Auteur : Shaul Arieli pour Haaretz, 19 octobre 2023

Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

https://www.haaretz.co.il/opinions/2023-10-19/ty-article-opinion/.premium/0000018b-474c-de3d-a58f-cf6dde340000

Source en anglais : Site de Shaul Arieli :  https://www.shaularieli.com/en/homepage-2/ in Latest News

Mis en ligne le 21 décembre 2021


Chacun des différents groupes qui composent la société israélienne a sa propre perception de la réalité. Contrairement à ce qu’il en était autrefois, il n’est plus question d’interprétations différentes d’une réalité convenue de tous, mais plutôt d’un désaccord sur la nature des faits eux-mêmes, voire de l’existence de « faits » alternatifs, qui visent à créer l’illusion d’une réalité fausse et mensongère. C’est ce qu’ont réussi Benjamin Netanyahu et ses associés, qui ont créé le mirage d’une réalité factice dans l’esprit de la moitié du public israélien. C’est ainsi qu’ils ont pu justifier leurs politiques et leur vision qui ont conduit, entre autres, à la débâcle du 7 octobre dans l’Enveloppe de Gaza1.

Pendant la majeure partie de l’histoire sioniste moderne, les trois composantes du peuple juif – les sionistes laïques, les messianiques religieux et les Haredim – pouvaient s’entendre, en principe du moins, sur les faits. Leurs désaccords portaient sur l’interprétation différente de ces faits par chacun de ces groupes qui sont tributaires de leur propre vision du monde. Les sionistes laïques ont considéré la déclaration Balfour, la résolution du plan de partage de la Palestine, la création d’Israël, la guerre d’Indépendance de 1948 et la guerre des Six Jours de 1967 comme des jalons du succès du mouvement national du peuple juif qui accédait à la reconnaissance internationale de son droit à l’autodétermination sur sa terre d’origine, ainsi que son aspiration à devenir partie intégrante du concert des nations. Les messianistes religieux ont vu dans ces mêmes événements la preuve de la « fin des temps » et le début de la rédemption qui devait conduire à l’établissement du Royaume de David et à un retour à l’époque du Temple. À l’inverse, les Haredim considèrent ces événements comme des violations des « trois serments » qui interdisent la migration organisée des Juifs vers la Terre d’Israël. Ils parlent donc d’une profanation de l’idéal messianique.

Par la suite, le fossé entre ces trois groupes s’est creusé, et chacun évolua dans des réalités quasi parallèles. Ce processus est attribuable en partie à l’échec du processus de paix entre Israël et l’OLP. Il est aussi l’échec de la politique de Netanyahu qui a refusé de reprendre les négociations en vue d’un accord avec les Palestiniens censé garantir une séparation entre Israéliens et Palestiniens. Cette politique a érodé la faisabilité du projet sioniste séculier : le maintien d’un État démocratique aux caractéristiques nationales juives en tant que membre de la communauté des nations. La voie était désormais apparemment libre pour les messianiques religieux et leurs nouveaux alliés – le courant nationaliste « Hardal » ou Haredi nationaliste – qui comptent bien réaliser leur rêve « d’hériter de la terre », conformément à la doctrine de conquête et de colonisation présentée dans le Livre de Josué. Or, les Palestiniens, la communauté internationale et une majorité de l’opinion publique israélienne ont refusé de coopérer à cet objectif.

Afin d’adapter la réalité à sa politique, Netanyahu a commencé à agir par différents canaux – les médias traditionnels et sociaux, le système éducatif, les ministres du gouvernement et les membres de la coalition à la Knesset – pour insinuer dans l’esprit du public israélien une réalité falsifiée se conformant à sa politique et à ses aspirations personnelles et politiques. En d’autres termes, au lieu de fonder sa politique sur une analyse lucide et responsable de la réalité, qui aurait invalidé la faisabilité de la vision messianique-nationaliste, Netanyahu a choisi d’inculquer au public un sentiment de fausse réalité fondé sur une collection de mensonges dans le but de justifier sa politique irresponsable et opportuniste. Les mensonges et l’incitation ont jeté les bases de cette fausse réalité : les gens de gauche ont oublié ce que signifie être juif ; les manifestants qui s’opposent au gouvernement sont des anarchistes et des traîtres ; les Arabes affluent dans les bureaux de vote ; la Cour suprême met en danger la sécurité de l’État ; Mahmoud Abbas appuie le terrorisme ; le Hamas sert nos intérêts, et ainsi de suite.

