Ce qui se passe actuellement fera date. Certes, ce n’est pas le premier conflit d’envergure en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les guerres balkaniques au cours de la dernière décennie du siècle précédent ont causé la mort – ne l’oublions pas –  de quelque 150 000 personnes ainsi que l’exode d’un peu moins de 2,5 millions de réfugiés. Mais le conflit actuel est d’une nature différente. Même si la Russie était déjà partie prenante lors de la guerre de Crimée en 2014, l’agression de l’Ukraine au-delà des zones dites russophones marque un tournant. L’Europe d’après, car il y aura un après, ne sera plus la même, les rapports internationaux seront différents et l’onde de choc de ce séisme n’épargnera pas le Moyen Orient.
Israël, on le sait, occupe une position particulière en tant que pays qui, de facto, partage en Syrie une quasi-frontière avec la Russie. Israël a besoin de la neutralité aérienne bienveillante de la part de la  Russie qui lui permet de mener ses actions contre le Hezbollah et « l’implantation iranienne qui ronge la Syrie ». Cette situation et la présence d’une forte population juive tant en Russie qu’en Ukraine couplée à un nombre élevé de résidents en Israël originaires de ces mêmes pays, ont été invoquées par ceux qui prônent une position de non alignement au nom de l’adage « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ».
Israël s’est donc efforcé dans un premier temps d’afficher un non alignement, qualifié d’atermoiement par certains de ses alliés occidentaux. Pour sa première prise de parole sur l’offensive russe en Ukraine, le Premier ministre Naftali Bennett a évité de condamner – ou même de mentionner – la Russie. Le ministre israélien des Affaires étrangères, Yair Lapid, quant à lui, après une première déclaration non moins prudente que celle de son Premier ministre, a fini par condamner explicitement « l’attaque russe contre l’Ukraine », ne manquant pas de préciser toutefois que l’État hébreu entretient des liens « anciens, profonds et proches », aussi bien avec l’Ukraine qu’avec la Russie. Parallèlement, Israël avait refusé de coparrainer la résolution du Conseil de sécurité contre la Russie et de commenter sa décision, bien accueillie, on s’en doute, par la Russie dont l’ambassadeur en Israël déclarait espérer qu’Israël « continuerait d’adopter une approche diplomatique sage ». 

Mais le gouvernement israélien, soumis à d’amicales pressions, a su tenir compte de la large coalition internationale qui s’est formée sous la direction des États-Unis. Nonobstant son objectif de maintenir de bonnes relations avec la Russie, et donc de ne pas compromettre sa liberté de manœuvre militaire en Syrie, Israël s’est rangé à bon escient du côté des États-Unis et de l’Occident pour condamner  l’agression russe lors du débat de l’Assemblée générale. Les Émirats Arabes Unis y ont adopté la même position et Israël semble-t-il n’y aurait pas été étranger : l’ambassadeur des États-Unis en Israël a remercié Israël dans un communiqué, publié il est vrai sans mentionner les EAU : « Un immense merci à Israël pour avoir aidé à mobiliser davantage de pays aux côtés de l’Ukraine lors du vote historique d’aujourd’hui« . Au plan militaire également, une évolution serait décelable. Si un approvisionnement militaire a été initialement refusé, le gouvernement israélien aurait levé le veto imposé à certains pays pour la vente à l’Ukraine de systèmes d’armes antichars et d’armements incluant des pièces détachées d’origine israélienne.

Au final, c’est le point de vue de la ministre des Transports Merav Michaeli qui s’est imposé. «Il ne fait aucun doute que la relation spéciale qu’Israël entretient avec les États-Unis, que ce gouvernement s’efforce de réhabiliter et de reconstruire, est à un autre niveau que celle qu’Israël entretient avec la Russie». Mais ce rééquilibrage de la position israélienne vers une réaffirmation de son appartenance à la coalition pro-Ukraine ne signifie pas pour autant un renoncement à jouer sa propre partition, ce qu’illustre le tout récent voyage de N. Bennett à Moscou.
Même empêtrée dans sa guerre en Europe, la Russie conserve sa capacité, si elle le souhaite, d’entraver la lutte d’Israël contre l’axe iranien. On se souvient qu’en janvier, le ministère russe de la Défense avait annoncé que des avions russes et syriens avaient effectué une patrouille conjointe dans le ciel des hauteurs du Golan et que Moscou et Damas avaient l’intention de continuer à le faire. Le message était clair à l’époque et il le reste aujourd’hui encore…
Non moins importantes pour Israël, les négociations à Vienne concernant un retour à l’accord sur le nucléaire. Elles pourraient se conclure dans les tout prochains jours. Ce fut d’ailleurs l’un des sujets abordés au cours de la rencontre Bennett-Poutine. Les réticences, c’est un euphémisme, du gouvernement israélien à cet accord, pourraient dans le contexte actuel, bénéficier d’une attention particulière de la part de la Russie qui formulerait au dernier moment des demandes inacceptables pour les occidentaux : par exemple, la non application des sanctions économiques à ses relations avec l’Iran. Mais par ailleurs ces mêmes pays occidentaux ont intérêt à une levée rapide de l’interdiction faite à l’Iran de vendre son pétrole, substitut à un approvisionnement énergétique russe désormais tari.
Ainsi donc, l’appartenance d’Israël à un camp ne saurait pour autant signifier qu’il se coupe de l’autre. Jusqu’à présent le gouvernement israélien s’est plutôt montré apte à relever ce défi alors même que, comme beaucoup, il a été pris de court par l’agression tragique de l’Ukraine. Selon une source bien informée, Avigdor Lieberman, qui n’est pourtant pas le moins au fait de ce qui se trame à Moscou, aurait dit à ses proches collaborateurs : les Russes envahiront l’Ukraine quand les Martiens envahiront la terre…
Autre répercussion du conflit, et non la moindre, sur la région qu’il convient d’envisager, l’impact des sanctions et de la crise sur l’économie et la stabilité de certains des pays de la région qui dépendent dans une large mesure de l’approvisionnement en produits agricoles en général, et en blé notamment, d’Ukraine et de Russie. L’instabilité possible dans les pays voisins, déjà fragiles socialement, économiquement, politiquement, aiguisera les défis sécuritaires auxquels Israël demeure confronté. Quant au plan intérieur, on notera, à l’approche du Ramadan, que l’explosivité de la situation n’a en rien diminué : tout faux pas, bavure ou provocation peut la faire passer de virtuelle à réelle.
Une grande incertitude est donc de mise. L’Europe en tant que terrain d’affrontement risque très vite d’être débordée… Le Moyen Orient est en bonne place sur la route de ce grand débordement.
Mis en ligne le 6 mars 2022