Ha’aretz, 7 mars 2008

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Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant



Cet entretien avec l’historien Ze’ev Sternhell, alors que le Prix Israël venait de lui être décerné, était censé porter sur les idées et avoir un caractère très politique. Quelque chose sur les Lumières et les anti-Lumières en Europe. Sur les racines nationalistes du mouvement ouvrier israélien. Mais une question posée incidemment sur son enfance dans l’Europe des années 40 nous a menés sur un tout autre terrain. Dans son modeste appartement de Jérusalem, l’historien des idées a commencé à raconter l’histoire de sa vie, histoire dont seule une minuscule partie peut être contée ici, dans l’espace d’un supplément hebdomadaire.

Dans les années 70, il écrivit sa thèse de doctorat sur le nationalisme français et devint en même temps l’un des intellectuels les plus influents de la gauche israélienne. Dans les années 80, il provoqua un petit scandale en France en affirmant dans son livre Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France (Seuil, 1983) que le régime de Vichy n’avait pas été imposé aux Français par les Allemands, mais qu’il exprimait un courant d’idées authentique en France, qui avait préparé le terrain à l’arrivée du fascisme.

Dans les années 90, il suscita également un débat en Israël quand il affirma dans son livre Aux origines d’Israël : entre nationalisme et socialisme (Gallimard, 2004) que le mouvement ouvrier historique n’était pas réellement socialiste et que son objectif premier était l’établissement en Palestine [Ce qui occasionna un débat, intellectuel mais d’une violence inouïe, en particulier avec l’historienne Anita Shapira, sorte de « gardienne du temple » du mouvement ouvrier israélien (ndt).]]. Ces 10 dernières années, Sternhell s’est penché plus particulièrement sur l’analyse des Lumières en tant qu’axe central dans l’histoire de l’Europe moderne. Il a également publié dans notre journal des articles furibonds contre la droite nationaliste, la droite économique, le capitalisme israélien et l’occupation [[Voir (entre autres) : [« Sionisme ou colonialisme ? » , « L’impasse comme solution idéale » , « Il est temps d’agir » (appel à la révolte) , « Une colonisation post-sioniste » , ou encore « La culture du factionnalisme » ]]. Pour beaucoup, Sternhell est l’héritier de Jacob Talmon, Yehoshua Arieli et Yeshayahou Leibowitz, le professeur gardien du temple, l’universitaire sûr de lui qui hurle à l’establishment les vérités qu’il refuse d’admettre. Aujourd’hui, pourtant, avec sa femme Ziva près de lui et sa fille Yaël qui écoute depuis la pièce d’à côté, Sternhell n’est ni critique ni sûr de lui. Il ajuste ses lunettes et fixe un point dans l’espace, qui semble lui inspirer ses mots. Réfléchi, parfois ému, il tente d’être aussi précis que possible. Image après image, personnage après personnage, période après période, il essaie de raconter son histoire, juive et israélienne. Cette histoire parle de faiblesse et de force, de croyance et d’hérésie, d’identités mouvantes. Parfois, elle prend par surprise le conteur lui-même.

Un monde de survie

 Q. : Votre carrière universitaire, pour laquelle vous recevez cette année le Prix Israël, comprend l’étude des sources idéologiques du fascisme. Y a-t-il un lien avec le fait que vous-même avez été victime du fascisme quand vous aviez cinq ans ?

