendu des officiers palestiniens à des seigneurs de guerre du Hezbollah ou en Iran.

« Et pourtant, en dépit de tout et malgré tout, après quatre ans de cette guerre qui est la notre, nous sommes toujours là. C’est vrai, pas tous. Un peu plus d’un millier d’entre nous ont disparu. Mais nous avons toujours la tête haute. Nous sommes là. La question est : quelle sera la suite ? Et cela, nul ne le sait encore. »