Le gouvernement propose « une législation visant à démanteler la démocratie israélienne depuis ses fondements. […] Il n’y a que dans les dictatures que l’exécutif ne connaît pas de limites. Il y eut des gouvernements démocratiquement élus qui ont transformé la démocratie en régime totalitaire. Israël ne se joindra pas à eux », s’exclame ici Tzippi Livni. 

Pour la députée de l’Union sioniste, membre des commissions de la Knesseth des Affaires étrangères et de la Défense d’une part, et de la Constitution, de la Loi et de la Justice d’autre part — très impliquées dans l’examen programmé sous peu des nouvelles dispositions légales – lesquelles font peser de lourdes menaces sur la Cour suprême, garante de la suprématie des lois fondamentales ou constitutionnelles et des droits des citoyens israéliens indépendamment de leur origine ethnique.


Traduction, Chapô & Notes, Tal Aronzon pour LPM

Photo : Plusieurs membres de l’Union sioniste, dont Tzippi Livni au centre, manifestent contre la proposition de législation dérogatoire, avril 2018. ©Olivier Fitoussi [DR]

Ha’Aretz, lundi 30 avril, 2018

<https://www.haaretz.com/opinion/beginning-of-israeli-democracy-s-end-1.6035760>


La Tribune de Tzippi Livni

La proposition de législation dérogatoire qui attend la Knesseth n’est pas simplement un projet de loi de plus… Nous ne devons pas céder à la tentation d‘un débat sur le nombre de votes de parlementaires nécessaire pour priver des citoyens de leurs droits avant que la Cour suprême [1] puisse intervenir. En jeu, un coup de balai visant à démanteler la démocratie israélienne depuis ses fondements.

Ces mesures néfastes sont de l’intérêt notoire de haBaït haYéhoudi [2] — la Cour suprême est ce qui empêche le parti de légaliser ses implantations sauvages, d’annexer [les Territoires], et de fonder un État unique sans égalité de droits [3] — et d’un Premier ministre affaibli, suspecté d’infractions pénales utilisant une législation discriminatoire et ultra-nationaliste pour signifier à sa base la destruction du système judiciaire israélien et de ses autorités policières.

La prise en tenaille entre un nouveau projet législatif — la proposition de loi fondamentale sur l’État-nation éliminant délibérément la définition “juif et démocratique” et rejetant le terme “égalité” tel qu’il figure dans la Déclaration d’indépendance d’Israël — et le projet de législation dérogatoire altère fondamentalement l’ensemble de la pyramide des principes constitutionnels de l’État [4]. Une fois ceci accompli, n’importe quel gouvernement pourra priver des citoyens et des groupes tant de [leurs] droits fondamentaux, que de la protection de la Cour suprême.

Trois années de dommages profonds portés à la primauté de l’État ; de lois ayant vocation  de muselière ; de légalisation d’actes illicites au moyen de la loi d’expropriation territoriale ; de sabotage des médias et des organisations de défense des droits des êtres humains — laissent peu de place au doute. Le terrain est balisé pour d’autres lois d’annexion ; pour plus d’oppression ; pour la “loi française” garantissant l’immunité d’un Premier ministre en exercice, et pour tout ce qui est nécéssaire au maintien de Benjamin Nétanyahou au pouvoir ainsi qu’au progrès des objectifs de haBaït haYéhoudi.

Des déclarations [émanant] de personnalités de haBaït haYéhoudi, comme « il faudrait envoyer un bulldozer raser la Cour suprême » et « le sionisme ne courbera pas la tête devant les droits de l’être humain », ont préparé les choses ; aujourd’hui, même des citoyens que la tyrannie gouvernementale pourrait concerner soutiennent cette démarche ou lui sont indifférents. « La démocratie signifie que c’est la majorité qui tranche », explique la ministre de la Justice, Ayeleth Shaked [5].

Mais la démocratie est un système de droits et de principes auxquels quiconque est élu à la majorité est tenu. Il n’y a que dans les dictatures que le l’exécutif ne connaît pas de limites. Il y eut des gouvernements démocratiquement élus qui ont transformé la démocratie en régime totalitaire. Israël ne se joindra pas à eux.

Alors que la Knesseth est contrôlée par le gouvernement, dans l’éventualité où un coup d’arrêt ne serait pas mis aux manœuvres contre la Cour suprême nous ne ferions plus face  qu’à une seule autorité — le cabinet — et une seule personne — le Premier ministre. Lequel  fait ce qui lui chante et achète ses partenaires [6], une minorité qui tire profit de son pouvoir politique au sein du gouvernement. Aujourd’hui il s’agit des ‘Haredim [7] et des colons ; demain ce sera quelqu’un d’autre.

Les citoyens israéliens, y compris les femmes, les minorités et les personnes lesbiennesgay ou transexuelles, doivent leurs droits à la Cour suprême. Sa mission est de s’assurer que la législation et les actes du gouvernement ne violent pas les droits constitutionnels des citoyens. Là est le sens de la primauté de l’État. [L’ancien Premier ministre] Mena’hem Begin [8] parlait de suprématie de la loi : « la restauration des libertés civiles lorsque la “loi fondamentale” ou “loi suprême” est violée et la permission [conférée] aux magistrats d’invalider une loi si, en opposition aux lois fondamentales, elle contredit les libertés civiles. »

Nul réconfort ne saurait être puisé par une personne juste, dans l’opposition ou la coalition, de par son appartenance à un groupe privilégié : L’excuse donnée à toute loi injuste va être « [ce sont] des Arabes » ou « des étrangers ». Ce n’est pas pour la Cour suprême que nous nous battons, mais bien pour les valeurs de l’État [9] et pour ses citoyens.