 Ze’ev Sternhell : Peut-être inconsciemment. Quand j’étais jeune, le projet était que je fasse mon droit et devienne avocat. Mais j’ai fini par devenir historien, spécialiste de l’Europe du 20e siècle. Il n’est pas possible de déconnecter cette décision du contexte de mon enfance. J’ai grandi dans un monde très civilisé, le monde hautement protégé d’une famille bourgeoise européenne. Et soudain, à l’âge de cinq ans, ce monde s’est écroulé. En un instant. Il est difficile de décrire cette transition, de la tranquillité et la sécurité à la chute, la désintégration. Quand les choses dont vous pensiez qu’elles étaient immuables s’écroulent instantanément. Quand ce vous croyiez être l’ordre naturel des choses est annihilé. Et très rapidement, du jour au lendemain. Je ne suis pas certain de ce que j’avance, mais il est très possible qu’à un certain niveau, cette expérience a influencé mon travail universitaire et intellectuel. Pour moi, il a été important de comprendre comment un ordre démocratique et libéral s’était effondré si rapidement dans une Europe repue et cultivée. Comment il s’est fait que tout se soit cassé. Comment le monde européen a sombré dans la catastrophe. Et nous aussi, notre ville, notre famille, mes parents et moi. Mon grand-père est un gros négociant en tissus, papa est associé dans l’affaire. Maman s’occupe de moi à la maison avec l’aide d’une domestique et d’une nurse. Ma sœur, de 13 ans mon aînée, est une sorte de deuxième mère. Ma chambre verte, située entre deux étages d’une grande maison, était capitonnée de beaucoup d’amour. Jusqu’aujourd’hui, mon souvenir le plus fort est celui de mon père qui me serre dans ses bras, joue contre joue. La chaleur de cette joue. Et la chaleur de maman, bien sûr. Papa, maman et ma sœur Ada me submergent de toute la bonté du monde. Et puis, la guerre éclate, je me réveille en pleine nuit, les lumières sont allumées et mon père vient me dire au revoir, en uniforme de l’armée polonaise. Il part à la guerre. Quelques semaines après son retour de la défaite, tous ses systèmes s’effondrent, et il meurt. Heureusement pour lui, de mort naturelle. Mon grand-père meurt, lui aussi. Et les Russes prennent le contrôle de la Pologne orientale, et aussi de la moitié de notre maison. D’un seul coup, il n’y a plus, ni domestique, ni nurse, la moitié de maison est réquisitionnée. Maman doit se mettre à travailler. Avec beaucoup de difficultés, on se procure de la nourriture dans les villages. Pourtant, alors qu’il n’y a plus de protection, ma mère et ma sœur tentent de me protéger du mieux qu’elles peuvent. Dans un monde où la stabilité a disparu, elles seules sont stables. Elles sont mon unique ancre.

 Q. : Quand les Allemands arrivent-ils ?

 Z.S. : En été 1941. J’ai six ans. L’opération Barbarossa débute sous notre fenêtre, au bord de la Vistule. Je me souviens de nos fenêtres qui tremblent. Les tirs infernaux. La puissance incroyable des Allemands. Puis, très vite, les longs convois de prisonniers russes effrayés. Quelques mois plus tard, nous aussi sommes conduits au ghetto. Transition abrupte, de notre grande maison et ma chambre verte à un taudis dans le ghetto. La promiscuité, les maladies. Et puis, les Aktion.

 Q. : Vous souvenez-vous des Aktion ?

 Z.S. : Le ghetto a été liquidé par étapes. Une Aktion en suivait une autre, chacune d’un type différent.

 Q. : Vous rappelez-vous avoir été pourchassé ?

 Z.S. Oui. Et je me rappelle m’être caché avec maman et ma sœur pendant trois jours dans une espèce de fosse, sous la terre. C’était une sorte de grotte, il y avait là d’autres gens et nous nous cachions, alors que, dehors, on était en train de liquider le ghetto. Il y avait une espèce de fente à travers laquelle je regardais. Et ce que j’ai vu dehors, c’était une chasse. J’ai vu comment on abattait des gens qui cherchaient à s’échapper. Comment on tirait sur des gens perchés sur des arbres. Des enfants aussi. Très vite, j’ai appris à discerner les soldats allemands des officiers, par leur couvre-chef. Et aussi parce que les officiers tiraient avec des pistolets et les soldats avec des fusils. C’était leur méthode pour dépeupler le ghetto. Pour faire disparaître la population. A l’époque, les gens étaient tués dans le ghetto même. Et moi, petit garçon, je voyais à travers cette fente d’autres petits garçons cachés en haut des arbres se faire abattre et tomber.

 Q. : Et que ressentiez-vous dans ce trou ?

 Z.S. : Je ne sais pas bien. J’étais déjà dans un monde où tout s’écroulait. Un monde de survie. De survie à tout prix. Mais je sais que quand des camarades de combat sont morts à côté de moi pendant la campagne du Sinaï et la guerre des Six jours, j’ai pensé qu’au moins, ils mouraient en êtres humains, et non victimes d’une chasse dans une rue. En ce sens, pour moi, Israël n’est pas une question politique. C’est quelque chose de beaucoup plus profond, élémentaire. C’est un retour à l’humanité. Revivre en êtres humains, parce que là-bas, dans le ghetto, on perdait son identité humaine. Vous n’aviez plus rien d’humain, vous n’étiez plus une personne. `