Sur le plan diplomatique et sécuritaire, Netanyahu a cherché à effrayer l’opinion publique et a convaincu les Israéliens qu’ils étaient voués à demeurer seuls contre tous. C’est ainsi que l’Iran est qualifiée de « dictature nazie » et que l’État islamique et le Hezbollah sont la preuve qu’à chaque génération, on cherche à nous anéantir, comme le dit le chant de Pessah. Dans cet ordre d’idées, l’initiative de paix de la Ligue arabe de 2002 est impraticable, Mahmoud Abbas adhère au « plan par étapes » devant mener à la destruction d’Israël, tandis que le Hamas devrait être renforcé. Il est vital pour Netnayahu de maintenir la division entre les Palestiniens, ce qui sape la légitimité et l’autorité d’Abbas en tant que seul partenaire possible pour mettre fin au conflit. Netanyahu nourrit ainsi l’illusion que cette division politique élimine les Palestiniens de Gaza de l’équation démographique, facilitant l’annexion de la Cisjordanie.

Cette mentalité de ghetto a déclenché et alimenté des dynamiques dans la sphère intérieure et sociale. Netanyahu a exigé que même ses opposants fassent preuve d' »unité » et soutiennent les dirigeants du pays. Il a exigé du pouvoir judiciaire le soutien total de ses lois antidémocratiques et de ses politiques qui violent le droit international. Il s’attendait à ce que les médias le soutiennent toujours et à ce que le public paye de sa vie lorsque des violences éclataient.

En entretenant cette fausse réalité, M. Netanyahu cherchait à garantir que l’opposition à son régime disparaisse, en l’absence de tout changement possible de gouvernement. Il a soigneusement choisi ses ministres à cette fin, les envoyant éroder la stabilité des piliers de la démocratie. C’est ainsi qu’Ayelet Shaked, Amir Ohana et Yariv Levin ont sapé le statut de la Cour suprême ; Naftali Bennett et Yoav Kish ont pris pour cible le domaine de l’éducation ; Miri Regev s’est concentrée sur la culture et le sport ; Yuli Edelstein a sévi au sein de la Knesset ; Betzalel Smotrich dans les domaines des finances et de la défense ; Itamar Ben-Gvir dans celui de la sécurité publique, et ainsi de suite.

Or, lorsque la réalité a refusé de coopérer, la stratégie de Netanyahu a viré à des platitudes vides de sens : depuis la « paix économique » à la « gestion des conflits » ou à la « réduction des conflits »… tout ce qui pouvait maintenir la fausse conscience qui a ramené Netanyahu au poste de Premier ministre encore et encore pendant 14 ans, tandis que les dirigeants des partis messianique-nationaliste et haredi lui servaient de vizirs. Son comportement à l’égard de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et ses décisions lors des différentes opérations militaires contre le Hamas à Gaza, ont conduit à ces confrontations et mis en évidence son simple objectif politique : revenir le plus rapidement possible dans sa zone de confort – une situation qu’il appelle à tort le « statu quo », sur laquelle il s’est basé pour se maintenir au pouvoir.

Le faux « statu quo » qui a constitué le fondement des politiques de Netanyahu au cours des dernières années ne reflète pas une réalité d’équilibre et de stabilité en matière de sécurité et de diplomatie. Au contraire, il manifeste la crainte profonde du Premier ministre de toute initiative diplomatique susceptible de mettre fin aux cycles continuels d’escalade sous son règne, y compris au prix terrible que nous sommes en train de payer aujourd’hui. Le « statu quo » de Netanyahu n’est qu’un euphémisme pour désigner le blocage conceptuel du côté israélien préservant les conditions qui ont permis au Hamas de déclencher une série d’affrontements culminant avec les horreurs et les crimes de guerre du 7 octobre.

