«L’éruption de fureur dans les rues de Tel-Aviv n’a rien de comparable au niveau atteint à Baltimore et Ferguson», écrivait Anshel Pfeffer dans le quotidien Ha’Aretz après les manifestations de jeunes israélo-éthiopiens du début du mois de mai à Jérusalem et Tel-Aviv… Pour préciser aussitôt qu’il ne s’agissait que d’un sursis.


«Pour la première fois de l’histoire, des milliers de Noirs sont conduits dans un pays sans chaînes, mais dans la dignité; non pas comme esclaves, mais comme des citoyens libres.» Cette émouvante remarque – formulée par William Safire du New York Times en janvier 1985, à la suite de la première opération aérienne de grande envergure amenant des milliers de membres des Beta Yisrael d’Éthiopie en Israel – sonnait creux dimanche soir, alors que des milliers de fils et filles de ces immigrants qu’on avait fait décoller depuis des pistes clandestines au Soudan il y a plus de trente ans se déversaient sur l’Ayalon (le périphérique d’accès à Tel-Aviv), revendiquant leur droit fondamental de citoyens à n’être pas [systématiquement] ciblés et fichés par la police.

Il y a six ans, je déambulais avec un cadre de l’Agence juive au sein du centre de transit à Addis Abeba – où l’un des derniers groupes de Falashmuras, cousins des Beta Yisrael, attendaient un avion, un vol régulier des Ethiopian Airlines cette fois, qui les conduirait en Israël.

«La plupart de ceux qui ont grandi ici ne s’intégreront jamais vraiment au sein de la société israélienne, remarqua amèrement le responsable de l’Agence. Il leur sera par trop difficile d’apprendre la langue à leur âge et s’adapter à la vie dans une société moderne représentera, après avoir passé la majeure partie de leur vie dans un minuscule village agricole, une désintégration trop violente [de leur être].

Les enfants s’adapteront vite, mais le traumatisme éprouvé à se retrouver soudain adultes et en charge de la famille – contraints d’être ceux qui vont à la banque, signent une hypothèque, s’occupent des factures et de l’assurance santé de leurs parents censés être encore jeunes – les marquera à vie. Et puis vous aurez la troisième génération, née en Israël: ils ne parlent pas un mot d’amharic et n’ont aucun lien significatif avec leurs grand-parents; c’est toute la structure de la famille éthiopienne, basée sur le respect des anciens, qui va s’effriter. Nous importons une tragédie sociale et rien de ce que fera le gouvernement, ou qui que ce soit d’autre en Israël, n’y pourra rien changer.»

Ceux qui menaient la manifestation à Tel-Aviv dimanche dernier et la précédente, la semaine passée à Jérusalem, sont des membres de cette troisième génération, née en Israël. Il est du reste difficile de leur donner le titre de “chefs” du fait qu’eux-mêmes en sont à peine conscients. Ce sont simplement de jeunes hommes et femmes, pour certains encore des adolescents, qui se sont organisés via les réseaux sociaux. L’itinéraire de la marche lui-même n’était pas planifié, et ce sont deux groupes de manifestants distincts qui ont divergé depuis l’Ayalon et se sont rejoints place Rabin.

Agrippés au marche-pied

Comme toujours en pareil cas, il y eut une poignée de politiciens et célébrités d’origine éthiopienne familiers des médias pour tenter de prendre le train en marche et de stimuler une carrière chancelante. Mais regardez, derrière eux, les meneurs véritables et anonymes. Voyant bafoué l’honneur d’une histoire familiale à laquelle se raccrocher, leur colère ne vise pas la seule police, mais aussi le petit groupe au sein de la deuxième génération d’immigrants qui a voulu monopoliser les liens entre leur groupe de population et les autorités israéliennes. Ces jeunes gens ne se voient pas comme les membres d’une petite communauté et sont déterminés à ne pas laisser qui que se soit, et la police moins que tout autre, les prendre pour autre chose que des Israéliens.

Quelques militants d’extrême-gauche ont essayé de lier, sur leur compte Twitter, les manifestations de Jérusalem et Tel-Aviv au courant des American#Blacklivesmatter, qui a fait surface lors de récentes émeutes aux États-Unis. La comparaison est absurde à de multiples égards (même si le slogan a été repris par deux ou trois jeunes manifestants) et, que ce soit par ignorance ou malveillance, ses auteurs ne rendent pas service aux manifestants en Israël.

En fait, c’est une comparaison quasi raciste – qui proclame que les problèmes rencontrés par les Noirs sont identiques partout dans le monde. Mais ceux qui tentent d’engranger un capital politique, ou simplement d’avoir l’air “cool” par le biais de leurs “hashtags” sur les réseaux sociaux, servent au moins un but positif: alerter quant à la situation israélienne telle qu’elle pourrait être d’ici une génération ou deux. L’anarchie, la haine et la violence entre la police israélienne et les Israélo-Éthiopiens ne sont en rien comparables à ce qui s’est déchaîné dans les rues de Baltimore et Ferguson mais, si le cours des choses actuel ne s’inverse pas, elles pourraient le devenir.

Si ces manifestations avaient lieu à Nazareth, Umm al-Fahm ou Jérusalem-Est et que les manifestants soient des Palestiniens, des Arabes israéliens ou des immigrés africains non-juifs, la situation serait alors probablement aussi mauvaise qu’aux États-Unis. Voire pire… Et les choses sont [déjà] largement pires que ce qu’elles devraient être à l’égard des Israélo-Éthiopiens, du fait que des forces de police utilisées aussi comme forces d’occupation contre une autre nation au-delà de la Ligne Verte vont se mettre, par leur nature même, à prendre de plus en plus de citoyens à l’intérieur de la Ligne pour des “autres”; ils traiteront ces “autres” avec une violence croissante – et leur dénieront leur dignité [humaine].

La ministre de l’Immigration et de l’Intégration Sofa Landver en sait beaucoup à propos du respect et de la dignité. Au moment où les manifestants se rassemblaient à Tel-Aviv, elle recevait un groupe de vétérans de l’Armée rouge, arborant fièrement leurs médailles de la “Grande Guerre patriotique”. Lancées sur Facebook, les photographies des vétérans avec Landver lui revinrent en boomerang: elle fut tournée en ridicule pour n’avoir même pas pensé qu’il était de son devoir de traiter de la question éthiopienne. Mais en fait, pourquoi le devrait-elle? Nul n’a jamais nourri l’illusion que son parti, Yisrael Beiteinu, serve un autre électorat que le sien propre, les électeurs russophones. Il valait probablement mieux qu’elle ne dit rien. Son «vous devriez dire merci qu’on vous ait accueillis», en réponse à une précédente vague de manifestations de jeunes Israélo-Éthiopiens en 2012, ne s’effacera pas des mémoires aussi longtemps qu’elle demeurera en politique.

Mais Landver n’est pas un cas unique. Nombreux sont les Israéliens qui se demandent pourquoi il paraît y avoir tant d’ingratitude de la part d’une communauté que l’on a amenée de l’une des régions les plus défavorisées d’Afrique et transplantée au xxie siècle. Pourquoi toute cette colère, alors qu’on a investi des centaines de millions of shekels pour leur émigration et leur intégration?

Eh bien, si c’est de la gratitude que vous voulez, vous trouverez probablement encore des membres des première et deuxième générations d’Israélo-Éthiopiens pour en exprimer. Mais quant à la troisième génération, ceux qui sont nés ici ou n’ont aucun souvenir de quelque lieu hormis Israël, il n’est rien dont ils doivent être reconnaissants. Ils veulent [voir affirmée] leur dignité ici et maintenant.