 Q. : La première Aktion se termine, mais une autre suit. Que se passe-t-il cette fois ?

 Z.S. : C’était une journée d’été, et les Allemands recommençaient à chasser du Juif. Une véritable chasse. Puis il y a eu une proclamation : les gens sans permis de travail devaient se rassembler quelque part dans le ghetto. Ma mère et ma sœur y sont allées. Je me souviens comme si c’était hier de ma sœur disant à ma mère : ‘Nous sommes jeunes, nous travaillerons, nous nous en sortirons. » Elles savent qu’elles se séparent de moi. Elles savent que seul Dieu sait ce qui va arriver. Mais elles ne voulaient pas me faire peur. Et elles voulaient espérer.

 Q. Comment vous expliquez-vous qu’elles soient parties si facilement ?

 Z.S. : Parce qu’elles espéraient. Parce que quand des gens sont placés face à une réalité incompréhensible, ils en créent une autre, faite d’illusions. Elles voulaient croire qu’elles avaient un avenir, qu’il y avait la vie, qu’elles me reviendraient. Moi non plus, je n’imaginais pas que je ne reverrais jamais ma mère ni Ada. Elles m’ont serré dans les bras, embrassé, et m’ont laissé avec ma tante. Je les vois encore partir et disparaître au loin.

 Q. : Et à partir de là, vous êtes seul ?

 Z.S. : Je suis avec ma tante, qui a fait tout ce qu’elle a pu pour pallier l’absence de ma mère, je suis avec mon oncle, qui a fait preuve d’une imagination extraordinaire et nous a fait sortir du ghetto. Mais profondément, je suis seul. Seul depuis l’âge de 7 ans. Je n’ai personne à qui raconter, à qui parler. Je sais que personne ne m’aidera, que je dois me débrouiller seul pour survivre. Que ce que je ne ferai pas, personne ne le fera à ma place. Cette solitude, cette conscience que je n’ai personne sur qui compter, personne à qui demander quoi que ce soit, même si je suis encore censé être un enfant.

 Q. : Après vous être évadés du ghetto, vous, votre oncle, votre tante et votre cousin vous faites passer pour catholiques.

 Z.S. : Oui. Quelque chose nous est arrivé, de l’ordre du miraculeux. Mon oncle a trouvé quelqu’un qui possédait une maison à Lvov. C’était un officier polonais, et non seulement il n’était pas antisémite, mais il était prêt à cacher des Juifs. Au milieu du terrible antisémitisme qui existait en Pologne, c’était un cas sur 100 000. Et puis, il y a eu une autre famille qui nous a aidés, une famille de la classe ouvrière. Grâce à ces deux familles, nous avons survécu. Il faut savoir qu’en Europe, il n’y a pas un seul Juif qui a pu survivre pendant ces années sans l’aide de quelqu’un. Mais l’antisémitisme était partout. En particulier en Pologne. C’était un endroit où il était impossible de vivre, pendant la guerre et après. Dans un certain sens, le pire est arrivé après la guerre. Après tout ce qui s’était passé, alors que tout le monde savait ce qui s’était passé, à chaque pas dans la rue, on respirait la haine des Juifs. Je me souviens d’une femme qui hurlait à des Juifs : « Sales animaux, vous êtes sortis de vos trous, dommage qu’on n’ait pas fini le travail. » Et je me souviens de Juifs rescapés des camps, qui cachaient leur identité. Et quand elle était découverte, ils étaient insultés et battus. Les rumeurs de pogroms perpétrés après la guerre étaient nombreuses. C’est précisément là, alors que les Nazis étaient partis, qu’il devient clair que les Juifs n’ont aucun avenir en Pologne. Après ce que nous avions vu, il fallait en finir, changer absolument d’identité, et faire en sorte d’être rattachés à l’Eglise.

La nostalgie de Noël

 Q. : Ce que vous êtes en train de dire, c’est que vous ne vous êtes pas seulement fait passer pour catholique, vous êtes réellement devenu catholique. Vous vous êtes réellement converti.

 Z.S. : J’ai été officiellement baptisé. En ce qui concerne l’Eglise, je suis catholique.

 Q. : Baptisé pendant la guerre ou après ?

 Z.S. : Après. Pendant la guerre, c’était trop dangereux. De toute façon, à cause des lois raciales, cela n’aurait servi à rien. Mais à la fin de la guerre, quand nous avons constaté que les Juifs ne pouvaient plus vivre en Pologne, nous sommes devenus chrétiens. Avec l’eau bénite et tout. Avec mon nom polonais : Zbigniew Orolski.


