Pour la liberté d’expression
par Tewfik Allal

Ce texte est paru dans le n° de Charlie Hebdo daté du 8 février. A paraître prochainement dans L’Humanité

L’hebdomadaire jordanien Shihane publiait, le 2 février dernier, trois des
caricatures danoises qui mettent aujourd’hui le « feu aux poudres », et se
demandait « ce qui portait le plus préjudice à l’islam : ces caricatures ou
bien les images d’un preneur d’otage qui égorge sa victime devant les
caméras » (cité par Libération, 3 février 2006).

Le problème est que ce journal a été retiré de la vente, et le directeur de
publication, limogé. Ainsi, il y a certainement nombre de gens qui pensent
la même chose en terres d’Islam, mais ils n’auront pas le droit de le dire :
c’est à eux que manque le plus gravement la liberté d’expression.
On pourra toujours discuter de la qualité de ces caricatures et de
l’influence possible, sur elles, de l’atmosphère droitière et teintée de
racisme qui sévit actuellement au Danemark, comme dans d’autres pays
européens. Mais qu¹on en appelle au meurtre contre leurs auteurs et contre
l’ensemble de leur nation au nom de Dieu, que le secrétaire général du
Hezbollah libanais déclare que « s’il s’était trouvé un musulman pour
exécuter la fatwa de l’imam Khomeyni contre le renégat Salman Rushdie, cette
racaille qui insulte notre prophète Mahomet au Danemark, en Norvège et en
France n’aurait pas osé le faire », nous impose l’urgente nécessité de les
défendre : allons-nous attendre, comme le dit Magdi Allam dans Il Corriere
della Sera, « qu’un autre Théo van Gogh soit assassiné à Copenhague ou à
Oslo » ? Qu’on ait de nouveau ce sinistre  » fini de rire  » dont parlait un
journaliste français lors de l’affaire van Gogh ?

Cette remise en cause de la liberté d’expression, orchestrée quatre mois
après les faits, vise à empêcher toute liberté de pensée d’artistes,
d’intellectuels, toute critique de la religion, dans une surenchère sur fond
de victoire électorale du Hamas en Palestine, et des positions du
gouvernement iranien. Ces manifestations et ces apparents désordres
provoqués par les caricaturistes danois sont, en réalité, un rappel à
l’ordre adressé à ceux qui se reconnaissent provenir de cette
civilisation-là, citoyens d’Europe et d’ailleurs, et surtout d’ailleurs :
Vous n’avez pas le droit d’être européens, vous n’avez pas le droit de
penser  » comme des Européens « . Et l’actuel projet de l’Organisation de la
conférence islamique et de la Ligue arabe demandant à l’ONU d’adopter une
résolution interdisant les atteintes aux religions ­ qui rencontrera, à coup
sûr, la plus grande sympathie chez certains groupes chrétiens et juifs ­ est
une remise en cause d’un acquis européen dont nous avons besoin plus que
jamais, celui de la liberté de penser, indissociable de la liberté de
conscience, du droit à l’athéisme, et au blasphème. D’autres « communautés » ­
juives, chrétiennes ­ se sont, elles aussi, senties insultées par tel ou tel
texte, dessin, discours, mais elles ont réagi devant les tribunaux.

Au Manifeste des libertés, nous maintenons vive une double exigence : la
condamnation de l’intégrisme et de ceux qui l’alimentent, et la nécessité de
redonner espoir à un avenir démocratique partagé, à partir d¹une pluralité
de provenances culturelles. Un espoir dont ne veulent ni les partis
d’extrême droite ni les radicaux islamistes, qui se renvoient étonnamment la
balle ­ et nous avons à saisir cette balle au bond.

Pour cela, il importe de faire connaître toutes les contradictions qui ont
été ­ et sont ­ à l’oeuvre dans le monde musulman, toutes les expériences de
liberté tentées dans ce monde, aujourd¹hui comme hier. Rappelons-nous cette
expérience de liberté d’ampleur historique et sociale inégalée, où pendant
plus de deux siècles Bagdad est devenue un centre des savoirs du monde
(Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, Aubier). Il est vrai que le
désir de civilisation y était alors intense et n’était pas écrasé par
l’appétit des revenus pétroliers.

Des expériences de liberté qui, comme le dit Salman Rushdie, finiront bien
par « abattre un jour la porte de cette geôle ».

Tewfik Allal,
pour l’Association du Manifeste des libertés
[->[email protected]]

Site : [->http://www.manifeste.org]


L’association « Histoires de mémoire » transmet :

Pétition pour la liberté absolue de conscience

Vous trouverez en cliquant sur ce lien un appel de citoyens de culture
musulmane soutenant le droit de la presse à traiter même avec humour de
tous les sujets, religieux ou non.

[->http://histoiresdememoire.org/article.php3?id_article=229]

Au moment où s’affirme l’intolérance dans de nombreux secteurs, nous
voulons affirmer la nécessaire adéquation entre une identité par essence
partielle et la modernité que constituent la démocratie et la république.

Nous vous demandons de relayer cet appel dans vos réseaux et dans tous
les médias car nous croyons possible une parole différente.