Les amis d’Israël ne doivent pas détourner le regard de la nature du gouvernement Netanyahou, de ses priorités malavisées, de son incompétence et de sa guerre à Gaza désormais injustifiable. Nous devons rester vigilants quant à l’histoire unique de ce conflit, tout en scrutant attentivement les mots utilisés pour lui donner un sens.
Auteur : Eva Illouz, Haaretz, 8 août 2025
Traduction : Dory, groupe WhatsApp « Je suis Israël »
Photo : Devant le ministère des Affaires étrangères de Mexico, une femme participe à un rallye pro-palestinien contre les actions et le rationnement des fournitures alimentaires par Israël dans la bande de Gaza, Baja California state, Mexico ©: AFP / Guillermo Arias
Mis en ligne le 9 août 2025
Les intellectuels n’ont généralement pas la vie difficile dans les sociétés occidentales. Ils observent le chaos normal des affaires humaines et rendent des verdicts en rappelant à la collectivité ses valeurs fondamentales. Pourtant, la situation à laquelle sont confrontés les intellectuels juifs contemporains est bien plus tendue : elle est non seulement confrontée à des folies humaines radicalement contradictoires, mais aussi à des loyautés opposées.
Lorsqu’elle tourne la tête vers la gauche, elle ne peut manquer de constater le retour spectaculaire de l’antisémitisme au sein même des sociétés démocratiques occidentales. Ce phénomène est palpable à travers l’augmentation vertigineuse des crimes haineux contre les Juifs partout en Europe occidentale et aux États-Unis, l’obsession publique généralisée pour Israël et ses actions, la diabolisation du sionisme comme idéologie particulièrement criminelle et le boycott des Israéliens qui rappelle la stigmatisation et la ghettoïsation des Juifs d’autrefois.
Tout cela sous couvert de l’affirmation que l’antisémitisme n’existe pas, qu’il s’agit d’un argument manipulateur utilisé par les Juifs, ou mieux encore, d’une réaction compréhensible aux actions d’Israël. Après le 7 octobre, l’intellectuel juif a été contraint de se dégriser et de reconnaître que l’antisémitisme, force irrationnelle qui régit les affaires humaines, provient des rangs de ses militants apparemment les plus démocratiques.
Mais lorsque cette même intellectuelle tourne la tête vers la droite et regarde Israël, elle voit une société dont le gouvernement croit que Dieu est personnellement impliqué dans ses décisions antidémocratiques. Ce gouvernement a déclaré un état de guerre sans fin aux Palestiniens, préférant la force à la diplomatie.
Par un mélange de négligence, d’incompétence et d’un désir inextinguible de vengeance, alimenté par la cruauté exceptionnelle dont les Juifs (et certains non-Juifs) ont été massacrés le 7 octobre, cette société refuse de voir et d’enregistrer les morts et la famine qu’elle a provoquées. (Les images d’otages torturés ravivent périodiquement l’agonie collective des Israéliens.) Elle voit un gouvernement qui a de facto enterré l’idée d’Israël comme État juif et démocratique.
Face à cette réalité à deux visages, sur quelles valeurs doit-elle s’appuyer ? Quel groupe doit-elle représenter et défendre ?
Comme l’a proposé le philosophe Raphaël Zagury-Orly*, nous ne devons pas choisir entre la lutte contre l’antisémitisme et la condamnation d’Israël pour ses méfaits. Nous devons maintenir les deux fils conducteurs. Oui, cette tâche exige que nous abandonnions les logiques binaires et faciles de ce conflit. Nous sommes désormais confrontés à un nouveau défi, et notre critique doit s’engager sur deux fronts : rester constamment vigilants quant à l’histoire unique de ce conflit, tout en examinant attentivement la terminologie employée pour lui donner un sens.
Je recommande donc de prendre les précautions suivantes.
La première est historique : Israël n’est pas né dans le péché. Il ne s’agissait pas d’une vengeance pour l’Holocauste. Il n’était pas non plus « colonialiste » au sens où les Allemands ou les Anglais se seraient approprié la Namibie ou l’Inde. Les Juifs ont toujours eu un lien historique avec Israël, et ils y ont toujours été présents, ce qui rend le concept de colonialisme inapproprié. Ce pays a été créé légalement par une victoire militaire contre les armées arabes qui ont rejeté la décision de l’ONU de le reconnaître en 1947. Ses 7 millions de citoyens juifs n’ont pas d’autre patrie où retourner.
Si le mot justice a un sens, laisser l’un des peuples les plus persécutés de l’histoire vivre en paix sur une minuscule parcelle de terre devrait certainement être un impératif moral pour le monde. Si les chrétiens, les hindous et les musulmans jouissent de millions de kilomètres carrés, il est de la responsabilité morale du monde de garantir aux Juifs un territoire aussi grand que le New Jersey pour assurer leur existence nationale. Toute remise en question des origines légitimes de l’État d’Israël doit être rejetée et abandonnée.
Deuxième précaution : depuis sa création, Israël est en état de guerre permanent, un fait intimement lié à la haine singulière que semblent susciter les Juifs et Israël. Des millions de personnes ont été déplacées après la Seconde Guerre mondiale et leur souffrance est largement tombée dans l’oubli.