 Q. : Je ne comprends toujours pas. S’agissait-il d’un jeu pour la survie, comme les marranes en Espagne, ou d’un véritable acte de foi ?

 Z.S. : Pendant la guerre, cela a commencé par être un jeu. Nous avions de faux papiers aryens et une fausse identité catholique polonaise. C’est pourquoi, pour éviter que nous soyons pris, ma tante m’a enseigné les prières, les concepts et les histoires. Il était important que nos voisins voient que nous vivions en bons catholiques, que nous parlions comme des catholiques. Mais, petit à petit, cela a cessé d’être un jeu. J’ai commencé à aimer cela, Pâques, Noël, les cadeaux, l’histoire de Jésus, l’image de la Sainte Vierge. Vous savez, le catholicisme est une religion de génie. Jésus s’est sacrifié pour l’humanité, et pour vous aussi personnellement, Marie surveille le monde, et vous, vous priez pour elle, vous voulez qu’elle vous aide. On sent là une source de salut. Vous n’êtes pas seul, comme les juifs et les protestants. On en appelle à une sorte d’entité humaine, et non à quelque chose d’abstrait. Quand on est un petit garçon au milieu d’une guerre horrible, que tout est horreur autour, que le papa est mort, que la maman est partie, on se saisit facilement de cette foi religieuse, et de l’espoir qu’elle vous sauvera. On n’est plus seul ni abandonné. On a quelqu’un vers qui se tourner. Alors, on regarde cet autel, on s’agenouille devant lui, et on murmure ce qu’on est censé murmurer.

 Q. : Vous aviez un autel chez vous ?

 Z.S. : Oui, j’avais un petit autel que j’avais confectionné pour moi-même.

 Q. : Qu’y avait-il dessus ?

 Z.S. : Marie, le petit Jésus, une ou deux bougies, un peu de verdure. C’était comme une petite crèche de Noël.

 Q. : Et vous priiez devant cet autel ?

 Z.S. : Je priais toutes les nuits. C’était bien vis-à-vis des voisins, oui, mais aussi pour moi. Vous savez, le catholicisme est vraiment une religion extraordinaire. Elle caresse, elle pardonne. Et ses rituels marchent. A l’église, il y a le parfum de l’encens, l’orgue, les chœurs, on ressent quelque chose. Une sorte d’élévation, il n’y a aucun doute. Jésus et Marie vous emplissent d’une sorte de sentiment qui transcende le monde cruel et terrible que l’on voit tout autour. Il y a quelque chose d’autre, de meilleur. En dépit de tout, il y a de l’espoir. Tout ce qu’il y a d’horrible passe, mais le bien est éternel. C’est consolateur. Dans un monde où tout part en morceaux, cela vous donne de la force.

 Q. : Faisiez-vous le signe de croix ?

 Z.S. : Bien sûr, tous les jours. Et même plus. Après la guerre, j’ai été enfant de chœur dans la cathédrale de Cracovie. Mon rôle était de suivre le prêtre, je portais une robe et de l’encens. Je priais avec le prêtre, m’agenouillais avec lui, je l’aidais à donner l’hostie. J’étais le serviteur du prêtre, qui lui-même servait Dieu. Etre le serviteur d’un serviteur de Dieu vous donne une certaine proximité avec Dieu.

 Q. : Ce que vous dites, c’est que pendant trois ans, vous avez renié votre judéité

 Z.S. : Je voulais oublier que j’étais juif. Etre juif, c’était être constamment en état d’alerte, cacher des choses, mentir. Je me suis coupé de tout cela, pour pouvoir vivre, il me fallait être catholique. Voilà pourquoi j’ai effacé ma judéité. Je peux dire qu’à cette époque, pendant ces trois ans, je n’ai pas été juif.

 Q. : Quand avez-vous cessé d’être catholique ?

 Z.S. : En 1946, un train de la Croix-Rouge m’a emmené de Pologne en France. J’avais 11 ans et, de nouveau, j’étais complètement seul. Quand je suis arrivé en France, j’ai effacé tout ce qui avait existé en Pologne. Je ne voulais me souvenir de rien. J’ai même effacé le polonais, ma langue maternelle. En effaçant tout le passé, j’ai effacé le catholicisme en même temps. Soudain, cela me semblait ridicule, risible, humiliant. Pendant longtemps, je n’ai pas voulu me rappeler que j’avais jamais fait partie de cela.

