« L’attaque du Hamas du 7 octobre a fait voler en éclats le mur du déni, et a replacé le problème palestinien au centre du discours israélien, régional et mondial. Après des années de mise à l’écart de la question palestinienne, de fausses affirmations du Premier ministre qui parlait de décennie « la plus pacifique » pour la sécurité d’Israël, de statu quo qui ne pouvait pas tenir, et d’illusion qu’Israël serait en mesure d’établir des relations avec les pays arabes tout en contournant le problème palestinien, le conflit refait surface, et nous oblige à affronter la douloureuse réalité.
Depuis un an et demi, notre groupe de recherche, Tamrur-Politography, a entrepris un travail multidisciplinaire et de grande envergure pour créer une base de données complète permettant de retracer l’évolution du conflit israélo-palestinien au fil du temps et d’identifier les trajectoires de changement. Notre analyse révèle que de nombreuses personnes en Israël et à l’étranger ont ignoré le problème palestinien avant le 7 octobre, et que peu d’entre elles ont prévenu que le fait d’ignorer l’éléphant dans la pièce et de ne pas préparer un plan diplomatique pour l’aborder finirait par nous nuire.
Notre projet présente une « anatomie sociale » de l’échec multisystémique qui peut aider à expliquer la conflagration actuelle dans le conflit israélo-palestinien. »

Le Dr Arieli, le Professeur Hirsch-Hoefler, et le Professeur Hirschberger dirigent le groupe Tamrur-Politography à l’Université Reichman.


Auteurs : Shaul Arieli, Sivan Hirsch-Hoefler et Gilad Hirschberger,  Haaretz,14 février 2024

Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

https://www.shaularieli.com/en/articles/the-political-process-with-the-palestinians/

Illustration : Le mur de séparation entre Jérusalem et Abou Dis, vu du côté israélien, janvier 2020. © : Emil Salman

Mis en ligne le 2 avril 2024


Maoz Rosenthal a constaté que les décisions des 35e, 36e et 37e gouvernements israéliens (2020-2023) et les discussions des commissions des 23e, 24e et 25e Knessets sur le conflit étaient peu nombreuses et portaient exclusivement sur des mesures visant à promouvoir une politique d’annexion territoriale. Une analyse du discours des dirigeants dans les médias sociaux a montré une tendance similaire. Plus précisément, plus de 70 000 tweets postés par les chefs de tous les partis politiques entre décembre 2018 et mai 2023 indiquent un faible niveau d’attention à la question israélo-palestinienne. La plupart des tweets sur la question proviennent des chefs des partis de droite religieuse et de gauche laïque, qui se sont tous deux concentrés principalement sur l’idée d’annexer du territoire (qu’ils soutiennent ou s’opposent à cette politique). Les dirigeants des partis du centre ont préféré ne pas aborder la question du tout. Le problème palestinien a été relégué au second plan du discours politique, ce qui l’a rendu presque totalement absent.

Ronit Marzen a analysé 33 discours de Mahmoud Abbas et 15 d’Ismail Haniyeh sur la période 2021-2022. Ces deux dirigeants ont cherché à ramener la cause palestinienne sur le devant de la scène en mettant l’accent sur le récit national palestinien. Dans ses discours, Abbas a appelé à mettre fin à l’occupation et à parvenir à un accord permanent par le biais d’une campagne diplomatique concertée dirigée vers la communauté internationale et les dirigeants arabes modérés, et par le biais d’un partenariat dans la guerre contre le terrorisme au Moyen-Orient. Haniya a tenté de persuader la communauté internationale et les dirigeants arabes de reconnaître la légitimité de la « résistance armée ». Le mot « paix » est apparu des dizaines de fois dans le discours d’Abbas, mais seulement une fois dans celui de Haniya, et seulement en référence à une « fausse paix ».

Nous avons cherché à savoir si la presse israélienne avait également évité de parler du conflit et des solutions diplomatiques possibles. Le Dr Rosenthal a étudié l’attitude de la presse israélienne en analysant 38 774 titres parus en première page de Haaretz, Yediot Ahronoth et Israel Hayom entre le début de l’année 2018 et la fin du mois de mai 2023. Haaretz a couvert le conflit plus fréquemment que les autres journaux et s’est concentré sur la question de l’annexion ; les deux autres journaux se sont concentrés sur les incidents de sécurité. Les trois journaux se sont abstenus de présenter des solutions possibles au conflit. L’attitude de la presse israélienne fut ainsi le reflet de l’atmosphère politique en Israël. Elle évita d’aborder les solutions territoriales au conflit.

