Paris, 18 octobre 2006


Face au drame qui touche Robert Redeker et sa famille, beaucoup de sentiments se bousculent. Surgit en premier lieu une solidarité spontanée et humaniste pour un homme menacé dans sa vie par des monstres froids qui condamnent à mort quiconque ne suit pas mot pour mot le fil de leurs pensées ou de leurs croyances. Les nombreuses réactions de soutien, institutionnelles et de la société civile, nous rassurent presque sur notre pays : nous pouvons être fiers d’un pays qui réagit dignement face aux menaces obscurantistes et je souhaite que l’Etat fasse plus pour protéger physiquement et soutenir financièrement le professeur et sa famille.

Presque. Il reste un malaise : souvent les textes de soutien prennent la forme « je soutiens la libre expression mais je ne soutiens pas le texte publié ». Derrière ces mais, beaucoup de choses non-dites : certaines hypocrites, mettant au même niveau considérations critiques de l’auteur et menaces de mort des groupes islamistes, d’autres plus sincères désirant se démarquer de propos qu’ils jugent déplacés. Et déjà des polémiques gravitent autour de ces mais. On taxera de promoteurs du « choc des civilisations » ceux qui n’en mettent pas car ils ne considèrent pas la défense de l’islam comme leur combat et on traitera facilement de « munichois » tous ceux qui placent un timide mais pour marquer leur différence.

Pour échapper à ce piège, sachons mettre de côté ces mais maladroits et mettons de la nuance, de la philosophie là où il en manque terriblement. Est-il indécent de discuter du texte au coeur du débat alors que l’auteur est menacé de mort ? A moins de donner raison à ceux qui menacent notre démocratie, je crois au contraire qu’il est digne de pouvoir continuer à en débattre comme si personne n’était menacé.

En parcourant les tribunes, je me suis souvent interrogé sur les raisons de ces mais, surtout de la part de militants résolument engagés contre l’islamisme en France ou au Maghreb : réactions épidermiques à un texte chargé de critiques violentes contre l’islam certes mais pas plus que celles d’un Salman Rushdie qu’ils avaient défendu à une certaine époque. J’y vois une différence majeure : le texte de Robert Redeker est incroyablement fermé sur sa propre logique.

D’abord, il met « l’islam » comme sujet de ces phrases : l’islam fait ci, l’islam fait cela. Et si « l’islam tient la générosité, l’ouverture d’esprit, la tolérance, la douceur, la liberté de la femme et des moeurs, les valeurs démocratiques, pour des marques de décadence », qu’en est-il des musulmans eux-mêmes ? Pas un seul tolérant ? Pas un seul défendant l’égalité homme-femme ? Pas un seul démocrate ?

Non l’islam ne fait rien : des individus, certains dangereux terroristes d’autres victimes expiatoires s’en réclament. Eux, eux seuls sont sujets, responsables des actes qu’ils commettent. Utiliser « l’islam » comme sujet, c’est glisser facilement sur le fait que des hommes sont derrière ce concept philisophique, culturel, cultuel et oublier tout un pan du débat sur la responsabilité des uns et des autres. C’est ensuite condamner les personnes de culture musulmane à un déterminisme religieux auquels ils ne veulent pas se sentir soumis : chacun doit être libre de déterminer sa façon d’interpréter ou d’ignorer le message prophétique, dans son contexte historique. C’est enfin se mettre dans la même posture que les fanatiques religieux : faire parler toute la religion et donc Dieu pour soi.

Cela étant dit, on doit pouvoir critiquer le texte lui-même en tant que corpus philosophique. Oui, le Coran comporte des versets paradoxaux envers les non-musulmans, invitant au dialogue ou à la guerre. Oui, le Coran fait parfois peu de cas des femmes et des homosexuels. Cela n’empêche pas de nombreux militants de culture musulmane de se battre quotidiennement pour le droit à la reconnaissance égalitaire des femmes, contre l’oppression des homosexuels, des non-musulmans ou des apostats. Certains le font au nom de principes religieux, d’autres au nom des lumières de la raison. Il faut ainsi juger les hommes sur leurs actes, car de cela seul, ils peuvent et doivent rendre compte.

Défendre la libre pensée, c’est d’abord autoriser les personnes à s’exprimer. La civilisation, l’environnement qui fait de nous des hommes éclairés, capables de lutter contre la barbarie de notre temps, ne se limite pas à cela. La civilisation, c’est une pensée qui libère, qui ouvre des portes de compréhension, d’ouverture aux autres, c’est une pensée qui nous offre un avenir commun, quel que soit notre passé. En ce sens, le texte de Monsieur Redeker est certes une libre pensée mais en rien un acte civilisationnel.

Terminons sur un souhait : Monsieur Redeker, je souhaite que nous nous rencontrions un jour, quand votre situation se sera arrangée. Ce jour-là, nous prendrons le temps de considérer les hommes comme ils sont, tentant juste à travers leur héritage de faire leur chemin sur la Terre, et nous réfléchirons à comment démettre nos ennemis obscurantistes communs. Ce jour-là, nous aurons fait valoir notre liberté de parole et nous aurons fait un pas de civilisation ensemble. N’est-ce pas cela construire une société ?