Le jeune homme d’Avignon

 Q. : Et en France, vous avez adopté une nouvelle identité, vous êtes devenu français ?

 Z.S. : J’ai appris le français très rapidement. Le français est devenu ma première langue. Je me suis battu pour être accepté dans un lycée d’Avignon et, deux ans après, j’étais déjà immergé dans la culture française. La France m’a donné un goût sans limites pour la liberté, les droits de l’homme et la laïcité. Jusqu’aujourd’hui, je pense que ce sont les fondamentaux d’une société digne de ce nom. La France m’a apporté les principes de l’universalisme et de la séparation de la religion de l’Etat. Très vite, j’ai excellé dans sa langue, son histoire, sa culture. Même mon accent n’était plus celui d’un étranger. Mais je ne me suis jamais senti Français. Je savais que je n’étais pas un Français authentique. Même si je suivais un cursus qui m’aurait facilement conduit à devenir avocat à Paris ou professeur à la Sorbonne, j’avais conscience de ne pas être chez moi en France. J’ai du mal à l’expliquer, mais c’était ainsi. Je pense que, malgré tous mes efforts pour effacer le passé, il y a eu des choses que je n’ai pas effacées. Je n’ai pas effacé la mémoire de mes parents ou de ma sœur. Ni le fait que ma mère et ma sœur sont mortes parce qu’elles étaient juives. Et moi, en tant que juif, j’étais d’ailleurs. Je ne pourrais jamais être entier en France. Il y aurait toujours une sorte de barrière.

 Q. : Quand avez-vous commencé à penser à Israël ?

 Z.S. : Avant la guerre, en Pologne, ma famille était sioniste. Et la tante qui s’occupait de moi en France était active au sein du Fonds National Juif. Il y avait des affiches, du militantisme, j’entendais des choses. A Avignon, je lisais trois journaux par jour, et je suivais les événements en Palestine. Puis est arrivée la déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël, en mai 1948. Votre génération ne peut pas comprendre l’enthousiasme qui nous a saisis. Cela ne faisait que quatre ans que l’Armée Rouge nous avait libérés, six ans depuis que les Nazis avaient liquidé le ghetto. Et la transition, de cette horreur et de cette impuissance, vers un Etat juif qui gagne une guerre. J’étais un garçon de 13 ans, j’avais très peur que les Arabes massacrent les Juifs. Il semblait n’y avoir que 60.000 Juifs entourés de millions d’Arabes. Et puis, le fait que l’armée des Juifs ait combattu, gagné, et que l’Etat soit né, pour moi, c’était quelque chose au-delà de l’imaginable. Le fait même que ces Juifs, qui venaient du ghetto, qui avaient été pourchassés dans les rues, tués, massacrés, se levaient et créaient un Etat pour eux, je voyais vraiment cela comme un miracle, un événement historique d’une dimension quasi métaphysique. Soudain, il y avait des Juifs ministres, officiers. Et un passeport, des uniformes, un drapeau. Maintenant, les Juifs avaient ce qu’avaient les goyim (non juifs). Ils ne dépendaient plus des goyim. Ils pouvaient s’occuper de leurs affaires. La création de l’Etat d’Israël a été pour moi comme la création du monde, cela m’a mis dans une sorte d’extase.

 Q. : Ce que vous dites, c’est que cet enthousiasme était dû en partie au fait que ce que qui s’était produit dans le ghetto n’était pas seulement une terrible catastrophe, que c’était aussi une humiliation.

 Z.S. : Humiliation, c’est peu dire. Dans le ghetto, cela allait bien au-delà. C’était la transformation du Juif en un grain de sable. En rien. Ou en quelqu’un dont la vie ne valait absolument rien. C’était cela qui était terrible pendant ces années. L’enfant qui voit sa mère et sa sœur lui être prises. L’enfant qui voit les Juifs battus comme des animaux et conduits à l’extermination. Et soudain, là, sur la Terre d’Israël, les Juifs se battent comme les gens doivent le faire. Se battent et gagnent. On les voit, sur les photos, aux actualités cinématographiques, jeunes et forts, le fusil à l’épaule. Oui, ce sont des êtres humains comme les autres, capables de se battre pour leur liberté. Ce ne sont plus des créatures qu’on peut tuer, réduire en esclavage ou chasser. Ils ne peuvent plus être traités comme des bêtes.