L’histoire du peuple palestinien doit être considérée sous cet angle, comparée à celle d’autres groupes déplacés. Nous devons nous interroger sur les raisons de leur apatridie qui perdure depuis si longtemps, sur le rôle d’Israël dans ce fait, mais aussi sur la responsabilité du monde arabe, des Palestiniens et des organisations internationales dans ce destin tragique.
Troisième précaution : prêter attention à la réalité du terrain. L’Europe vit en paix, mais pas les Israéliens, ni maintenant ni dans le passé. Ils ont de véritables ennemis qui leur rendent la vie quotidienne misérable. Le débat actuel sur la question de savoir si Israël commet un génocide oublie que si le Hamas avait libéré les otages civils qu’il détenait, il aurait de facto mis fin à la guerre et, par là même, à la destruction des vies palestiniennes.
Oui, Israël porte lui aussi une part de responsabilité dans les souffrances des Palestiniens de Gaza et a causé des destructions disproportionnées, mais le Hamas en porte assurément la responsabilité politique. Le 7 octobre, le Hamas savait que la riposte israélienne serait féroce. Pourtant, il n’a jamais offert ses tunnels à sa population pour qu’elle puisse s’y réfugier. Il refuse de libérer les otages, ce qui alimente la politique militaire extrémiste du gouvernement israélien.
Comme le rapporte dans The Atlantic Ahmed Fouad Alkhatib, Palestinien né à Gaza et directeur de Realign Palestine, les Gazaouis sont furieux contre les combattants du Hamas qui pillent la nourriture au mépris du bien-être des Gazaouis. « Leur colère est principalement dirigée contre le Hamas, qu’ils tiennent pour responsable d’avoir placé la population de Gaza dans cette situation et de son refus persistant de mettre fin à la guerre qu’il a déclenchée. »
Israël est engagé dans une guerre qu’il n’a pas déclenchée. Il nous faut donc reconnaître que les Palestiniens sont des acteurs politiques ayant des intérêts qui recourent souvent à la violence pour atteindre leurs objectifs. Leur reconnaître le droit à un État, comme je le fais, ne signifie pas qu’ils soient de pures et innocentes victimes. Même 22 États membres de la Ligue arabe ont reconnu cette réalité en appelant le Hamas au désarmement la semaine dernière, dans une déclaration historiquement inédite et décisive.
Ce faisant, la Ligue arabe a montré qu’elle savait ce que beaucoup de progressistes occidentaux semblent incapables de saisir : le Hamas est un acteur politique dangereux, déterminé à déstabiliser l’ensemble du Moyen-Orient.
Quatrième précaution : il ne faut pas adresser à Israël des exigences qui n’ont été adressées à aucun autre pays. Le boycott des Israéliens en tant qu’Israéliens est purement et simplement raciste.
Qui songerait à boycotter les universitaires iraniens à cause de leur régime voyou ? Qui songerait à boycotter les Américains à cause des nombreuses guerres de domination politique et économique menées par leur pays ? Pourquoi les plus de 85 000 enfants morts de faim au Yémen à cause de la guerre civile ces dix dernières années ou les millions de personnes déplacées au Soudan n’ont-ils pas touché la sensibilité des artistes, intellectuels et étudiants occidentaux, curieusement absents de ces tragédies ?
Mon propos est donc relativement simple : la critique d’Israël étant souvent dangereusement proche de l’antisémitisme, elle doit être examinée avec attention. Nombre de bienfaiteurs recyclent sans le savoir des visions du monde antisémites. Ceux qui ont une connaissance minimale de l’histoire du conflit devraient cesser de faire d’Israël le seul responsable de la tragédie en cours. Dans ce cas, notre compassion pour les civils, qu’ils soient palestiniens ou israéliens, ne peut être notre seul guide moral et intellectuel.
L’Union européenne et les États-Unis doivent exiger conjointement un cessez-le-feu des deux côtés. Blâmer un seul camp, quel qu’il soit, ne nous mènera pas loin. Les masses d’Israéliens qui luttent pour leur démocratie et contre la politique du Premier ministre Benjamin Netanyahou doivent être soutenues, et non boycottées.
De même, les Palestiniens qui plaident pour une Autorité palestinienne réformée en remplacement du Hamas doivent être soutenus par Israël et le reste du monde. Gaza doit être reconstruite pour créer un État palestinien viable qui ne menace pas l’existence même d’Israël. Malgré les difficultés, une forme de confiance doit être instaurée entre deux peuples profondément traumatisés.
Le monde a besoin de lignes rouges. Si le gouvernement Netanyahou cherche l’occupation permanente de Gaza et s’il sape, comme il tente de le faire, son système judiciaire – et donc démocratique – des garanties, puis des sanctions pourraient alors constituer une réponse adéquate.
En attendant, les amis d’Israël ne doivent pas détourner le regard de la nature du gouvernement de Jérusalem, de ses priorités malavisées, de son incompétence et de sa guerre à Gaza désormais injustifiable.
Mais nous devons aussi garder à l’esprit que l’extrémisme interne d’Israël est alimenté par l’antisémitisme extérieur.
Une version de l’article d’Eva Illouz a été publiée en allemand dans Die Zeit.