En parallèle à nos analyses de l’élite politique et de la presse, nous avons également examiné si le discours public et l’opinion publique parmi les Israéliens et les Palestiniens correspondaient à ceux des dirigeants politiques. Moran Yarchi a analysé le discours public israélien entourant le conflit entre février 2021 et février 2023 (sur la base d’un échantillon de 14 972 messages postés sur Facebook et 24 410 tweets). Elle a constaté que l’implication du public (mentions j’aime, réponses et partages) dans les messages postés discutant de diverses alternatives politiques attirait peu l’attention par rapport au discours politique général que l’on trouvait en ligne. Ceux qui ont exprimé un certain intérêt pour les alternatives politiques ont eu tendance à soutenir des solutions basées sur un compromis territorial, comme un accord bilatéral ou une séparation unilatérale, et à s’opposer à des solutions basées sur une occupation continue, comme l’annexion de territoires ou le statu quo.

Gilad Hirschberger et Sivan Hirsch-Hoefler ont mené 14 enquêtes auprès d’Israéliens juifs et trois auprès de citoyens arabes d’Israël entre 2018 et 2023. En outre, des enquêtes sur les colons de Cisjordanie ont été menées en 2016, 2018 et 2023. Les résultats montrent une tendance à l’extrémisme croissant chez les Israéliens juifs en ce qui concerne le conflit et les solutions territoriales qu’ils privilégient. Avant le 7 octobre, les enquêtes d’opinion démontraient un déclin graduel du soutien à la solution des deux États au sein du public juif et une préférence accrue pour le statu quo, ce qui signifie, dans les faits, un processus d’annexion rampante.

Le 7 octobre a modifié ces tendances dans une certaine mesure. Alors que le soutien à une solution fondée sur la coexistence de deux États est tombé à un niveau historiquement bas, le soutien à une séparation unilatérale a connu une hausse significative, de même qu’une baisse du soutien au statu quo. Ainsi, après le 7 octobre, les Israéliens veulent toujours se séparer des Palestiniens, mais ne croient pas qu’il sera possible de parvenir à un accord bilatéral avec eux.

Une tendance à l’extrémisme peut également être observée chez les colons, qui représentent environ 5 % de la population israélienne. En 2016, une proportion importante de colons était prête à envisager l’évacuation des colonies dans le cadre d’un accord de paix, voire à envisager une évacuation immédiate en échange d’une compensation monétaire. Depuis lors, cependant, le niveau de volonté d’accepter de tels scénarios a fortement chuté, non seulement parmi les colons idéologiques, mais aussi parmi les colons « qualité de vie ». Les citoyens arabes d’Israël sont le seul groupe qui, pour l’essentiel, soutient encore la solution des deux États, bien qu’ils ne croient pas que cette solution soit acceptable pour les Juifs israéliens ou les Palestiniens. Il convient également de noter que les citoyens arabes s’identifient davantage à Israël depuis le 7 octobre.

M. Marzen a examiné le discours de 25 influenceurs sociaux en ligne (de la diaspora palestinienne, d’Israël, de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza) au cours de la période 2021-2023. Ces influenceurs sociaux se sont principalement attachés à promouvoir la justice pour la cause palestinienne, à présenter les souffrances des Palestiniens au monde extérieur et à susciter l’empathie du public israélien, arabe et occidental pour les droits nationaux des Palestiniens. Ils ont accordé moins d’attention à la question « deux États ou un seul ». Les sondages d’opinion réalisés auprès des Palestiniens confirment cette analyse et montrent que, depuis un certain temps, l’opinion publique palestinienne a délaissé les solutions diplomatiques au profit d’un soutien à la confrontation armée comme moyen d’atteindre ses objectifs.

Au niveau régional, nous avons examiné les positions de plusieurs pays arabes : Égypte, Jordanie, Émirats arabes unis, Bahreïn, Arabie saoudite et Qatar. Moran Zaga a analysé 538 documents de 2018 au milieu de l’année 2023, y compris des discours, des déclarations, des décisions, des rapports médiatiques et des interviews qui comportaient des références à l’arène israélo-palestinienne. L’étude a montré que le Qatar est le pays qui exerce la plus forte influence économique sur le conflit. Cependant, les pays les plus proches géographiquement de l’arène israélo-palestinienne — l’Égypte et la Jordanie — sont les plus actifs à défendre et promouvoir une solution diplomatique.