 Q. : Vous dites quelque chose de brutal : dans le monde d’avant, le monde de la Shoah, les Juifs avaient perdu toute image humaine, et seule la création de l’Etat d’Israël la leur a rendue ?

 Z.S. : Ce n’est même pas la perte de l’image humaine. Car là-bas, il n’y a jamais eu d’image humaine. Les Juifs n’étaient rien. Rien, rien, rien. Les Juifs étaient de la poussière humaine. On les tuait comme on ne tue pas les animaux. Je veux dire que c’étaient des non-entités, moins que des animaux. Pour un animal, on peut ressentir de la pitié, pour les Juifs, non. Le Juif était un sous-homme. Et là, quelques années après seulement, d’un être défectueux, le Juif devient un être complet. Et cela marche. Il fait preuve de qualités humaines comme le courage et le sens du sacrifice. Pour moi, dans le sud de la France, il y avait là quelque chose d’extraordinaire, que je suis incapable de définir.

Le terminus



 Q. : Faites attention, vous parlez comme un sioniste.

 Z.S. : Je ne suis pas seulement sioniste, je suis super sioniste. Pour moi, le sionisme a été et demeure le droit pour les Juifs d’avoir leur destin et leur avenir entre leurs mains. Je considère le droit des hommes à être maîtres de leur destin comme un droit naturel. Un droit dont les Juifs ont été privés par l’histoire, et que le sionisme leur a rendu. C’est son sens profond. En cela, c’est réellement une révolution qui retentit sur la vie de chacun d’entre nous. J’ai ressenti cette révolution quand j’ai immigré en Israël, seul, à l’âge de 16 ans. Alors seulement, quand j’ai débarqué à Haïfa, j’ai cessé d’être objet de l’action d’autres et je suis devenu sujet.

 Q. : Vous arrivez en Israël à l’hiver 1951. C’est l’austérité et vous êtes seul. N’était-ce pas déprimant ?

 Z.S. : Dans le bateau, il y avait de nombreux enfants de Marseille. C’était surpeuplé, mais heureux. Je me souviens de nous debout sur le pont regarder s’approcher le Mont Carmel. Et le sol de la Terre d’Israël. Quand nous avons débarqué, quelques-uns ont réellement embrassé le quai. Moi non. Mais il y avait le sentiment étrange que j’étais arrivé, que c’était le terminus.

 Q. : Dans quel sens était-ce le terminus ?

 Z.S. : Le terminus de l’errance, des changements d’identité. D’une certaine fausseté qui faisait partie intégrante de tout cela. De ne pas être soi. Et ici, cette fausseté disparaissait soudain. Quelque chose d’artificiel se défait, quelque chose qui, parfois, pouvait être effrayant, qui avait à voir avec le besoin constant de se justifier, d’expliquer que vous vous trouviez là où vous vous trouviez. Mais ici, en Israël, il n’était plus nécessaire d’expliquer ou de justifier quoi que ce soit, et c’était un énorme soulagement. Vous ne parlez pas encore hébreu, vous ne savez pas ce que vous allez devenir, et vous êtes seul, sans rien. Mais ce que vous avez, c’est le sentiment très fort que le parcours intolérable que vous avez accompli est arrivé à son terme.

 Q. : Vous êtes un homme de gauche célèbre, un historien critique, et aujourd’hui, vous sortez du placard et devenez un sioniste de la vieille école, un véritable nationaliste israélien.