Comme Mena’hem Begin le disait aussi : « L’histoire nous enseigne qu’aussi longtemps qu’un régime despotique ne réussit pas à abolir le droitaussi longtemps qu’un climat général demeure qui privilégie le salut de la conscience du juge et l’indépendance de la loi, les magistrats sauront affronter le pouvoir et choisir ce que leur dicte leur conscience malgré les pressions des autorités. »

Notes

[1] Cour suprême  [הבית המשפט העליון] “haBeïth haMishpat haÊlyon”, littéralement la Haute Cour de justice.

[2] HaBaït haYéhoudi [הַבַּיִת הַיְהוּדִי‬], le “Foyer juif” de Naftali Bennett, à l’extrême-droite de. l’échiquier politique israélien — ultra-nationaliste et ultra-religieux —, marchande son indispensable soutien à Nétanyahou contre espèces sonnantes et trébuchantes d’une part, progrès de l’annexion rampante des Territoires d’autre part.

[3] État unique — un État binational donc…. Lequel aboutirait automatiquement à une majorité démographique (et électorale) “arabe” sur la terre unifiée d’Israël et de la Cisjordanie occupée, bientôt annexée selon les plans de haBaït haYéhoudi. Pout pallier cet inconvénient, le déni d’égalité est aux yeux du parti une solution… encore que la perfection, rarement formulée mais bien présente en arrière-pensée, soit l’expulsion pure et simple le plus loin possible du Grand Israël ainsi créé.

[4] Les principes constitutionnels (ou lois fondamentales) de l’État d’Israël, au nombre de 15 à l’heure actuelle, dont l’addition devrait théoriquement former un jour la Constitution que David Ben-Gourion renonça à promulguer après l’indépendance. Né lui-même dans un milieu religieux en Europe de l’Est, le tribun choisit de ménager au sortir de la Shoah la sensibilité des  orthodoxes et ultra-orthodoxes qui voyaient en une constitution un déni de la Révélation (la Torah écrite et orale) et donc de la Rédemption messianique supposée amener une ère de résurrection des morts et de paix universelle.

[5]  Jeune (elle n’a pas 40 ans), ambitieuse, femme d’affaires et femme politique, cette ingénieure high tech constitue la n°2 de haBaït haYéhoudi et la dame de fer du gouvernement israélien ; née près de Tel-Aviv, Ayeleth Shaked est aussi la ministre de la Justice redoutable et redoutée du gouvernement israélien… en attendant d’en prendre la tête, espère-t-elle.

[6]  La corruption va bon train, au rythme d’affaires électorales et financières qui voient le Premier ministre convoqué jour après jour par la police pour des enquêtes susceptibles de le faire incarcérer n’était l’immunité que sa fonction lui assure… Outre son appétit bien connu de pouvoir personnel, il est donc impératif pour lui de faire tenir la coalition gouvernementale – quitte à payer au prix fort l’alliance avec l’extrême-droite nationaliste et religieuse. Rassurons-nous, le pris en question est pour le contribuable israélien et les Palestiniens, pas pour la famille Nétanyahou. .

[7] Les  ‘Haredim [חרדים], litt. “Craignant-Dieu”, se composent de juifs ultra-orthodoxes à la pratique rigoureuse que leur refus de la modernité fait adopter, pour ce qui concerne les divers groupes ‘hassidiques, une tenue héritée de leur rebbe de référence, trois siècles et quelques contrées derrière eux —  à Jérusalem, dans le Néguev ou en banlieue de Tel-Aviv ; rue des Rosiers ou place des Fêtes ; à Brooklyn ou au Canada, etc. Rejetant le sionisme et l’usage de l’hébreu en dehors de l’étude des textes sacrés, ils lui préfèrent l’usage du yiddish dans la vie quotidienne, qu’ils apprennent qu’ils soient originaires d’Europe centrale ou orientale, du Maghreb, du Mashreq ou d’ailleurs ; et s’enferment, en Israël ou en diaspora, dans les nouveaux ghettos construits par leurs soins.

[8]  Mena’hem Begin [מנחם בגין], né à Brest-Litovsk en 1913 et immigré très jeune en Palestine mandataire, chef de file des révisionnistes dans le jeune État, porte les destinées du Likoud. Il devient Premier ministre en juin 1977, grâce à l’appui des Juifs dits “orientaux” et des couches défavorisées de la société. Il gouverne jusqu’en octobre 1983 avec la vieille garde du Likoud — dont le président Reuven Rivlin — durablement attachée aux valeurs de la démocratie. Il meurt à Jérusalem le 9 mars 1992. Ses compagnons ont aujourd’hui presque tous disparu et leurs héritiers, les “princes du Likoud” — à commencer par son propre fils, Benny Begin — sont réduits au silence. Une voie royale s’ouvre dès lors devant Nétanyahou, ses alliés et les coups bas infligés à la démocratie.

[9] L’État “juif et démocratique” concrétisant les idéaux sionistes apparus en Europe orientale, centrale et occidentale au 18e siècle afin de combattre la misère et les persécutions endurées par les masses juives, puis au 19e le sionisme politique qui se réunit en congrès à Bâle, sont loin de privilégier la Palestine ottomane puis mandataire dans leur recherche d’un lieu où abriter les Juifs. L’Argentine où le baron de Hirsch achète de vastes terrains agricoles, l’Angola que l’on prétend désert ou pourquoi pas la lune si les fusées figuraient ailleurs que dans les œuvres de Jules Verne… La question du pays biblique est alors loin de se poser.

L’Auteur(e)

Ex-ministre des Affaires étrangères du dernier gouvernement Nétananyahou, la députée Tzippi Livni, inscrite sur les listes de l’Union sioniste, est membre des commissions de la Knesseth des Affaires étrangères et de la Défense, et de la Constitution, de la Loi et de la Justice.