Les Émirats arabes unis sont le pays qui a fait le plus référence aux projets d’annexion. Tous les pays examinés soutiennent la création d’un État palestinien dans le cadre d’une solution à deux États dans les frontières de mai 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale. Il semble que les accords d’Abraham n’aient pas modifié la position des pays arabes concernant les principes d’une solution diplomatique au conflit israélo-palestinien.

Nimrod Novik a examiné le système international tel qu’il apparaît dans les protocoles des discussions parlementaires (UE, France, Royaume-Uni, Allemagne et le Congrès américain), ainsi que dans les déclarations des présidents internationaux et des ministères des Affaires étrangères. Son étude, qui couvre la période allant du début de l’année 2020 à la fin du mois de septembre 2023, révèle une tendance constante à la perte d’intérêt pour la question israélo-palestinienne. En effet, la seule personnalité à avoir régulièrement fait des commentaires sur la solution à deux États est le président américain Joe Biden. À l’inverse, le Congrès américain et le département d’État ont fait de plus en plus de déclarations qui semblaient témoigner de leur part un engagement moindre en faveur de la solution à deux États.

Au cours du second semestre de 2023, on a pu observer le début d’un renversement de cette tendance au sein de l’administration américaine. Les efforts déployés par les États-Unis pour normaliser les relations entre Israël et l’Arabie saoudite et l’utilisation de ce processus par les Saoudiens, par l’intermédiaire des États-Unis, pour exiger des changements dans la politique d’Israël dans les territoires (en particulier le blocage des tentatives d’annexion) ont de nouveau mis en évidence la nécessité pour l’administration de se concentrer sur le conflit.

Ce regain d’intérêt pour la solution des deux États a atteint son apogée en octobre 2023, après le déclenchement de la guerre dans la bande de Gaza. L’administration américaine a réaffirmé son engagement en faveur d’un accord sur la base de deux États, qui n’était plus qu’un vœu pieux, mais un élément clé de sa politique pour le « jour d’après » la guerre. La diminution de l’intérêt des responsables américains pour le conflit israélo-palestinien avant le 7 octobre se reflète également dans l’opinion publique américaine. Les sondages réalisés par Hirschberger et Hirsch-Hoefler vers la fin de l’année 2023 ont révélé que la majeure partie du public américain ne s’intéresse pas au conflit israélo-palestinien. Une majorité de citoyens américains considère Israël comme le foyer national du peuple juif, et non comme un État colonisateur, et une majorité considère Jérusalem comme la capitale d’Israël et soutient l’aide américaine à Israël. Toutefois, l’opinion publique américaine est divisée quant au degré de sympathie que l’administration devrait manifester à l’égard d’Israël. Si la plupart des citoyens américains sont toujours favorables à une solution à deux États, on observe des signes évidents de changement au sein de la jeune génération, qui ne manifeste pas de sympathie pour Israël.

Cette étude détaillée démontre que la politique qui consiste à éviter toute discussion portant sur des solutions permanentes au conflit israélo-palestinien fut adoptée par les gouvernements de Benjamin Netanyahu et Naftali Bennett, qui ont récemment dirigé le pays. Elle fut également partagée par la société israélienne dans son ensemble, y compris la classe dirigeante et les médias. Il en va de même pour l’administration américaine (à l’exception du président Biden), la société américaine ainsi que les Nations Unies. De leur côté, les Palestiniens et le monde arabe (à l’exception du Hamas) ont continué à discuter de la nécessité de résoudre le conflit à travers une solution à deux États.

Les événements du 7 octobre ont permis au Hamas d’obtenir des résultats notables, notamment le retour de la question palestinienne sur le devant de la scène. Cette réussite se manifeste non seulement par le retour de la question palestinienne à l’échelle internationale, mais aussi par le ton de ce discours, qui remet en question le droit à l’existence d’Israël et rejette les solutions pragmatiques.

Face à cette approche extrémiste, Israël doit présenter des dirigeants courageux et responsables, capables d’assurer un avenir juif et démocratique à l’État d’Israël en aspirant à une solution fondée sur des compromis douloureux avec les Palestiniens, tout en préservant les intérêts israéliens en matière de sécurité.