 Z.S. : Je suis un sioniste de l’ancienne gauche, à la fois sur le plan national et social. Si vous voulez, je suis un Israélien nationaliste. Il est probable que certains de mes amis dans le monde n’apprécieront pas, mais je ne leur ai jamais demandé de m’apprécier. Je suis quelqu’un qui a passé la 2e Guerre Mondiale, qui a vu la création de l’Etat, qui a immigré seul avant l’âge de 16 ans, avec pour seul but de vivre dans un Etat-nation juif. Il y a deux dimensions. L’une est que je ne crois pas possible de défendre notre existence ici sans Etat-nation. Je ne me fais aucune illusion. Je pense que si les Arabes pouvaient nous annihiler, ils le feraient avec joie. Si les Palestiniens, les Egyptiens et tous ceux qui ont signé avec nous des accords de paix pouvaient faire en sorte que nous disparaissions, ils en seraient ravis. Nous faisons encore face à un danger existentiel, et la force est toujours notre police d’assurance pour notre survie. Même si je suis contre l’occupation, et même si je souhaite que les Palestiniens aient les mêmes droits que nous, je comprends que j’ai besoin du cadre d’un Etat-nation pour me défendre. Mais il y a une autre dimension. Je suis sans religion. Je n’ai ni la sécurité ni l’arme qu’offre la religion. Ainsi, sans le cadre d’un Etat-nation, je demeurerais une personne détachée, sans lien. C’est un paradoxe. Aujourd’hui, les religieux sont ceux qui parlent au nom d’un nationalisme que je n’admets pas parce qu’il n’accepte pas le nationalisme de l’autre, le nationalisme palestinien. Mais, à vrai dire, notre besoin, celui des Israéliens laïques, du cadre d’un Etat-nation est beaucoup plus grand que celui des religieux. Si on m’enlève Israël, il ne me reste rien, je suis complètement nu. Voilà pourquoi Israël est si important pour moi. Et je ne peux pas traiter son existence comme un simple fait accompli, normal, mais comme quelque chose qui doit être constamment sauvegardé, dont nous nous assurions qu’il ne disparaisse pas. Car les choses disparaissent aisément, nous sommes instruits par l’expérience. Et parfois très vite, du jour au lendemain.

 Q. : Vous recevez le Prix Israël l’année des 60 ans de l’Etat. Tout pousse partout, Israël prospère. 57 ans après que vous avez débarqué, de quelle menace de disparition parlez-vous ?

 Z.S. : Je ne pense pas que le sionisme ait été un mouvement colonial, il n’est pas né pour prendre le contrôle d’une population, de ses ressources naturelles ni de la route vers l’Inde. Pour garantir le droit des Juifs à la liberté et à la sécurité, il avait besoin d’un bout de terre où se poser. Mais le danger est qu’à cause de l’occupation de 1967, le sionisme ne devienne rétrospectivement un mouvement colonial. Aujourd’hui déjà, nous connaissons une situation semi coloniale dont nous ne parvenons pas à nous libérer. Si nous ne trouvons pas l’énergie nécessaire pour évacuer au moins une partie de ce qui existe de l’autre côté de la ligne Verte, nous courons à la catastrophe. Nous devrons choisir entre un colonialisme au sens propre et un bi-nationalisme. Chacune de ces situations signifie pour moi la liquidation du sionisme. Un Etat colonial finira par provoquer une révolte terrible de la part de la population occupée, et un Etat binational ne mènera nulle part et débouchera sur un bain de sang. Je ne suis pas venu en Israël pour vivre dans un Etat binational. Si j’avais voulu vivre en minorité, j’aurais pu choisir des endroits plus agréables et plus en sécurité. Mais je ne suis pas venu non plus en Israël pour être un colonialiste. A mes yeux, un nationalisme qui n’est pas universaliste, qui ne respecte pas les droits nationaux des autres, est un nationalisme dangereux. C’est pourquoi je pense que le temps presse. Nous n’avons plus le temps. Ce qui m’inquiète, c’est que la vie facile que nous avons ici, l’argent, la bourse, l’immobilier à Manhattan, tout cela ne produise une terrible illusion. Après tout, il est clair que les choses ne peuvent pas durer ainsi pendant 100 ans – je ne suis pas sûr qu’elles puissent durer 10 ans. Ma génération, la génération des premières années de l’existence de l’Etat, pour qui l’existence même de cet Etat est un miracle, est en train de disparaître lentement. Pour nous, voir ce qui arrive est une tragédie. Pour moi, c’est réellement la fin du monde. Chacun veut assurer l’avenir de ses enfants et de ses petits-enfants. En tant que citoyen, je veux assurer l’avenir de la société dans laquelle je vis. Et en tant que personne, j’aspire à laisser quelque chose, une trace. Je veux être sûr que, quand je viendrai vérifier, mes filles et mes petites-filles continueront à mener ici une vie normale. C’est tout ce que je souhaite. Mais aujourd’hui, il ne me semble pas que cette vie normale soit assurée, ni l’avenir de mes filles et petites-filles. Et cela me hante véritablement. Ce qui me hante, c’est de savoir que ce qui existe aujourd’hui pourrait disparaître demain.