C’est bien cette impasse qui a permis Netanyahu de conserver sa mainmise sur le pouvoir tout en permettant aux nationalistes messianiques de mettre en œuvre sa politique et la leur : l’expansion des colonies, la construction d’avant-postes illégaux, la colonisation juive, l’extension de la présence juive à Jérusalem-Est, l’opposition à de véritables négociations avec Mahmoud Abbas, l’entretien de la division entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, et le maintien du siège de Gaza. Tout cela s’est fait au prix d’une érosion de la démocratie, de l’image et de la position internationale d’Israël, d’une atteinte à la cohésion sociale, d’un renforcement du Hamas et d’un affaiblissement de l’Autorité palestinienne.

Même après le 7 octobre, Netanyahu et son gouvernement ont refusé de se réveiller et de laisser tomber leur fausse réalité. Des voix se font entendre dans les cercles nationalistes-messianiques qui adhèrent à l’enseignement du rabbin Zvi Yehuda Kook3, le père spirituel de Gush Emunim, qui affirmait que l’Holocauste avait été causé par le refus des Juifs de reconnaître les signes de la « Fin des Temps ». Kook a déclaré pompeusement que « Le peuple de Dieu a tellement adhéré à l’impureté de la terre des nations [c’est-à-dire à l’exil] qu’il a dû être coupé et arraché à l’exil par l’effusion de sang qui accompagne la Fin« . Un article du professeur Yoel Elitzur affirme que le massacre perpétré par le Hamas fait partie du plan divin pour les Israéliens qui « provoquent des désastres sur le peuple juif et contrecarrent le plan divin » (site web Srugim, 13 octobre). Il impute le massacre à la laïcité et à l’incapacité de faire avancer l’idée d’un « Grand Israël ».

Netanyahu a personnellement ignoré de nombreux avertissements de hauts responsables militaires, a nié avoir reçu des alertes et a continué à mettre de l’avant sa réforme judiciaire, affaiblissant ainsi la capacité de résistance d’Israël. Seul le mépris de la réalité explique le transfert de la plupart des forces de l’Enveloppe de Gaza vers la Cisjordanie juste avant Simhat Torah, et le démantèlement des équipes d’intervention rapide qui y étaient déployées. Ce même mépris de la réalité de la part du gouvernement de Netanyahu explique l’affectation de forces à la protection d’avant-postes illégaux et même, d’une souccah, dans la ville palestinienne de Hawara. tout comme il explique l’allocation de milliards de shekels à des étudiants haredi au détriment de l’achat d’équipements pour les réservistes, la déclaration par Ben-Gvir de l’opération « Gardien des murs 2 » au cœur d’une ville arabe frappée par le Hamas et les tentatives de faire porter la responsabilité de cette débâcle à d’anciens chefs d’état-major à la retraite depuis une dizaine d’années, aux présentateurs de journaux et aux dirigeants du mouvement de protestations. Plus grave encore, ce même mépris de la réalité du gouvernement et la nomination de ministres non qualifiés pour des motifs étrangers et contraires à la bonne gouvernance expliquent l’incapacité du gouvernement à définir un objectif diplomatique derrière une opération militaire qui coûtera cher à la société israélienne.

Dans son livre The Bar Kokhba Syndrome : Risk and Realism in International Relations (1982), Yehoshafat Harkabi4 s’appuie sur une analyse de l’échec de la révolte de Bar Kokhba au premier siècle de notre ère pour comprendre le mépris de la réalité qui caractérise des gouvernements tels que celui de Netanyahu : « Le risque d’une erreur nationale était inhérent à notre nature même de pays reposant sur un vision, puisqu’une vision exige de changer la réalité. Cependant, la grandeur d’une vision et la condition de sa réalisation résident dans son réalisme, enraciné dans la reconnaissance du fait que, si la vision cherche à s’élever au-dessus de la réalité, ses pieds sont également ancrés dans cette réalité. C’est la différence entre une vision et une fantaisie qui flotte sur les ailes de l’illusion« . En d’autres termes, une vision fondée sur une fausse réalité échouera finalement à changer la réalité existante et s’effondrera, entraînant avec elle ses fidèles, conduisant la société et l’État au désastre.

Il est désormais clair que la politique de Netanyahu a permis au Hamas de saper le statu quo imaginaire et de conduire à l’effondrement de toutes les fausses solutions qu’il a tenté de mettre en œuvre. Dans cette perspective, et étant donné l’actualité qui tourne en dérision l’incitation contre les avocats de la démocratie et de la vision sioniste laïque des origines, l’opinion publique israélienne trouvera-t-elle la maturité nécessaire pour rejeter la réalité factice érigée par le gouvernement actuel? Les Israéliens en auront-ils enfin assez d’un homme dont toute la philosophie se limite à sa survie? Les Israéliens exigeront-ils la démission de Netanyahu et choisiront-ils un nouveau dirigeant lors des prochaines élections – un dirigeant qui donnera la priorité à l’intérêt national en résolvant le conflit avec les Palestiniens et le monde arabe, tout en défendant la sécurité d’Israël et sa position sur la scène internationale ?

 

  1. L’ Enveloppe de Gaza (hébreu : עוטף עזה, Otef Aza) désigne les zones peuplées d’Israël situées dans une bande de sept kilomètres de la frontière de la bande de Gaza. Elles sont donc à portée des obus de mortier et des roquettes Qassam lancées depuis la bande de Gaza1. La région est peuplée de 55 000 citoyens israéliens. L’enveloppe de Gaza a été créée au cours de la seconde Intifada, pendant les années 2000, quand le Hamas a commencé à lancer des attaques sur Israël, à la suite de la construction d’une barrière et du blocus sur Gaza.
  2. « Gardien des murs » En 2021, le Hamas lance les hostilités le 10 mai en tirant des salves de roquettes en « solidarité » avec les centaines de Palestiniens blessés lors d’affrontements avec la police israélienne sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem, troisième lieu saint de l’islam. Dans la foulée, Israël lance l’opération « Gardien des murs » visant à « réduire » les capacités militaires du Hamas en multipliant les frappes aériennes. Après d’intenses tractations diplomatiques, un cessez-le-feu entre en vigueur le 21 mai. En 11 jours, le Hamas et le Djihad islamique, mouvements palestiniens qualifiés de « terroriste » par Israël, l’Union européenne et les Etats-Unis, ont lancé plus de 4300 roquettes, des tirs d’une intensité inégalée contre Israël. 90 % des projectiles ont été interceptés par son bouclier antimissile. Les affrontements ont fait au moins 232 morts côté palestinien, dont 65 enfants, et 12 morts en Israël, dont un enfant de six ans et une adolescente de 16 ans.                                                                                                                                                                                                                                                                                              (Source : https://www.lexpress.fr/monde/proche-moyen-orient/israel-en-quinze-ans-une-succession-de-guerres-dans-la-bande-de-gaza-S43MJXUO7JD3TNWIGGZDMNF4JU/)
  3. Zvi Yehouda Kook 23 avril 1891 / 9 mars 1982 à Jérusalem, est une figure importante du mouvement sioniste religieux israélien et plus spécifiquement du Hardal. Le rabbi Zvi Yehouda Kook considérait que les sionistes non-religieux, par leur retour en terre d’Israël avaient sans s’en rendre compte suscité les prémices de la rédemption finale (guéoulah) qui finirait par la venue du Messie3 et il pensait que la construction d’implantation en Terre d’Israël accélèrerait la rédemption. Gush Emunim (Bloc des fidèles) fondé par les étudiants du rabbi Zvi Yehouda Kook en février 1974, est un mouvement politique et messianique israélien fondamentaliste d’extrême droite créé afin d’établir des colonies juives en Cisjordanie palestinienne (la Judée-Samarie biblique).

  4. Yehoshafat Harkabi a été chef du renseignement militaire israélien de 1955 à 1959, puis professeur de relations internationales et d’études sur le Moyen-Orient à l’Université hébraïque de Jérusalem. Sur son évolution politique : https://www.monde-diplomatique.fr/1986/04/KAPELIOUK/39145.